Au début du mois de mars 1871, les ouvriers maçons qui viennent chaque année de la Creuse travailler sur les chantiers parisiens arrivent dans une ville assiégée. Napoléon III et ses généraux ont perdu la guerre contre les Prussiens. Le 2 mars, les troupes de Bismarck défilent sur les Champs-Élysées tandis que Paris indigné se couvre de drapeaux noirs. La plupart des chantiers sont arrêtés. Dans les semaines qui suivent leur arrivée, les migrants s’engagent, comme les ouvriers parisiens, dans la Garde Nationale. Cette Garde Nationale qui était réservée aux classes aisées, a dû faire appel, pour les besoins de la défense, aux ouvriers et aux artisans qui se trouvent dans la capitale. Elle passe ainsi de 60 bataillons à plus de 250. Les gardes perçoivent une solde de un franc cinquante par jour et un peu plus quand ils sont mariés ou ont des enfants. Cette Garde nationale devenue populaire adopte les sentiments patriotiques des Parisiens qui désapprouvent les concessions de Thiers à la Prusse.
Le 18 mars, Thiers, président d’une assemblée dominée par les élus royalistes très hostiles à la population parisienne, organise une véritable provocation en tentant de voler les canons de la Garde Nationale et en décidant la suppression de la solde. On connaît la suite : la révolte du peuple parisien, la fuite à Versailles de Thiers qui reconstituera, avec la complicité de Bismarck, une armée de 150 000 hommes dans l’intention d’attaquer Paris rebelle et patriote. Devant cette impossibilité de concilier l’assemblée de Versailles et Paris, le Comité central de la Garde nationale propose des élections le 26 mars pour désigner le conseil de la commune de Paris. Dans l’intervalle du 18 au 28 mars, date de proclamation de La Commune, c’est ce Comité central de la Garde nationale qui gère les affaires de la capitale.
Puis, pendant un peu plus de deux mois, du 18 mars au 21 mai, date d’entrée des troupes de Versailles dans Paris, La Commune effectue, en plus de la gestion d’une grande ville, un travail législatif considérable touchant à tous les aspects de la vie publique. Elle décide l’abolition de la peine de mort, l’instruction obligatoire et gratuite, la création d’un enseignement professionnel, la séparation de l’église et de l’état, la révocation possible des élus et des fonctionnaires… autant de mesures parmi beaucoup d’autres que la troisième République mettra ensuite de nombreuses années à reprendre à son compte.
Les historiens ont bien étudié cette histoire qui fait l’objet de plusieurs milliers de publications, de même qu'ils ont bien analysé les divers courants politiques représentés dans la Commune : les blanquistes, les proud’honiens, les internationalistes… qui se sont quelquefois opposés dans les débats. Par contre l’histoire des sans grade et en particulier la contribution des provinciaux à la défense de ce gouvernement populaire est encore loin d’être faite. C’est elle pourtant qui nous intéresse aujourd’hui et nous serait peut-être utile dans notre recherche d’un fonctionnement démocratique.
Qui étaient ces maçons ? D’où étaient-ils originaires ? Quel était leur âge ? Où logeaient-ils dans Paris ? Quelle a été leur participation à la Commune et que sont-ils devenus ? Sommes-nous de leur famille ? Une grande partie des réponses à ces questions se trouvent dans les documents établis par l’administration versaillaise après l’écrasement de la Commune.
Le nombre des victimes de la répression versaillaise, tuées au combat ou exécutées sommairement pendant la semaine sanglante du 21 mai au 28 mai, est estimée généralement entre 20 000 et 30 000. Par contre, nous savons très précisément que 38 568 arrestations ont suivi la chute de la Commune dont environ 1 200 concernent des originaires de la Creuse.
Habitant à la limite des trois départements de la Creuse, de la Haute-Vienne et de l’Indre, j’ai limité ma recherche à un territoire compris entre une ligne, au sud, Magnac-Laval, La Souterraine, Chatelus-Malvaleix et Boussac et, au nord, une ligne Argenton-sur-Creuse et La Châtre. Ces résultats sont évidemment partiels mais ils donnent une première image de ce qui concerne l’ensemble de la Marche.
Dans ce territoire, 684 arrestations dont une majorité de maçons, quelques charpentiers et des paveurs autour de Saint-Sulpice-les-Feuilles et La Souterraine. Par les comptes rendus d’interrogatoire nous connaissons leur nom, leur commune de naissance, leur âge, souvent leur taille, si ils sont mariés, le nombre de leurs enfants, leur adresse à Paris. Ces adresses sont principalement groupées dans quatre arrondissements : le quatrième autour de l’Hôtel de Ville, le quartier Latin dans le cinquième proche aussi de la place de Grève où se faisaient les embauches, puis dans le quartier de Grenelle dans le quinzième et aux Batignoles dans le dix-septième arrondissement. Ces adresses nous permettent de découvrir celles de quelques garnis, tenus par des logeurs du pays, où l’hébergement collectif était au moindre prix. Par ces interrogatoires nous apprenons aussi la date et le lieu de leur arrestation et souvent le récit des combats auxquels ils ont participé. Au cours de la dernière semaine de mai, les combattants de la Commune, gardes nationaux ou autres, défendent successivement les barricades de leur quartier, puis, étant submergés par les troupes versaillaises, celles des quartiers qui les séparent des hauteurs de Belleville où ont lieu les derniers combats. Nous avons ainsi découvert que la proportion des maçons, généralement très jeunes, augmentait dans cette ultime résistance et découvert aussi que certains qui tentaient, le dernier jour, de sortir de Paris par la Porte des Lilas ont été arrêtés par les Prussiens qui les ont aussitôt livrés aux troupes de Thiers.
Les prisonniers sont conduits à pied à Versailles dans des dépôts improvisés où ils restent quelquefois plusieurs mois dans des conditions indignes avant d’être transférés dans des ports de l’Atlantique. À Cherbourg, Brest, Lorient, l’île de Ré, Rochefort, ils sont entassés dans des forts, dont Fort Boyard, et dans les cales de bateaux réformés. Après des mois de détention au cours desquels plusieurs meurent, ils sont ramenés dans la région parisienne pour comparaître devant un des quarante-six conseils de guerre. L’encombrement est tel - ils sont plus de trente mille - que les juges militaires sont débordés et que certains prisonniers sont alors libérés faute de précision sur leur participation aux combats. Par contre certains comptes rendus de ces conseils de guerre donnent des détails intéressants sur la vie quotidienne à Paris pendant les trois mois que dura la Commune. On y voit certains accusés tenter d’échapper à une condamnation en minimisant ou niant leur participation, puis comment les faits ou des dénonciations les contredisent. Parmi les dossiers que j’ai pu consulter, trois femmes creusoises se sont vues condamner à la déportation sans autre motif sérieux que leur adhésion à la Commune. Au total pour ce petit territoire de Basse Marche, il y eu 69 compléments d’emprisonnement, 11 bannissements, 8 condamnations aux travaux forcés qui s’ajoutent aux 103 déportations dont 36 en enceinte fortifiée. Ces condamnés sont progressivement transportés en Nouvelle Calédonie au cours de douze voyages qui durent de quatre à cinq mois et qui les font passer des côtes de l’Afrique à une escale au Brésil puis contourner l’Australie par le sud avant de remonter vers Nouméa.
Il fallut attendre enfin le résultat de campagnes en faveur de l’amnistie menées par des parlementaires républicains dont Clemenceau, Raspail, Gambetta, Victor Hugo… et surtout la consolidation de la troisième République avec la victoire des gauches pour que soit votée une amnistie partielle en 1879 et générale en 1880. Ceux qui vivaient encore sont alors rentrés en France au cours de voyages tout aussi périlleux.
Amnistie signifie droit à l’oubli et il a fallu attendre ces derniers mois - novembre de l’année dernière - pour qu’à l’Assemblée nationale une majorité se prononce, après un débat où s’est exprimée encore beaucoup d’hostilité, une réhabilitation des victimes de la Commune de Paris.
Outre l’intérêt pour l’histoire de notre région et celle de beaucoup de familles, la Commune de Paris de 1871 mérite qu’on l’étudie et qu’on en parle, comprendre déjà que la plupart des grandes avancées sociales et sociétales dont tout le monde se félicite aujourd’hui ont été initiées par un gouvernement populaire et ceci au cours d’une très courte période, de surcroît très occupée à organiser sa défense. Il faut lire les déclarations de la Commune, en particulier celle adressée aux autres communes de France, pour mesurer quelle ambition généreuse et anticipatrice animait les représentants du peuple parisien, celui-ci constitué en grande partie par des artisans et des ouvriers venus de province. De son échec et de ses erreurs - comme l’opposition qui divisa, vers la fin, majorité et minorité au sein de l’assemblée communaliste - il convient aussi de tirer les leçons.
Dans l’immédiat, en Creuse et en Limousin, il est à souhaiter que des études se poursuivent qui mettent en valeur la contribution de nos compatriotes à cette histoire qui mérite d’inspirer, aujourd’hui encore, notre recherche de démocratie, de justice et de progrès humain.
Jean Chatelut