Ce soir-là, nous accueillions en concert le groupe Molloy, un groupe genre pop-rock-electro, venu de Londres. Vers 20h, on propose les repas aux premières personnes venues assister au concert. Après les balances, les musiciens apprécient leur repas, s’équipent de leurs tenues de scène et commencent à jouer vers 22h. Un style acide, plutôt plaisant. Le café se remplit petit à petit. Ça reste un concert d’hiver sur le plateau avec ses routes enneigées et verglacées : nous sommes maintenant un peu plus de 70. Vers 23h les personnes qui sont de service remarquent un groupe d’une dizaine de personnes qui arrive – dix d’un coup, ça se remarque. A minuit, l’ambiance s’est un peu durcie. Il y a eu de la part de ce groupe un peu de manque de respect pour le personnel, mais pas plus que dans beaucoup d’autres situations difficiles que nous avons déjà rencontrées : “Allez fumer dehors, s’il vous plaît.–Ok “. A 2h30, c’est la fermeture, une étape parfois difficile. Il y a bien quelques complications, mais après certaines concessions de notre part (ils ont agencé tables et chaises à leur guise, des boissons censées être emportées ont été consommées sur place) nous sommes rassurés. Échange final : “Nous allons fermer, veuillez finir vos verres rapidement et rentrer chez vous. – Aucun problème, tu me connais, tu peux me faire confiance !“. Confiance accordée.
Les musiciens finissent de ranger leurs instruments, les barmans s’activent et préparent l’ouverture du lendemain, les techniciens roulent les câbles et plient le matériel de scène. Et brutalement, les femmes du groupe sortent, deux bouteilles sont brisées et plusieurs personnes entendent : “C’est parti !“. On voit alors certains membres de ce groupe qui se ruent sur le bar et sur les personnes présentes. Ils prennent tout ce qu’ils ont à portée de main pour le jeter sur le bar et les barmans, les tabourets, les tables, les chaises, des bouteilles. Un client est frappé à la tête avec un tabouret. Un autre reçoit des coups à la tête qui le mettent à terre. Les tables, verres, bouteilles volent. Certains reçoivent des coups, par derrière, par devant, sans savoir d’où ça vient. Une partie du personnel et des clients réussit à se réfugier dans la cuisine et à appeler les secours. Certains se relèvent. Ils sont frappés avec une violence extrême et retombent à terre où ils sont frappés par deux ou trois personnes. D’un coup, tout s’arrête. A nouveau une voix : “Allez, on y va !“ et ils disparaissent tous. Les murs sont maculés de sang. Le bar n’est qu’un amoncellement de mobilier cassé, de verre brisé et de sang mêlé. Tout le monde est blessé. Deux hommes sont à terre. Cela a duré trois minutes. Trois minutes de carnage.
Pour nous, une telle violence est plutôt inconnue et nous serions presque naïfs en la matière. De nous retrouver confrontés à cette sauvagerie gratuite nous fait perdre pied. Nous sommes perdus. Juste après on mesure les dégâts : pour l’un fractures ouvertes de la mâchoire, blessures au crâne, le visage et le corps couverts de contusions ; un autre se retrouve le crâne ouvert, la tête couverte de sang. Et puis il y a tous ceux qui se sont pris des coups un peu partout et qui ne mesurent pas trop encore ce qui se passe dans leur tête. En dehors des dégâts matériels et physiques, l’impact moral se fait de plus en plus présent dans les jours qui suivent. Le sommeil est difficile, les images de violences et de destruction hantent les esprits de chacun. Nous nous retrouvons isolés, désœuvrés et désemparés.
Nous cherchons néanmoins à comprendre les raisons de ces actes. On se remémore comment la fermeture a été gérée, quelles interactions nous avons eues avec ces 10 personnes, si nous avons une quelconque responsabilité dans le déclenchement des hostilités, si nous avons fait des remarques déplacées, si nous avons manqué de respect, etc. A ces questions nous trouvons la même réponse : si nous avons agit différemment c’était pour éviter un potentiel débordement. Et tous, nous savons que nous avons été tolérants et indulgents, qu’aucun de nous ne discutait ou même n’était proche du groupe lorsque le ravage a démarré. Alors ? On émet des hypothèses que nous pouvons à peine imaginer, encore moins comprendre. C’est un jeu dément, un trip de toute puissance, c’est le plaisir animal, la sauvagerie.
Nous avons en effet l’impression que l’opération était organisée, préparée : “C’est parti !“, deux à la porte qui surveillent, un dans l’entrée qui supervise, trois qui tapent et détruisent tout, “Allez on y va !“, la voiture garée juste devant pour partir vite... On se retrouve donc à penser qu’il s’agit d’une opération préparée dont l’objectif est de se faire plaisir (obtenir un sentiment fort, se défouler…) en détruisant et frappant des humains. Une vengeance contre notre bien-être apparent ? Un sentiment d’inégalité ? On ne sait pas, on s’interroge.
Nous ne pouvions pas ne rien faire devant la gravité de la situation. Et donc on a porté plainte. Aucune animosité, aucun désir de vengeance, dans cette démarche, juste l’envie et le souhait que cela ne se reproduise plus jamais. Ni sur le plateau, ni ailleurs.
Nous avons en effet décidé de rester ouvert “normalement“. Pour nous, pour les habitants du village, pour les gens du plateau, les Limousins, habitués ou non, et les gens de passage. Pour que la vie reprenne le dessus, que la volonté d’ouverture envers tout le monde continue, pour éviter que chaque individu, chaque village, chaque groupe de personnes n’aient la tentation de se renfermer dans sa bulle. Pour que nos idéaux continuent d’exister.
À l’origine nous voulions donner naissance à quelque chose de convivial dans le village. Cette énergie a donné naissance à l’Atelier. Aujourd’hui c’est une entreprise autogérée d’une douzaine de salariés en hiver, qui mène une activité engagée dans la vie locale. On peut y manger, boire, faire des emplettes. Mais l’essentiel n’est pas là. L’ambiance y est familiale. Le lieu respire la convivialité. On s’y sent bien. Pas de violence, l’esprit des occupants est tourné vers l’accueil des nouveaux arrivants, des anciens habitants... Pas de sélection. Du matin jusqu’au soir se croisent et échangent des jeunes, des retraités, des pensionnaires de la maison de retraite... Les milieux sociaux et les âges se mélangent pour créer une atmosphère bon enfant.
Ce lieu est aujourd’hui un symbole de projet social abouti, bien au-delà de son village d’implantation et du plateau de Millevaches. Nous sommes régulièrement cités comme un lieu de rencontres, d’ouvertures et d’échanges. Nous recevons régulièrement des clients de passage qui nous amènent à penser que l’Atelier n’est pas qu’un simple café et que pour beaucoup il est l’image du lieu que chacun voudrait avoir près de chez lui.
Ces actes nous amèneront à nous poser des tas de questions, y compris quant à nos envies et nos énergies. Mais nous ne souhaitons pas prendre de décisions hâtives, quelles qu’elles soient, sous l’effet du choc. C’est dans le but que toutes ces démarches soient bien comprises, bien expliquées, que nous avons décidé de communiquer sur cette histoire. Nous voulons nous exprimer directement, pour que nos propos, nos réactions, ne soient pas déformés ou mal compris. Du fait de l’origine étrangère de nos agresseurs nous avons entendu des mots terribles, des amalgames insensés... Il ne faut surtout pas flirter avec cette bêtise. Pour nous il s’agit d’un acte commis par des individus et non par des communautés. Parler de ce qui nous est arrivé a un seul but, un seul objectif : qu’il n’y ait pas de surenchère autour de ces événements déjà assez douloureux. Qu’il n’y ait pas plus de dégâts, physiques ou moraux.
Propos recueillis le 17 février 2009