Ayant passé la frontière avec sa famille le 29 février 1939, il vécut successivement à Paris, puis Albi après l'invasion allemande … ] Il souffre de problèmes de santé à cette époque : il se casse la clavicule et étant atteint d’artériosclérose, il est hospitalisé, avant d’être conduit, avec sa fille Carmen seulement, à Crocq dans la Creuse, le 19 janvier 1941, toujours assigné à résidence [initialement, le séjour était prévu à Boussac]. Dans ses mémoires, [il] écrit : “Je ne suis pas un Ulysse, mais j’allais vivre moi aussi mon Odyssée“. Les rares sources sur son séjour à Crocq dans les archives départementales de la Creuse ont été mises en évidence par Christophe Moreigne. Mais c’est surtout dans le témoignage du dirigeant espagnol lui-même que l’on peut trouver des détails sur son passage dans la localité:
[de Guéret] “Nous partîmes un dimanche en direction d’une gare dont je ne me souviens pas du nom, mais du village où nous allions en revanche, je m’en souviens. Pour y arriver, nous prîmes un bus où nous devions prendre nos valises sur les genoux parce qu’il pleuvait abondamment sur la galerie et qu’à l’intérieur du véhicule il y avait des gens debout. Nous arrivâmes dans l’un des villages les plus froids de France, Crocq, nous ne savions plus à qui appartenaient nos pieds tellement il faisait froid. Quel voyage ! Ils devaient bien manquer d’humanité pour nous obliger à voyager de la sorte […]“
Dans l’hôtel central où ils résident, sa fille et lui, il entretient des relations cordiales avec les gérants, mais la surveillance permanente et pressante de la police l’insupporte. On lui dit que c’est pour le protéger, mais sa correspondance est censurée.
“Nous nous installâmes dans un hôtel modeste le temps de trouver un logement. Il était tenu par une famille aimable, agréable, propre et généreuse qui n’exploitait pas le client, comme généralement cela arrive dans ces endroits dans ce genre de situation. Ils nous servaient bien et abondamment, et ce n’était pas trop cher. Les policiers restèrent dans le même hôtel. […] Quand je sortais prendre l’air, si j’allais d’un côté, la police allait de l’autre, pour voir le village.Voilà la protection que j’avais! Ils restèrent un mois avec moi, jusqu’à ce que Vichy les rappelle“.
Sa surveillance/protection est ensuite confiée à la gendarmerie. Il réussit à faire venir à Crocq son autre fille Isabel et sa belle-sœur [….]. En mars 1941, il entame des démarches afin de se rendre au Mexique avec elles, procédure qui n’aboutit pas, il n’obtient pas de réponse. L’attitude de Vichy commence à inquiéter les exilés [...] le régime empêchant les réfugiés de sortir du pays.
Le 16 octobre 1941, le préfet de la Creuse prévient que “toutes dispositions utiles ont été prises pour qu’une surveillance étroite soit exercée sur l’intéressé et sur les membres de sa famille. Actuellement, M.Largo Caballero ne reçoit personne et n’exerce pas la moindre activité politique“. Exceptés les quelques échanges qu’il peut avoir avec les gérants de l’hôtel, [il] se trouve, en effet, très isolé :
“Il m’était interdit de sympathiser avec qui que ce soit, qu’il soit espagnol ou français. C’était une interdiction de fait, sans consignes préalablement écrites. En voici une preuve: un jour alors que j’étais dans le réfectoire, un homme qui parlait correctement espagnol s’approcha de moi et, après m’avoir salué, me dit qu’il devait me parler, et me demanda le numéro de ma chambre, je ne vis aucun inconvénient à le lui donner. Le lendemain, le fils du gérant de l’hôtel me fit savoir que ce monsieur n’avait pas pu me rendre visite, parce qu’un policier qui était dans le réfectoire et qui connaissait notre langue lui avait dit que, du fait d’ordres venant de ses supérieurs, il ne pouvait pas parler avec moi, et il avait dû partir. Je rencontrais parfois le maire dans la campagne, il me saluait, et une fois il me dit qu’il ne le faisait pas dans le village pour ne pas nous porter préjudice, à moi comme à lui“.
Souffrant d’artériosclérose, confiné, harcelé par les autorités, les premiers temps de Largo Caballero dans le Limousin sont durs. Il dit : “Les froids intenses augmentèrent mes douleurs au pied et j’appelai un médecin du village qui me prescrivit un traitement. Ma fille Carmen s’improvisa infirmière. Le voisinage et le personnel de l’hôtel nous traitèrent magnifiquement bien. Le fils du gérant me fournissait des journaux et des livres“. Les difficultés s’accentuent par la suite: “Un mauvais après-midi, deux policiers se présentèrent à l’hôtel avec un mandat judiciaire pour me mettre à disposition du Procureur ...“. Son transfert dans la Creuse était une réponse de Vichy à la demande d’extradition envoyée par Franco. Le choix de la destination, un village isolé dans la Creuse, ne devait pas être le fruit du hasard. Ainsi, selon l’historien Jordi Guixé : “L’arrestation s’est faite dans le plus grand secret et sans aucun ordre clair d’un juge compétent“. Le 29 octobre 1941, en effet, les gendarmes l’arrêtent et le conduisent à Aubusson où ils lui font part de la demande d’extradition le concernant pour “instigation de vols et d’assassinats“ notamment. Là, ils lui confisquent ses effets personnels, “jusqu’à la cravate!“et lui refusent un appel au préfet pour dénoncer ses conditions de détention. Le lendemain, il est conduit à la prison de Limoges où il passe un mois, incarcéré dans de très mauvaises conditions... Ex-ministre de la santé de son gouvernement, Federica Montseny, est enfermée en même temps et pour les mêmes raisons à la prison de Limoges. Des rares moments où elle a pu le rencontrer, elle le décrit ainsi :
“Largo Caballero me faisait beaucoup de peine. La première fois que je le vis, nous nous trouvions sur le point d’être conduits ensemble pour l’enquête. […] Le spectacle de sa vieillesse, de sa jambe malade, des humiliations et des souffrances qu’il connut en France (à la prison d’Aubusson, ils le traitèrent très mal, sans aucun respect pour son âge avancé ni pour sa personne), effaçait en moi tout sentiment d’animosité politique. Il me rappelait mon père et je ressentais pour lui une grande pitié et un profond désir qu’il sorte au mieux de cette épreuve“.
Francisco Largo Caballero décrit ses conditions de détention. Il partage une cellule de 7 m² avec trois codétenus, les conditions d’hygiène sont déplorables, les geôliers violents. Seules quinze minutes de promenade dans une cour “indécente“ leur sont accordées. La nourriture est maigre, 300 g de pain, deux soupes au chou sans matière grasse et du faux café qu’il qualifie d’“eau sale“. La famille de Largo Caballero et la légation du Mexique se chargent de lui fournir une défense pour le jugement. Ses trois avocats – [...] ne s’expriment que très peu lors du procès, le procureur général s’étant opposé à la demande d’extradition, ce que confirme l’issue du procès : “Le 19 novembre 1941, en réponse aux fausses preuves présentées par le gouvernement franquiste, et en respect des lois d’extradition françaises et du traité franco-mexicain pour la protection des réfugiés, ainsi que les multiples pressions en faveur de sa personne, venant d’Amérique du Nord notamment, la demande fut rejetée“. Alors qu’il s’apprêtait à retourner à Crocq avec ses filles, les autorités françaises décident de l’interner à Vals-les-Bains, en Ardèche, car elles le considèrent comme un individu dangereux pour la sûreté de l’Etat. [en 1942, il est assigné à résidence dans la Drôme, puis est déporté en juillet 1943 au camp de concentration d’Oranienburg-Sachsenhausen près de Berlin]. En avril 1945, il est libéré et se rend à Paris où il meurt à peine un an après [à l'âge de 76 ans] ….
A l’initiative de la mairie, on peut trouver aujourd’hui à Crocq, sur l’hôtel de son assignation à résidence, une plaque commémorative en souvenir du passage de Francisco Largo Caballero dans le village [en face est installée une reproduction du célèbre tableau de Picasso, Guernica].
Eva Léger