Elle jaillit, claire et fraîche, des profondeurs granitiques du Grand Plateau, où fleurissent les bruyères, où mûrissent les myrtilles, où jouent les loutres dans les tourbières et tournent des éoliennes. Elle coule sous les petits ponts de pierre, d’abord étroite comme une rivière d’enfance, où brillent les truites et les souvenirs, dans un accompagnement vibrant de libellules aux ailes d’un bleu léger. Survolée au soir venu par les engoulevents couleur de feuille morte qui chassent les papillons ; bercée par leur ronronnement, continu, sonore, rapide et dur. Bordée par les grands chênes et les douglas au parfum de citronnelle. Au loin, les cloches des églises romanes fermées se sont tues, mais elle reçoit l’offrande de tous les cours d’eau chantés par les poètes et les écrivains : la Briance médiévale, la Gartempe de Blanzat, la Creuse de Rollinat.
Un jour, j’ai marché sous les conifères à travers un chemin où m’attendaient en lisière deux chiens perdus : un petit terrier et un épagneul français dont les ancêtres avaient sans doute accompagné Gaston Phoebus. Je les ai caressés, ils m’ont suivi à travers les ornières sèches, ont retrouvé leur maison, m’ont quitté sans me regarder, de leur pas souple et rapide.
Enfant, je me baignais dans les eaux incolores et ponctuées de feuilles mortes de son confluent avec le Taurion, près du grand viaduc à dix arches où passait mon père sur ses grosses machines à vapeur lorsqu’il conduisait ses trains jusqu’ à Ussel.
Plus tard, bien plus loin, dans un autre monde dont j’ignore tout, elle se jette dans la Loire, au pays de Saint Martin, l’exorciste qui partagea son manteau avec un pauvre. Course sauvage heurtée de graviers sous des cieux gris-héron qui conduisent à l’océan salé où se baignent aussi nos enfances rêveuses.
Je suis un homme des rives (dérives) et d’un pont, le premier d’une lignée qui habita une rue montante à ne pas l’habiter moi-même. Comme je suis le premier de cette lignée à ne pas avoir vraiment fait la guerre. Dynastie marginale en bas de la ville, à l’écart, avec sa langue et son accent, ses petits cabarets et ses fêtes, son carnaval, ses défilés de canes à pêche dans les brouillards matinaux et la fumée âcre des usines. Vieilles photographies en noir et blanc : ma grand-mère déguisée en pirate (mais ce n’est pas vraiment un déguisement, puisque nous sommes vraiment des pirates) ; mon grand-père dans la rivière, accoudé au ponton du club nautique où posent ses camarades, à part, se diluant déjà au fil du courant, à moitié disparu.
Je touche toujours la pierre de la croix en granit et du petit autel qui accueillent depuis la nuit des temps les pèlerins à la coquille au moment de traverser le pont. J’y ai assis mon fils comme nous nous y sommes tous assis. Le granit est un peu entré en nous, mais nous avons aussi attendri la pierre.
Le sang qui coule dans mes veines, c’est la Vienne. Une eau douce et paresseuse, au goût de terre et de sucre mêlés, réconfortante, parfumée par les feuilles gris–argenté des saules. Une rivière d’écrivains, depuis l’origine. Joachim Blanchon : “Aux bords de la Vienne argentée/Qui en serpent s’écoule doucement…“. Bernard Cubertafond : “Tremper ses pieds dans l’eau fraîche au creux d’une pelouse grasse.“ L’eau fraîche dans laquelle se jetait autrefois mon père depuis la pile antique du pont Saint-Martial, puisque le plongeur de Paestum, c’était lui : ce corps élancé à travers les grandes transitions – le passage d’un monde à un autre.
Un linge blanc échappé par une lavandière adolescente est un jour descendu jusqu’à l’océan. Un marin embarqué sur un vapeur l’a remonté sur le pont pour l’offrir à une princesse partie du Brésil pour se marier à Palerme. Elle en fit son voile. Ce fut son linceul de reine.
Mon père, le passeur, le plongeur suspendu dans le ciel gris de Limoges, a vécu dans l’immeuble familial où s’est pendu, à une poutre du grenier, mon arrière grand-père Emile, enseveli par l’explosion d’un obus de 14 -18, puis déterré par ses compagnons de malheur. Il a noué la corde un matin de 36, dans la lumière poussiéreuse de bois, quand les autres, ses frères ponticauds chantaient quelque part Le temps des cerises dont lui parvenaient vaguement les échos étouffés. Il est mort un jour de grève joyeuse et d’espoir, lui qui déjà était en noir, comme sa jeune femme ornée de fleurs blanches, le jour de leur mariage.
Mon département est une rivière. Département, l’action de partager. Le lieu de ma famille : organisée comme toutes les autres autour de l’idée de portion d’un tout. Notre tout reçu en partage ne fut pourtant rien qu’un peu d’eau qui coule. Nous sommes les héritiers d’Héraclite cité par Plutarque : elle “se dissipe et se rassemble, se constitue et se défait, vient et s’en va.“ Mon département est une fluctuation, une oscillation, un bouchon de canne à pêche qui disparaît et reparaît, surveillé depuis les talus d’herbe tendre par des générations d’hommes en casquette, litron en poche, dont le nom s’est perdu. Joseph Rouffanche et Georges-Emmanuel Clancier l’ont si bien dit : le poisson, c’est le poème. Mon département est une nasse à poèmes que frôlent les couleuvres.
Talus d’amour et de liberté, fleuris de narcisses et de pâquerettes dont nous suçotions les tiges. On a couché les premières filles sur l’herbe douce, on les a embrassées, on a dormi joue contre joue, le visage enfoui dans l’oreiller de leurs longs cheveux. Jusqu’au soleil couchant, jusqu’au frais de la nuit, nous repaissant encore et encore de l’eau de leur bouche, et de leurs paroles apaisantes qui nous faisaient croire un instant que nous serions les rois du monde, nous les mendiants, nous les poètes, les compagnons des chauves-souris.
Mon département, c’est de l’eau. La Gartempe de Jean Blanzat, la Briance de Joseph Mazabraud. Une eau de vie qui enivre. Une eau bénite de cisterciens. Dans la petite vallée du Glanet, les moines avaient créé des étangs et des moulins, comme celui de Pellechevant. Ichtys de Tertullien : “Nous autres, petits poissons, comme notre Poisson, le Christ-Jésus, nous naissons dans l’eau et nous ne sommes sauvés qu’en demeurant dans l’eau“.
Dans l’éther traversé de nuages : des faucons pèlerin aux approches des cathédrales, des chouettes et des martinets, des buses, des bergeronnettes et des mésanges, des bouvreuils et des gros-becs ; près du miroir des étangs, celui qui reflète le paradis, des hérons cendrés en attente du poème. Une constellation franciscaine. Autour du donjon foudroyé de Châlucet, le tournoiement noir des choucas des tours.
Mon département n’existe pas : c’est une eau qui est déjà passée, un oiseau envolé. Une pauvre extase d’enfant. Le soupir d’un homme qui se souvient du mai, le joli mai d’Apollinaire : “Vous êtes si jolies mais la barque s’éloigne/Qui donc a fait pleurer les saules riverains…“ ; un homme qui s’assèche, mais qui pleure, à son tour modeste affluent de sa rivière.
Mon département n’existe pas.