Pour comprendre l’histoire des Limousins de la maçonnerie de Lyon au cours de la première moitié du 20e siècle, il faut d’abord se pencher sur le moment de rupture que constitua pour eux la fin du 19e siècle. Cette période constitua le moment d’apogée des migrations temporaires venant du plateau de Millevaches pour alimenter la corporation des maçons de Lyon, mais aussi le signal de leur déclin. A partir des années 1880, plusieurs facteurs se conjuguèrent (crise économique majeure et début de la seconde industrialisation, connexion du plateau au réseau de chemin de fer…) pour favoriser les départs définitifs qui s’amplifièrent dans les décennies suivantes.
Ces départs définitifs, de même que les transformations urbaines de la seconde moitié du 19e siècle, permirent à cette population, qui vivait jusqu’alors complètement repliée sur elle-même, de s’insérer peu à peu dans l’espace urbain et de se fondre dans le monde ouvrier pour la plupart, ou de connaître une promotion sociale pour une minorité. Les transformations industrielles qui touchèrent le bâtiment pendant cette période permirent aussi aux maçons de prendre une place plus importante au sein de cette industrie, au point de devenir la corporation centrale du bâtiment de Lyon au tournant du 19e et du 20e siècle.
La fin du 19e siècle vit aussi naître le phénomène syndical. Le syndicat des maçons fut créé en 1877 mais resta relativement marginal jusqu’au début du 20e siècle. Il fallut attendre la grande grève de 1910, qui dura quatre mois, pour que le syndicat prenne une place centrale dans la corporation. Lors de cette grève, une nouvelle génération d’ouvriers nés dans les années 1880, apparut sur le devant de la scène. Cette grève fut notamment dirigée par un maçon de 25 ans, Antoine Charial, originaire de Gourdon-Murat, qui s’imposa par son sens de l’organisation et sa capacité à mener cette grève qui fut une victoire pour les ouvriers. Antoine Charial devint secrétaire du syndicat des maçons de 1910 à 1913 puis secrétaire de l’Union Départementale CGT du Rhône jusqu’au déclenchement de la guerre.
A l’issue de la grève de 1910, l’organisation dirigée par Charial imposa le syndicalisme obligatoire sur les chantiers lyonnais de la maçonnerie. Pour faire respecter la «discipline syndicale», le syndicat imposa, par le rapport de force avec les patrons, des délégués de chantier chargés de vérifier régulièrement que les ouvriers avaient leur carte de la CGT en règle. Le syndicat devint ainsi le centre de gravité de la corporation pour les ouvriers et comptait, en 1914, 3000 adhérents sur environ 4800 ouvriers.
La 1ère Guerre mondiale eut un fort impact sur la corporation des maçons. Le bâtiment fut le secteur industriel le plus marqué par les saignées de la guerre. Les pertes furent massives dans les villages du plateau de Millevaches. Aussi, il manquait de nombreux bras sur les chantiers au moment de l’armistice et l’on se mit à pratiquer un recrutement massif d’ouvriers étrangers. Les Italiens notamment devinrent de plus en plus nombreux sur les chantiers pendant que la population limousine ne cessait de se réduire. La 1ère Guerre mondiale marqua donc le point de départ d’un lent déclin de la filière migratoire limousine au profit des filières venant de l’étranger.
Les maçons de Lyon furent touchés par le conflit mondial d’une autre manière, toute aussi traumatique, à travers un événement qui se déroula au début de la guerre : le 19 avril 1915, à Flirey, commune de Meurthe-et-Moselle, la 5e compagnie du 63e Régiment d’Infanterie de Limoges fut désigné pour participer à un assaut. Les hommes, exténués par les attaques successives des jours précédents, refusèrent d’obéir à cet ordre. Pour les punir, quatre d’entre eux furent fusillés : le caporal Antoine Morange, né à Champagnac (Haute-Vienne), le soldat Félix Baudy, né à Royère-de-Vassivière (Creuse), le soldat Henri-Jean Prébost, né à Saint-Martin-Château (Creuse), le soldat François Fontanaud, né à Montbron (Charente). Les trois premiers étaient connus pour leur action syndicale avant guerre et auraient, semble-t-il, été désignés pour cette raison. Ils étaient tous trois installés à Lyon ou Villeurbanne avant leur mobilisation et Baudy appartenait au syndicat des maçons de Lyon. Après guerre, ce syndicat mena une campagne active pour la réhabilitation de son ancien adhérent et, en 1925, il organisa un rassemblement autour de sa tombe, à Royère-de-Vassivière, où il fit apposer une plaque commémorative sur laquelle il était écrit : «Maudite soit la guerre. Maudits soient ses bourreaux. Baudy n’est pas un lâche mais un martyr». Ce n’est qu’en 1934 que les quatre hommes furent réhabilités. La plaque est, encore aujourd’hui, sur la tombe de Félix Baudy (sur cette affaire, voir le dernier article du journal).
Pendant l’entre-deux-guerres, les constructions de HBM (Habitations bon marché), le développement des grandes usines, la croissance des banlieues et de l’habitat pavillonnaire, d’importants travaux publics permirent au BTP d’avoir une activité relativement soutenue mais qui connut un rythme très irrégulier et une chute importante après 1932-33. Cette époque fut marquée par un début d’industrialisation du bâtiment. La construction en pierre disparut presque complètement et fut remplacée par le pisé de mâchefer ou le béton armé. Les constructions monolithiques à l’aide de coffrage de bois s’imposaient sur les chantiers en même temps que se développait l’utilisation d’engins de chantiers : bétonnières, wagonnets Decauville sur rail pour le transport des matériaux, grues élévatrices, etc.
Ce phénomène d’industrialisation favorisa une certaine concentration du secteur et l’émergence de quelques entreprises de taille importante, capables de mener de très grands chantiers. La plus importante, Pitance, avait été créée, à la fin du 19e siècle, par un migrant limousin originaire du Chalard, en Haute-Vienne.
A côté des entreprises privées, un autre acteur important de l’industrie du BTP de Lyon apparut en 1919. Il avait un caractère atypique puisqu’il s’agissait d’une coopérative ouvrière de production, l’Avenir, qui fut créée et dirigée par Antoine Charial, l’ancien responsable du syndicat des maçons de Lyon. La création de l’Avenir fut étroitement liée à l’action du maire de Lyon, Edouard Herriot, qui avança la moitié des fonds de départ (200 000 F) et dont Charial devint un étroit collaborateur à partir de 1920, date à laquelle il fut élu conseiller municipal SFIO et devint adjoint de Herriot pour le 3e arrondissement.
L’Avenir devint rapidement un acteur majeur du BTP à Lyon. Elle participa à de nombreuses grandes réalisations de l’entre-deux guerres : construction de la faculté de médecine et de pharmacie (1928-29), de l’Hôtel-de-Ville de Villeurbanne, et d’une partie du quartier des Gratte-Ciel (1931-34), du quartier des Etats-Unis (1931- 34), de l’Hôtel des Postes de Lyon (1935-38). Cela lui permit de réaliser un certain nombre d’institutions sociales au profit des coopérateurs et des ouvriers de l’entreprise : acquisition, en 1920, d’une propriété servant de maison de retraite et de maison des jeunes ; création, en 1923, d’une caisse de retraite, etc. L’Avenir était un véritable rassemblement de Limousins. Les fondateurs étaient presque tous originaires du plateau de Millevaches, de même que la plupart des ouvriers qui devinrent coopérateurs pendant l’entre-deux-guerres. L’Avenir devint une sorte de niche pour les Limousins, au sein d’une corporation où ils étaient de moins en moins nombreux.
L’entre-deux-guerres constitua un moment d’intense activité syndicale dans le bâtiment lyonnais. Dès la fin du conflit mondial, le syndicat des maçons se restructura et compta rapidement 4000 adhérents. Après 1920, il conserva cet effectif et constitua, à ce titre, une véritable anomalie dans le paysage syndical local et national car, après le grand mouvement de grèves de 1920, qui toucha l’ensemble de la France, les mobilisations ouvrières s’écroulèrent et les syndicats se vidèrent de leurs adhérents dans toutes les branches industrielles.
Le syndicat des maçons fut confronté aux conflits entre les différents courants syndicaux (CGT confédérée proche de la SFIO, CGT unitaire liée au PCF, CGT syndicaliste révolutionnaire proche des anarchistes) qui s’affirmèrent après 1918 et qui menacèrent son unité. Pour éviter les risques de division et rester fidèle à la Charte d’Amiens – qui revendiquait l’indépendance des syndicats par rapport aux groupes et partis politiques – le syndicat décida, en 1924, d’entrer dans l’autonomie et la plupart des syndicats du bâtiment de Lyon le rejoignirent dans ce choix. Ils créèrent ensemble le Cartel autonome du bâtiment de Lyon dont le moteur fut incontestablement le syndicat des maçons du fait de sa structure organisationnelle très puissante qui s’appuyait sur plusieurs piliers.
Le premier pilier était son journal. Depuis 1911, le syndicat publiait L’ouvrier maçon qui paraissait tous les 15 jours. En 1927, il acheta une imprimerie et, grâce à cette autonomie, donna de l’ampleur à son journal qui prit le titre de L’Effort et s’adressait à l’ensemble des ouvriers du bâtiment de Lyon. L’Effort paraissait toutes les semaines et était tiré à 10 000 exemplaires. C’était un journal de grande qualité, qui ne s’intéressait pas seulement aux questions professionnelles mais aussi aux nouvelles tendances de l’architecture, aux questions sociales et politiques, à la littérature.
Le deuxième pilier sur lequel s’appuyait le syndicat était constitué par les “roulantes”. Le principe du syndicalisme obligatoire, mis en place avant la 1ère Guerre mondiale, fut rétabli dès 1919 et les moyens de son contrôle renforcés grâce à la mise en place de roulantes qui étaient des groupes de militants chargés, contre rémunération, de faire, en vélo, le tour des chantiers pour contrôler les cartes syndicales des ouvriers. Ces roulantes comptaient le plus souvent deux ou trois personnes mais pouvaient réunir, quelques fois, quelques dizaines de militants pour contrôler de manière systématique un gros chantier. Elles se mettaient aux portes du chantier à l’arrivée ou au départ des ouvriers et demandaient les cartes aux ouvriers. Si un ouvrier n’avait pas de carte, il était sommé d’aller au syndicat ou de s’adresser au délégué de chantier pour obtenir la carte et les timbres afin d’être en règle. S’il ne le faisait pas, s’il était “récalcitrant”, il risquait d’être malmené physiquement. Les roulantes se généralisèrent dans l’ensemble des corporations du bâtiment pendant l’entre-deux-guerres et assurèrent une discipline syndicale presque sans faille.
Du fait de ce contrôle très serré de la corporation, un ouvrier pouvait difficilement travailler, sauf sur de très petits chantiers, s’il n’avait pas sa carte ou s’il se la voyait retirer. Cela arrivait notamment, après les grèves, pour punir les ouvriers non grévistes, ceux qui étaient appelés les “renards”. Privés de leur carte, ces ouvriers étaient d’une certaine manière exclus de la corporation et prenaient de gros risques s’ils essayaient de se faire embaucher sur la place de Lyon. Le syndicat, pour éviter de laisser trop d’ouvriers hors du syndicat, ce qui constituait un risque en cas de nouveau conflit, pratiquait régulièrement “l’amnistie” et réintégrait certains ouvriers, contre paiement d’arriérés de cotisation. Toute une “justice” syndicale, difficile à décrire dans le cadre de cet article, fonctionnait ainsi, au sein de la corporation afin de la réguler.
Grâce à sa force et à son organisation, le syndicat des maçons mena des mouvements revendicatifs d’ampleur, extrêmement structurés et encadrés, comme ce fut le cas lors de la grève de 1920 ou lors du lock-out du bâtiment de 1930 qui dura trois mois et à l’issue duquel les maçons obtinrent 75 centimes et les cimentiers un franc d’augmentation. Ces mouvements conduisirent à une hausse conséquente des salaires lyonnais qui furent, entre le milieu des années 20 et le milieu des années 30, supérieurs à ceux des maçons parisiens qui n’avaient pas su garder une organisation syndicale dynamique. A l’inverse, l’organisation syndicale patronale de la maçonnerie ne connaissait pas la même vigueur, du moins jusqu’en 1936. Peu d’entrepreneurs étaient syndiqués et une ligne de fracture existait entre les quelques grandes et la multitude des petites entreprises. De plus, l’existence de l’Avenir constituait une faille dans l’organisation patronale puisque la coopérative acceptait automatiquement toutes les revendications du syndicat des maçons.
Les choses changèrent à partir du moment où la crise s’installa de manière durable à partir de 1933, et jeta de nombreux ouvriers sur le pavé. Le syndicat eut de plus en plus de mal à faire respecter les tarifs et la durée du travail et connut des conflits internes. Le Parti Communiste prit alors les rênes du Syndicat des maçons et du Cartel du bâtiment. Il donna un caractère plus politique aux mobilisations ouvrières et les patrons montrèrent, de ce fait, de plus en plus de résistance face à l’action des syndicats. A partir de 1934, on assista à une longue montée en puissance des conflits entre patrons et ouvriers, et des violences qui les accompagnèrent. On a gardé de juin 1936 et, plus largement du Front Populaire, une image de grande solidarité populaire. Cette image renferme une part de vérité, mais elle dissimule aussi l’ensemble des conflits très âpres de cette période marquée par une crise économique persistante, des tensions internationales régulières, une montée lente de la xénophobie dans tous les milieux, et des luttes sociales extrêmement violentes. Dans la maçonnerie lyonnaise, patrons et ouvriers n’étaient plus en état de négocier à partir de cette date. Ils le montrèrent aussi bien lors du conflit de juin 36 que lors de celui de 1938 qui marqua, cette fois, l’échec des mobilisations ouvrières et le recul du syndicat des maçons, épuisé par la guerre menée pendant plusieurs années.
A cette date, la filière migratoire limousine s’était fortement affaiblie. Les hommes originaires du limousin ne représentaient plus que 1,6% de l’électorat de Lyon en 1936. Le lieu où leur concentration était la plus importante était toujours le quartier de la Guillotière mais ils s’étaient largement disséminés dans les communes de banlieue, notamment à Villeurbanne.
Les natifs du Limousin représentaient un tiers des maçons français de Lyon. Mais cette corporation comptait alors au moins 50% d’étrangers. Les limousins ne représentaient donc plus que 15% des maçons de Lyon et n’étaient plus en mesure de structurer cette corporation comme ils le faisaient encore à l’issue de la 1ère Guerre mondiale. Parmi l’ensemble des facteurs expliquant la déstructuration de la corporation et la montée des conflits, c’est un élément qu’il faut prendre en compte. La diaspora limousine avait toujours montré sa très grande cohésion. La forme du syndicalisme prise par la maçonnerie lyonnaise fut fortement marquée par la manière de se comporter de cette population limousine qui s’était toujours montrée très unanimiste et développait des pratiques d’auto-contrôle très grandes.
Jean-Luc de Ochandiano