J’étais avec d’autres devant les grilles de la gendarmerie de Felletin, lundi 9 juillet, parce qu’un texto d’amis m’avait prévenu : “Besoin de monde devant la gendarmerie, un jeune soudanais va être expulsé du territoire, sa vie est en danger au Soudan.“
La phrase n’était pas compliquée, je l’ai comprise toute de suite. La phrase n’est pas compliquée, n’est-ce pas ?
J’y suis allé, avec mes courses dans la voiture.
J’étais en tong, en short, et je n’ai pas dépareillé. Une centaine de personnes, des poubelles et des barrières de chantier qu’une voiture sans permis aurait suffi à écarter. Il y avait des amis, des gens que je ne connaissais pas, un monsieur très calme avec un porte-voix qui expliquait qu’on essayait de contacter la préfète, qu’elle avait le droit discrétionnaire d’autoriser le jeune migrant à rester 48 heures de plus sur le territoire français, le temps pour lui de faire une demande d’asile politique. Là, sans en savoir beaucoup plus (mais j’avais déjà compris la phrase du texto et en toutes lettres les mots “expulsé“, “vie en danger“ et “Soudan“), là, donc, précisons que le président du Soudan fait l’objet d’un mandat d’arrêt international pour génocide et crimes contre l’humanité, et que la famille de ce jeune soudanais, Nordeen Essak, a été assassinée là-bas. Il est orphelin, et il était là, dans la gendarmerie de l’autre côté des grilles, où il s’était rendu volontairement à sa convocation.
Je vais rarement sur le plateau de Millevaches, mais je connais quelques têtes de ceux que l’on étiquette rapidement ultra-gauche, chose qui ne saurait leur faire plus plaisir. Une étiquette, quel plaisir quand elle fait frémir dans les chaumières. Plus sexy, ultra-gauche, que migrant, ou même soudanais, habitant d’un pays où les manifestations ne se terminent pas tout à fait comme à Felletin.
Ils étaient là, le péril jeune, rouge, ultras de que dalle, au milieu des familles en tenues estivales et pas plus organisés que moi avec mes produits frais qui cuisaient dans mon coffre. Pas même un slogan qui sonnait bien, les pros de la subversion : Pas d’expulsion ! non, non, non ! Aucun équipement non plus, jusqu’à l’un d’entre eux qui demandait à la ronde si quelqu’un n’avait pas, par hasard, une chaîne et un cadenas pour les grilles de la gendarmerie… Il n’était pas venu équipé.
Les seuls qui faisaient quelque chose étaient ceux qui tentaient d’avoir la sous-préfète ou la préfète au téléphone. Je suis resté une heure à discuter avec des gens, de trente ans à l’âge de la retraite, de Felletin ou du coin, des artisans avec encore leurs chaussures de sécurité et de la poussière dans les cheveux.
Et puis la nouvelle est arrivée, que la préfète (je n’avais pas envie d’écrire quoique ce soit avant cette conférence de presse, madame, que vous avez donnée, dans laquelle vous avez tout ramené à trois clichés, trois personnes et trois détails, sans parvenir à prouver et loin s’en faut, que vous étiez capable de comprendre les mots “expulsé“, “vie en danger“, “Soudan“ ; mais là, après de telles âneries, difficile de résister à l’envie de me foutre un peu de vous et de la direction centrale), la nouvelle est arrivée donc, que vous n’alliez pas faire un geste pour aider ce jeune migrant qui essayait de refaire sa vie en Creuse. Avec l’aide de quelques personnes généreuses qui ne sont ni des ultras, ni des baba-cools. C’est que les étiquettes sont nombreuses, fusent et volent bas en ce moment, de la préfecture aux gazettes internet des commerçants de la grande et belle ville de Felletin, dont les élus — ne les oublions surtout pas — n’ont pas pointé le nez quand une cinquantaine de leurs votants, avec d’autres citoyens, se sont plus tard fait gazer pour un délit de solidarité qui a bien failli rester dans la loi (êtes-vous vraiment, madame la préfète, la représentante et un bras armé d’un gouvernement qui a voulu interdire la solidarité ? ...) : certains élus felletinois ont osé prétendre qu’ils n’étaient pas au courant de ce qui se passait. On voit quasiment la gendarmerie depuis la mairie. 150 personnes pendant 5 heures, plus d’une dizaine de camionnettes de gendarmerie, une cinquantaine de militaires, des sirènes et des gyrophares, dans un lieu où un pétard de fête foraine s’entend d’un bout à l’autre du village… On n’était pas au courant… Bande de lâches, de vaches à herbe, de moins que rien.
Moi non plus, avant de recevoir un texto, je n’étais pas au courant. J’étais ensuite sur les lieux en deux minutes. J’étais deux fois plus loin de là que la mairie.
Bon, peut-être que les élus de Felletin et de la com-com vont se rattraper bien vite, protester, intervenir, vous expliquer que des familles ont été arrosées de gaz lacrymogènes pour avoir voulu aider un jeune type de vingt ans auprès de qui vous pourriez prendre quelques leçons de courage et d’humilité ?
Alors on en était là. Pas de négociation…
Je suis rentré chez moi, j’ai laissé mes enfants se coucher tout seuls, j’ai mis mes courses au frigo, un jean et des chaussures, et je suis reparti.
Un peu plus de monde, côté gendarmes et manifestants, et les barrages bloquant l’accès aux bâtiments s’étaient épaissis de voitures. Là, ça ne passait plus aussi simplement. Et votre ordre, de faire usage de tous les moyens pour sortir de la gendarmerie ce dangereux orphelin — que par un habituel mélange rhétorique, vous assimilez dans votre conférence de presse aux menaces de l’islamisme radical, aux terroristes de gauches et qui sais-je encore — votre ordre a commencé à faire monter la pression.
Il devenait évident que des manifestants étaient décidés à rester, et plus flagrant encore que personne n’était préparé à faire vraiment face. Même du côté de votre obsession, l’ultra-gauche rabâchée, obsession étayée par de bien piètres informations et à ce moment-là sans doute par les descriptions des gendarmes, à l’intérieur des bâtiments. Saura-t-on un jour ce qu’ils vous ont dit ? Nous voyons des familles, des gens qui plaisantent et discutent, trois ou quatre têtes connues du plateau, des membres de l’association qui ont accueillis Nordeen Essak. Il y a des barrages mais nous sommes bien assez nombreux pour contrôler la situation. Dans ce cas-là, pourquoi donner l’ordre de disperser et sortir par tous les moyens, madame la stratège militaire ? Ou bien, pris de panique, avec leurs appareils photos et leurs fichiers établis sur la base de rien, du vent, des commérages et des préjugés locaux arrangés ensuite à sa sauce par votre impartiale et sage direction centrale, les gendarmes ont-ils décrit l’apocalypse ? C’est une émeute populaire, ils sont organisés et agressifs. Nous craignons pour la sécurité des hommes et des biens, les enfants eux-mêmes semblent servir de boucliers humains ! Là, oui, on comprendrait la grave décision que vous avez prise de faire donner la troupe et les gaz… Mais saurons-nous ce que vous vous êtes dit ? Non, je ne pense pas que ça arrive.
Peu importe, la conclusion est au fond la même : que vous ayez pris votre décision sciemment ou par ignorance (enfer, aucune des deux propositions ne fait une excuse digne), vous avez démontré que vous ne connaissiez rien au territoire dans lequel vous venez de vous enliser gravement pour deux ans —la durée de vos CDD de préfets.
Quant à votre remarque sur le nombre de policiers, proportionnel au nombre des manifestants, c’était sans doute de l’humour policier que nous ne pouvons pas comprendre.
50 gendarmes, armes à feu, tazers, casques, boucliers, un berger allemand, des gaz lacrymogènes, des membres du PSIG (peloton de surveillance et d’intervention de la gendarmerie, dont la spécialité n’est pas exactement la négociation), tout ça contre 150 manifestants dont seulement trente ou quarante sont restés à pousser les poubelles quand vos militaires ont forcé le passage ? Proportionné ? Vous vous foutez de qui ?
Ha ! Et deux gendarmes blessés.
Il me semble en effet que le sang n’a toujours pas fini de sécher dans la cour intérieure de la gendarmerie, tant l’assaut populaire a été violent et innombrables les coups échangés à travers les barreaux des grilles... Mais comment avons-nous pu rater les photos d’une vieille dame paniquée et hurlant, gazée à bout portant, de gens abasourdis par les méthodes des gendarmes, criant à la honte, pleurant, crachant, essayant de tenir le plus longtemps possible, une ou deux minutes, avant de se disperser, impuissants. Il est resté ensuite les insultes, coups de gueules parfois audibles, souvent ridicules ou puérils. Mais peut-être parliez-vous de blessures plus profondes des forces de l’ordre, des écorchures faites aux ego et aux sensibilités des gendarmes casqués, touchés par ces invectives grossières, les appels à leur humanité ou leur démission ?
Oui, des ados du Plateau (on aura compris qu’il ne s’agit pas d’un âge, mais d’une posture bien sûr, combattante et courageuse, élégante, subtile et constructive, dont le seul but était de servir la cause du jeune migrant) ont jeté des bouteilles ; les autres manifestants leur ont tout de suite demandé d’arrêter, dit que cela ne servait à rien sinon justifier la réaction policière et, ce qui est une fois de plus vérifié, à vous fournir les éléments de langages coutumiers ; ceux de votre conférence de presse, l’ordre et la loi, le dispositif sécuritaire, blablabla… Quel désespoir, madame la préfète de Creuse, de vous entendre aussi pauvre en idées, vocabulaire, personnalité et courage. Mais vous n’êtes pas seule. Je vous renvoie dos-à-dos avec les ados, qui ne sont pas beaucoup plus originaux. Car finalement, qu’est-ce que vous vous retrouvez bien à chaque fois, ensemble, pour faire tourner la machine. Vous, pour justifier vos actes, votre fonction, votre politique. Eux, pour donner un sens à leurs existences et régler des comptes avec quelque figure paternelle mal digérée, en balançant des bouteilles et des insultes à des flics armés.
Comment vous échapper, à vous, ambitieux et banals fonctionnaires d’État moulés à la louche, et vous, lanceurs de bouteilles et de mots d’ordres creux, qui ont fait lundi 9 juillet un marteau et une enclume à des retraités, des artistes, des enseignants et des artisans. Des gens rassemblés par un réflexe de solidarité, dont certains sont les acteurs d’initiatives locales, associatives ou commerciales, ayant reçu des félicitations de vos prédécesseurs à la préfecture, madame.
Ensemble, flics et anti-flics, vous avez fait de cet événement pourtant d’une simplicité désarmante (LES MOTS DU TEXTO, BORDEL !), un magnifique exemple de ratage, de laideur, de stupidité, de mensonge, un ratage qui fait de cette toute petite manifestation, de ce seul jeune soudanais, dans un village qui n’est même pas une sous-préfecture, un exemple percutant de tout ce qui fait vomir en ce moment dans une France noyée par la désinformation.
Il semble, comble d’une ironie qui fait pisser de rire comme il est agréable de pleurer des gaz lacrymos, que le jeune Nordeen Essak, le lendemain de cette échauffourée, ait pu rester à Paris, et qu’il soit en mesure désormais de faire ici sa demande d’asile politique.
Ce qui signifie, préfète, que ce qui est arrivé sous vos ordres, à Felletin, est arrivé pour rien…
Et qu’est-il arrivé ?
Ces gens qui s’étaient rassemblés, à une majorité écrasante pacifiquement, vous en avez fait des motivés, qui se réunissent depuis, que vous retrouverez en plus grand nombre à la prochaine expulsion, et qui pourraient avoir envie, avant d’être gazés, de venir mieux préparés. Vous avez fait d’une gendarmerie de village un lieu de conflit et un symbole puant, des relations entre des dizaines d’habitants avec leurs élus, leur préfecture et des gendarmes, un petit poison.
Vous avez fait gazer quelques solides poignées de gens qui se bougent ici pour qu’il se passe quelque chose, que ça vive, que ça ne crève pas de mort lente et de désertification, que les associations ne servent pas qu’à renégocier chaque année la subvention allouée à la journée des commerçants. Certains d’entre nous, gazés, ont été pris en exemple par votre gouvernement, comme modèles des plans de relance de votre président pour l’ultra… ruralité.
Votre obstination à suivre des ordres et non votre conscience, ou ne serait-ce que le bon sens politique, ne va pas faciliter la suite de votre temps ici, pas mieux que les mutations des gendarmes de Felletin que vous finirez bien par soutenir, pour leur épargner les désagréments de leur poste dans les mois à venir —y compris pour ceux qui, dans les pavillons de fonction à l’intérieur des grilles, avaient le cœur qui penchait du côté du jeune Nordeen Essak. Ce jeune homme dont il est toujours question, dont le père et le frère ont été assassinés au Soudan. Devant lui. Vous vous souvenez ? Besoin d’un texto de rappel ?
Vous espérez que la force fera loi ?
Vous êtes vraiment malade.
C’est exactement ce que vous cultivez, la loi de la force. Celle qui ment toujours sur les véritables enchaînements des actions et des réactions, sur les nombres, les raisons profondes, les enjeux, sur les divisions qu’elle entretient, sur l’utilité des grilles et l’identité de ceux qu’elle place de chaque côté d’elles.
Vous n’avez toujours pas appris qu’à inventer des étiquettes aux gens, elles finissent par coller.
Ici, vous devenez un vous plus large, chère préfète ; et cette vexation que vous ressentez, cette envie de vous justifier, d’échapper à l’assimilation, de vous débattre contre la généralisation, tout cela est naturel, ne vous en inquiétez pas. Respirez. Vous être en train d’être essentialisée et instrumentalisée.
Je ne suis pas un écrivain engagé. Mais après une lettre pareille, souffrante comme vous l’êtes d’une atrophie de l’imagination, vous me collerez cette appellation, qui autorise ensuite à expliquer qu’un écrivain ne doit pas écrire ; comme vous ne vous privez pas de dire et légiférer, pour le faire entrer dans les têtes, qu’un enseignant ne doit pas enseigner, qu’un artiste ne doit ni créer ni subvertir, qu’un artisan ne doit pas faire autre chose que son travail et qu’un passant ne doit pas se renseigner sur un rassemblement devant une gendarmerie. Les policiers seront-ils les derniers à qui vous accorderez le droit de policer ? ... Voilà, du coup, la foule qui les appelle à la démission !
Ce que ce petit événement felletinois adu moins prouvé, c’est que votre stratégie d’interdiction d’être soi fonctionne belle et bien pour certaines catégories de la population : parmi elles les élus, qui, à la hauteur des politiques de leur temps, sont restés chez eux et ont gentiment laissé au clou leur droit de s’interposer entre des gendarmes et des manifestants, entre vos généralisations et les vraies raisons d’une manifestation, entre les critiques de la population locale — prompte à la caricature — et le soutien politique et humain dont tout élu avec une colonne vertébrale aurait dû faire preuve.
Une idée — une expérience sociologique — pour la mairie de Felletin et d’autres, histoire de faire mentir les urnes, les accroches médiatiques et les stratégies gagnantes de division : s’il y avait une liste de numéros de téléphone des habitants de la commune, pour les situations d’urgence, et que, par exemple, lundi 9 juillet 2018, tous les felletinois ou même tous les habitants de la com-com avaient reçu ce texto : “Besoin de monde devant la gendarmerie, le jeune Nordeen Essak, vingt ans, orphelin, accueilli depuis huit mois, doit être expulsé vers l’Italie puis le Soudan, où sa famille a été assassinée et où il risque la mort. Par votre présence pacifique, venez aider à négocier une solution avec la préfecture.“ Combien de gens seraient venus ? Bien plus, j’en suis certain, que le pourcentage local de votants sans autre idée que le bulletin Front National pour échapper à vos interdictions d’être soi.
Et en dernier ressort (quel joli mot), voici ce que vous avez provoqué avec cet ordre bête donné à des hommes et des femmes, de faire usage de la force : vous vous êtes fabriqué de vrais opposants, que vous ne pourchassiez jusqu’ici qu’en rêve.
Je n’irai pas plus à des réunions d’associations que je ne le faisais auparavant, mais lorsque des amis et des semblables de Nordeen Essak se retrouveront dans la même situation, d’être expulsés, à quelques minutes de chez moi, je serai à nouveau là.
Ils le disaient, les lanceurs de bouteilles : Qu’ils comprennent que les expulsions et leurs méthodes ont un prix !
Les résistances sont de toutes formes et les moyens à discuter ; ou pas, pour ceux qui ne veulent plus débattre.
Mais merde. Ils avaient raison les lanceurs. Voyez, madame la préfète, ce que vous venez de lire et le prix que vous payez déjà : ces blessures à votre ego et, espérons-le aussi, à votre sensibilité.
Antonin Varenne, écrivain avec des courses dans la voiture.