Cet historien discret mais prolifique a des centres d’intérêts très variés, de Venise à l’histoire du “petit“ peuple. Son histoire des animaux se présente en quatre parties. La première, théorique et érudite, pose les problèmes, les sources et les méthodes de cette histoire si particulière. Les trois parties suivantes, présentent l’histoire d’espèces significatives: moustiques, abeilles, loups, éléphants, chats, chiens… Vient enfin la partie sans doute la plus novatrice de l’ouvrage, sobrement intitulée “histoire des animaux et histoire des hommes“. Déjà Grecs et Romains, pionniers dans tant de domaines, s’efforçaient de décrire, de classer, d’expliquer le monde animal. Homère n’est-il pas l’inventeur de “l’amour des animaux“ quand il nous décrit en vers si émouvants les retrouvailles d’Ulysse et de son chien Argos ?
Delort s’attelle à une tâche ardue : étudier la relation homme/animal par l’analyse des mentalités et des traitements symboliques. Il insiste sur la domestication - véritable révolution dans l’histoire des hommes et des animaux - celle-ci ayant pour buts premiers la nourriture et l’exploitation des “matières premières“. Cueillette, chasse, pêche, sport et sacrifices impliquaient une “utilisation“ ponctuelle de l’animal. La domestication implique quant à elle “un lien spécial et anormal“ entre l’humain et l’animal, visant l’appropriation, l’utilisation de ce qu’il produit. Mais la domestication crée un lien de familiarité et supprime la peur éprouvée par l’homme envers l’animal. La suite du livre présente une série de monographies sur des animaux dont il juge primordiale l’importance historique. On peut s’étonner de ne pas y trouver des espèces aussi cruciales que le mouton, le boeuf ou le cheval, compagnons indispensables à la vie d’antan.
Un mot rapide tout d’abord sur ces animaux qui ont vécu “à côté ou malgré l’homme“. L’histoire du rat s’est avérée parfois dramatique pour notre espèce, à laquelle il a transmis la peste ; de même le moustique a longtemps été - est encore - vecteur de la malaria. Vis-à-vis de l’homme, l’attitude de l’animal peut être très diverse : indifférence, méfiance, attirance… Mais c’est généralement (même chez les grands animaux) la peur ou l’inquiétude qui l’emportent, le dauphin représentant un des rares cas d’animal anthropophile. Cependant, dans les sources écrites ou iconographiques, les animaux “agressifs“ ont le plus souvent retenu l’attention. Certains ont pu attaquer directement l’homme, soit pour chasser l’intrus, protéger leurs petits ou se nourrir (tigres, crocodiles, requins…). Sans oublier ceux à l’origine de dégâts sur les plantes cultivées. Les plus redoutés sont les insectes qui provoquent pénuries et famines. Une des réponses de l’homme a été de considérer ces animaux comme la “bête ennemie“. Sa plus ancienne réaction fut l’intimidation (par le feu), puis la prévention (épouvantail à oiseau) avant de passer à l’attaque spécifique, au couteau, au bâton, puis au piège, à la battue ou à l’arme de jet – dont le fusil de chasse est le dernier avatar.
Cette exploitation visait à en tirer profit pour la nourriture. Puis ce fut une source de “matières premières“ : corne, os, ivoire, cuir, peaux, fourrure, laine, soie… Ceci peut prendre la forme très archaïque de la cueillette de petits animaux (escargots, moules, chenilles…), une activité primitive qui débouchera sur une mise en valeur contrôlée, élevage ou apiculture par exemple. Plus élaborée apparaît la pêche - qui implique le plus souvent un outil (ligne, filet, barque) – elle a largement évolué jusqu’aux excès de la surpêche contemporaine, décimant les espèces et entraînant des conséquences dramatiques pour les équilibres naturels et les activités humaines. Ainsi, la surpêche industrielle des eaux mauritaniennes ou somaliennes engendre une perte de ressources pour les hommes des littoraux. Elle est l’une des causes de la reconversion des pêcheurs traditionnels vers des activités illégales, voire terroristes. De la pêche, on passe à la chasse, activité qui implique violence envers l’animal et recherche de profit, matériel ou alimentaire. Certes, la chasse visait à l’amélioration du quotidien, parce que le gibier améliore quelque peu l’ordinaire d’une table longtemps pauvrement remplie. Mais ses méfaits peuvent être dramatiques : que l’on songe à l’ivoire et les pertes irréparables sur la population sauvage d’ éléphants ou, au XIXe siècle, la quasi-disparition – dirait-on le massacre ? – des bisons d’Amérique. En outre, la chasse implique forcément la possession d’armes, longtemps réservée aux aristocrates mais “démocratisée“ par la Révolution française. Cette forme d’exploitation a cependant entraîné – mais bien tard dans cette longue histoire – des mesures de protection, dont l’efficacité reste toute relative. Combien d’espèces ont d’ores et déjà disparu ?
L’exploitation sportive est une forme ambiguë de la relation homme-animal. Celle-ci peut être pacifique (équitation) ou plus violente (courses de lévriers ou combats de coqs). On en connaît le paroxysme avec les atrocités de la corrida. Cruauté et absurdité se retrouvent également dans les jeux du cirque, de Rome à nos chapiteaux contemporains. Enfin, l’auteur évoque le sacrifice, qui consiste à “consacrer“ (c’est-à-dire exécuter) un animal pour assurer une liaison entre le monde des hommes et le sacré. Le sacrifice animal a été une constante des sociétés antiques.
L’animal est exploité désormais sans volonté destructrice à court terme. L’existence animale s’en trouve profondément modifiée. La domestication implique l’isolement du milieu naturel, le confinement et l’apparition d’une certaine familiarité entre la bête et l’homme. Les animaux sont domestiqués pour leurs produits corporels – alimentation, artisanat et industrie - mais aussi pour leur énergie (traction). Le premier domestiqué fut le chien, dès la préhistoire, essentiellement pour la chasse et la protection. Puis, le mouton et le boeuf, premiers animaux élevés, fournissant laine, lait, travail, avant d’être utilisés – morts – pour l’alimentation. Delort insiste sur un point : la domestication accorde plus d’importance à l’animal vivant.
On peut faire remonter l’origine de la domestication au Néolithique proche-oriental, quelques 7 000 ans avant J.C. Le cheval, plus rebelle et farouche, ne semble pas avoir été domestiqué avant – 3 500. L’élevage fut de plus en plus orienté vers l’alimentation carnée ; ce phénomène prend de l’ampleur en Europe au Moyen-Âge, surtout à partir du XIe siècle. Outre les ovins, bovins, porcins, il ne faut pas négliger l’élevage d’oiseaux divers pour leurs œufs, ils présentent également l’avantage de produire des engrais naturels pour la fumure des sols. L’habillement et l’ornement profitent également de l’élevage. S’il n’est pas certain que la domestication tire son origine des besoins alimentaires, il semble que l’utilisation d’animaux pour leur énergie a été plus tardive. Celle-ci implique des techniques sophistiquées pour tirer la charrue ou accepter la monte. C’est une véritable prouesse que d’avoir domestiqué le cheval pour la cavalerie. Il existe des chevaux de guerre dès l’Antiquité égyptienne, les Hittites semblent quant-à-eux être à l’origine de la révolution du char, usage principal de l’animal dans l’Iliade. La féodalité a fait du cavalier le modèle du guerrier, à l’origine de la noblesse et de la domination seigneuriale sur les paysans. Il faut évoquer ici les lourds travaux agricoles qu’effectue le boeuf : labours, trait, défrichage, piétinement des grains sur l’aire.
Enfin, du foisonnement de ce livre si riche, il faut extraire un aspect plus original de l’histoire des animaux : la naissance de l’intimité entre homme et bête. Le chien Argos, attend le retour de son maître Ulysse pour s’éteindre… à plus de vingt ans. La littérature nous montre l’amour de Balzac pour ses chats et tel tableau du XVIIIe siècle souligne avec tendresse l’affection d’un enfant, jouant avec son petit chien. On trouverait tout au long de l’histoire des exemples de cet amour des animaux. Cependant, c’est la cruauté exercée par l’homme qui impressionne. En Occident tout au moins, la domination sur l’animal reste une constante, domination exercée jusqu’à l’anéantissement d’innombrables espèces et il est à craindre que l’animal, objet de spéculation, soit de plus en plus asservi à l’homme dont il subit si souvent la tyrannie.
Franck Patinaud