À quoi ressemble l'agriculture sur la Montagne limousine ? Loin d'en être le fidèle reflet, l'assemblée réunie autour de ce thème lors de la fête de la Montagne a néanmoins donné quelques réponses à cette question. Peut-être parce que le public était plutôt jeune avec une bonne majorité de trentenaires, plutôt mixte avec une représentation presque paritaire, et regroupait à la fois des paysans ou éleveurs déjà installés et d'autres en phase ou en projet de l'être, le visage qu'ils offraient de l'agriculture locale apparaissait bien peu conventionnel. Étaient interrogés le travail individuel, l'insertion sur le marché et les circuits classiques de commercialisation comme la frontière entre activité économique et nourricière, agriculture productive et vivrière. Comme si le modèle classique était à réinventer, comme si, en définitive, il ne correspondait pas vraiment au territoire sur lequel il se vivait. “Il y a une particularité du plateau de Millevaches“ expliquait cet éleveur de moutons corrézien pour lequel le modèle standardisé n'est pas en adéquation avec un territoire où les terres cultivables sont rares et les parcours nombreux.
Ils sont plusieurs à l'afficher clairement : “J'ai du mal à concevoir l'agriculture comme une activité économique“ explique Félix, récemment installé. “Producteur, c'est moche comme mot“ renchérit franchement une autre. Camille, qui produit et transforme des petits fruits depuis 5 ans à Auriat, enfonce le clou : “Ça ne m'intéresse pas de vendre, pas plus que le rapport avec la mécanisation, même en bio ! “ Travaillant avec un cheval et des ânes et quelques brebis laitières, elle affiche ce qui, au fond, la motive vraiment : “Travailler sur le rapport au vivant animal et végétal et voir comment tout le monde pourrait avoir un lien au vivant“ dans le cadre d'une agriculture plus vivrière et nourricière que marchande et monétaire.
Une autre ne sait comment se définir ou se nommer : “Agriculteurs-agricultrices ? Paysans-paysannes ? Jardiniers-jardinières ?“ Une manière de ramener l'activité productive sur ses fondamentaux : ne s'agit-il pas de nourrir les personnes, de travailler avec le vivant dans une symbiose entre la terre support, le pays environnant, les bêtes et les hommes, dans une relation aux autres qui ne soit pas que celle du producteur au consommateur. Milo, qui fabrique et vend des tourtous sur les marchés de Haute-Corrèze, résume ainsi les choses : “Comment la paysannerie façonne son environnement et quels liens de la graine à la bouche ?“ Loin des questions plus classiques (elles viendront) le débat était d'emblée posé en termes de sens et de finalités. Sens et finalités qui, évidemment, agissent sur le concret des gestes de chacun : quels rapports aux normes (contrôles, contrôles, contrôles...) à la logique économique (grossir, grossir, grossir...) et au temps (70 heures par semaine, 70 heures par semaine, 70 heures par semaine...) ?
“Mon objectif est surtout de ne pas m'agrandir“ explique Sybille qui depuis 11 ans élève sur 100 hectares des ovins et des bovins et qui a installé sur son exploitation un atelier de découpe. “Pas un des agriculteurs que je rencontrais ne travaillait moins de 70 heures par semaine, ils ne faisaient rien d'autre ! Comment partager le travail ?“ s'interroge Hélène qui, avec son compagnon, veut se lancer dans un élevage de vaches laitières. Beaucoup de questions... pour d'incertaines réponses.
“La réalité, assène Denis, éleveur à Peyrelevade et membre de la Confédération paysanne, c'est qu'il y a des gens qui travaillent tous les jours pour que nos modèles alternatifs ne puissent plus fonctionner ! Au niveau politique, on ne souhaite pas notre présence et du jour au lendemain on peut nous rayer de la carte : il suffit de remettre en cause les aides MAE1 par exemple ! On doit faire face à une lame de fond qui nous arrive de toutes parts“, ce qu'il nomme “la céréalisation de l'agriculture“. C'est le modèle productiviste et industriel qui n'a que faire des espaces de moyenne montagne comme le Plateau qui, dans ce scénario, se suffiraient à n'être que des espaces de production forestière ou d'énergie (l'eau et le vent) après s'être débarrassé des opiniâtres qui pensent que l'agriculture a toujours un avenir ici.
Un élu de Lacelle le déplore en regardant la part de la surface forestière : 55% ! Un agriculteur à la retraite pose le dilemme : « Je me suis installé en 1973 vers Meymac et, parce qu'il fallait grossir, j'ai fini avec 250 brebis. L'exploitation a été reprise par un de mes enfants, mais hors ce cas de figure, aujourd'hui il est impossible de s'installer comme je l'ai fait à l'époque ! S'installer d'emblée avec 250 bêtes, qui en est capable ? Du coup se pose vraiment la question du renouvellement des anciens avec un choix de plus en plus réduit : c'est l'agrandissement des exploitations... ou la forêt ! » Pourtant, des jeunes qui veulent s'installer ça existe, reconnaît Tony, éleveur et producteur de petits fruits à Veix depuis trois ans, mais, comme il dit, « on y laisse quand-même des plumes... » Le débat oscille entre micro-démarches plutôt engageantes et optimistes et arrière-plan général plutôt sombre et destructeur. Sur la corde raide le paysan du Plateau ressemble à un funambule qui n'est pas prêt à se laisser aspirer par le vide... Mais pour combien de temps ? “En 2015, pour la première fête de la Montagne limousine, j'avais interviewé les 14 paysans de Tarnac, témoigne Guillaume.
Les deux constats qui sortaient de ces rencontres étaient assez noirs : les agriculteurs avaient très peu de liens entre eux et il y avait une grande souffrance devant la transformation du métier. En gros, ils avaient de moins en moins de marges de manœuvre et leur travail avait de moins en moins de sens.“ C'est dire que le modèle est bien à réinventer. Briser les barrières entre deux visions du métier qui peuvent vite s'ostraciser mutuellement (un modèle ancré dans les circuits classiques et un autre, plus autonome et indépendant, voire hors circuit) apparaît nécessaire. Johanna qui élève 150 brebis depuis 10 ans à Gentioux ne veut pas trancher : “Je me sens entre la ferme vivrière et la ferme professionnelle, et je pense que les solutions sont certainement collectives.“ Sur son exploitation (un autre mot “moche“) elle est submergée par le temps administratif (les normes, les réseaux, la paperasse) et le temps commercial. Elle sent bien qu'il faut aller vers plus de mutualisation dans le travail et ose pousser le bouchon un peu plus loin : “Comment pourrions-nous déconnecter revenu et production ? “
Les consommateurs ramènent leur fraise. Ils sont quelques-uns qui se sentent concernés par ce qui inquiètent les paysans, veulent améliorer leur façon d'acheter et se demandent comment soutenir l'activité agricole. “Le problème, rétorque Jean-Claude, ancien agriculteur installé en 1980 vers Égletons aujourd'hui à la retraite, c'est que le Plateau n'est pas assez dense pour absorber la production locale.“ Sybille confirme : “Il nous faut rechercher plus loin les clients“ et Tony renchérit : “Au-delà de quelques niches, il y a un décalage entre l'offre et la demande locales. Attention à la concurrence qui peut mettre en péril nos structures ! Nous, concrètement on va vendre plus loin, tout seuls.“ La solution ? Les deux sont d'accord pour dire qu'il faut trouver des synergies pour vendre en commun en restant indépendants sur leurs exploitations ou encore qu'il faut rechercher de nouvelles formes d'association. Comme sur le travail, l'aspiration à jouer plus collectif sur la vente apparaît comme une nécessité. Mais à 70 heures par semaine – si on a bien compris – qui peut aujourd'hui prendre le temps de cette construction nécessaire ?
Michel Lulek