Pas farouches, les brebis cheminent sagement en troupeau dans les rues de Limoges, ce jeudi 4 septembre 2008, suivies d’une centaine de militants de la Confédération Paysanne. Les badauds sourient devant ce cortège improbable. Mais la situation n’invite pas franchement à la rigolade. C’est qu’il y a urgence : les moutonniers sont en train de crever. “Aujourd’hui, je n’arrive plus à faire face aux investissements que j’ai engagés lors de mon installation ni à faire vivre ma famille. Pourtant, mon exploitation a techniquement des résultats très corrects“ s’alarme Dominique Bouzage, 32 ans, dans Campagnes Solidaires, le mensuel de la Conf’. “Aucun salaire dégagé, des factures qui s’accumulent : la vie au jour le jour devient un casse-tête. Depuis longtemps les vêtements sont d’occasion. Beaucoup de choses sont à bout de souffle et nous aussi“ témoignent Marie-Pierre et Philippe Camus, éleveurs dans la Nièvre. Sur France 3 Limousin, un éleveur à Janailhac explique qu’il dégage 260 € de salaire mensuel en travaillant de 7h à 21h !
Certes, la hausse du prix des carburants et des céréales fourragères, ou l’épidémie de la fièvre catarrhale n’ont pas arrangé les choses. Mais la crise ovine est avant-tout la conséquence de la libéralisation du marché, entamée dans les années 80. Les frontières se sont ouvertes à la Nouvelle Zélande et à l’Australie, qui ont des coûts de production bien moindres. Résultat : 60% de notre consommation de mouton est importée de l’autre bout du monde. Une invasion de gigot pas cher, qui a décimé les moutonniers français : la moitié d’entre eux a disparu en 15 ans. Aujourd’hui, les agneaux sont payés moins cher aux éleveurs qu’il y a 20 ans et le revenu moyen d’un moutonnier s’élève à 700 €... “La filière ovine a été littéralement sacrifiée, cela a commencé à se voir sur la laine, puis sur la viande. Par contre, on a misé sur le bœuf : contingents d’importation, soutien technique, subventions...“ explique Guillaume Challet, permanent de la Confédération Paysanne Limousin. En terme d’aides, il faut 7 brebis pour faire une vache !
Pour assurer la survie immédiate des éleveurs, la Confédération Paysanne a réclamé fin août une aide d’urgence de 35 € par brebis (soit 150 millions d’euros), une cellule de crise nationale et un rééquilibrage des aides au profit des éleveurs, en prélevant par exemple une partie aux céréaliers, toujours bien garnis. Michel Barnier ne s’étant pas engagé sur ces revendications, le syndicat paysan a appelé à perturber la conférence de Limoges. Le 4 septembre, les CRS étaient sur le pied de guerre. Une protection policière qui “frisait l’état de siège“1 pour une centaine d’éleveurs et une trentaine de brebis dans la rue. Le lendemain, ils étaient 400 paysans, dont plusieurs syndicalistes espagnols, à s’être rassemblés autour du site hyper protégé où les ministres européens (Irlande, Roumanie, Angleterre et Espagne) tenaient conférence. Tandis que le gros des troupes est parvenu à bloquer une demi-heure l’autoroute A20, une vingtaine de militants s’est infiltrée jusqu’à la conférence pour interpeller Michel Barnier. Il s’est engagé à demander un plan de soutien immédiat à Bruxelles. Reste à savoir quelle somme en sortira. Car, comme le dit très justement Marjolaine Maurette, présidente de Solidarité Paysans Limousin2 “Si l’Europe n’accorde pas 35 € par brebis, alors nos moutonniers se mettront au Rmi. Et là, ça coûtera beaucoup plus cher à la collectivité ! La moitié des moutonniers aura disparu quand les aides d’urgence dont nous parlons aujourd’hui seront enfin mises en place !“.
“A long terme, le but n’est bien-sûr pas de vivre des aides, mais de nos productions. Pour cela, il faut remettre une autre politique en marche, celle de la souveraineté alimentaire. Malheureusement, Mariann Fischer Boal (commissaire européenne à l’agriculture, absente à la conférence de Limoges) ne nous donne pas beaucoup de signes dans ce sens-là“ déplore Philippe Revel, porte parole de la Confédération Paysanne Corrèze. Contre toute attente, certains paysans expérimentent des alternatives. Ainsi le Gaec Alys, à Eymoutiers (87), qui a créé sa propre marque et vend directement aux bouchers et aux restaurateurs. D’autres investissent dans un atelier de découpe pour fournir les consommateurs sans intermédiaires. Pour Anne Lacroix, éleveuse et productrice de fromage de chèvre, “la vente directe peut être une piste qui valorise davantage l'agneau. Mais pour réussir il faut un rayon d'action très important et passer outre les nombreux obstacles comme la disparition des abattoirs de proximité ou la nécessité de vendre sous deux jours car la viande est fragile. Ce n'est donc pas une solution généralisable“. Mi-novembre, le gouvernement a dévoilé son plan d'urgence pour sauver les éleveurs : largement insuffisant selon la Conf'. Quant au compromis sur la réforme de la PAC, annoncé le 20 novembre, il s'obstine dans la dérégulation des marchés. La suite dans les urnes, pour les élections européennes...
Emmanuelle Mayer (article paru sur www.politis.fr)