Comme chaque 11 novembre depuis 1990 (à la veille de la première guerre du Golfe), à l’initiative du Comité laïque des Amis du Monument aux morts de Gentioux, il fut organisé un rassemblement devant ce fameux monument (plus ou moins unique en France) dont le petit écolier, le poing dressé, nous rappelle sans aucune ambiguïté que « Maudite soit la guerre ». Ce fut, encore une fois, l’occasion pour quelques centaines de pacifistes de tous horizons, Libre Pensée, Mouvement de la Paix, Fédération Anarchiste... de se retrouver et d’affirmer par différents discours leur dégoût de ces boucheries orchestrées par un ordre capitaliste dont l’avidité financière est sans limite.
Le rassemblement attire de plus en plus de personnes venant des différentes régions de France : il est devenu, au fil des ans, une sorte de symbole pour tous ceux qui ne se résignent pas à accepter une certaine « fatalité » guerrière. Il est suivi pour certains d’un dépôt de gerbe, à Royère-de-Vassivière, sur la tombe de Félix Baudy, « Fusillé pour l’exemple » en 1915 et d’un banquet. Pour d’autres dont les libertaires, c’est l’occasion d’organiser un « repas des partageux » au cours duquel, des liens anciens se renouent, de nouveaux se tissent, des projets s’élaborent...
Francis Laveix
A lire :
Creuse 1917-1922, du Soviet de la Courtine au monument aux morts de Gentioux. (Fédération de la Creuse de la Libre Pensée – 1997).
Histoire de Félix Baudy, maçon creusois syndicaliste – De Royère au peloton d’exécusion —.1880-1915. (Fédération de la Creuse de la Libre Pensée – 1999).
Autour de monuments aux morts pacifistes en France (Fédération Nationale Laïque des Associations des Amis des Monuments Pacifistes, Républicains et Anticléricaux – 1999).
- La "fabrique" des fusillés
Dans une conférence donnée à Guéret consacrée aux conséquences de la première guerre mondiale en Creuse, Jean-Luc Léger, professeur d'histoire à Guéret, est revenu sur le cas des deux soldats creusois fusillés pour l'exemple. Nous reproduisons ici cette partie de son intervention.
En 1915, deux soldats creusois sont fusillés à Flirey pour refus d'obéissance face à l'ennemi. Il s'agit de Baudy et Prébost de Royère-de-Vassivière et Saint-Martin-Château. Que s'est-il passé à Flirey le 20 avril 1915 ? Si l'on se rend sur la tombe de F. Baudy à Royère, on peut lire sur une plaque : "les maçons et aides de Lyon et banlieue à leur ami Félix Baudy fusillé innocent le 30 avril 1915 à Flirey. Maudite soit la guerre. Maudits soient ses bourreaux. Félix Baudy n'est pas un lâche mais un martyr." Félix Baudy est né le 18 septembre 1881 à Royère, il est maçon à Lyon comme beaucoup de jeunes hommes du plateau quand la guerre éclate. Il est syndiqué à la CGT. Incorporé au 63ème R.I. en août 1914, il participe à plusieurs grandes batailles avant d'être affecté en Lorraine où l'Etat major veut réduire le saillant de Saint Mihiel. La 5ème Compagnie attaque les 4 et 5 avril subissant de lourdes pertes. Malgré la sanction contre les généraux ayant mal préparé l'offensive, le 19 avril, la 5ème Compagnie doit à nouveau passer à l'attaque au nord de Flirey. Les troupes protestent, des hommes refusent de partir à l'assaut clamant que ce n'est pas à leur tour d'attaquer encore et que l'artillerie française a mal réglé son tir. La hiérarchie militaire décide de punir ce refus d'obéissance.
Chaque section de la 5ème Compagnie doit désigner deux soldats pour être jugés. Une section tire au sort F. Baudy, son lieutenant supplie qu'on l'épargne. Une autre section désigne Morange et Prébost, une autre Coulon et Fontareaud. La dernière refuse toute désignation.
Un conseil de guerre spécial est mis en place (les conseils de guerre ont été créés par décret du 6 mars 1914. Trois juges seulement siègent. La procédure est accélérée. L'exécution de la peine doit intervenir au plus, 24 heures après la sentence. Aucun recours n'est possible. Seule peut intervenir la grâce présidentielle). Si Coulon est acquitté, les quatre autres soldats sont fusillés. L'émoi soulevé est si profond que quatre autres soldats déclarés coupables dans une autre compagnie obtiennent un sursis. F. Baudy et H. Prébost font partie des 600 fusillés pour l'exemple de la Grande Guerre. Le 21 avril 1921, une loi d'amnistie est votée. En 1922, le député Vallière de la Haute-Vienne obtient l'ouverture d'une enquête pour réunion du procès, en vain. En 1927, la justice confirme le jugement de 1915.
En revanche, en 1934, le jugement est annulé grâce à la loi du 9 mars 1932 qui institue une Cour Spéciale de Justice Militaire qui peut réviser les jugements rendus par juridiction militaire pendant la guerre. Au-delà du cas Baudy et Prébost, le 63ème R.I. a peut-être souffert de sa réputation. Alain, dans ses souvenirs de guerre, faisait état d'une rumeur qui parlait du 63ème R.I. de Limoges comme un régiment "pourri de socialistes".
Comme tous les fusillés de France leur sort a fait l'objet d'une intense activité mémorielle mais avec des temps d'oublis et d'autres périodes au contraire de retour dans la mémoire collective. Il y a eu en particulier deux moments forts durant lesquels les fusillés de la Grande Guerre, du moins certains, ont occupé une grande place dans les débats à l'échelle nationale ou locale : l'entre-deux guerres, période de réhabilitation progressive des fusillés, et les années 1990, en particulier après le discours du Premier Ministre en novembre 1998 lorsqu'il demande que les fusillés "réintègrent la mémoire collective nationale". Naît alors une mémoire officielle accompagnée d'un regain d'intérêt pour les fusillés, les mutins... comme le montre l'activité de la Libre pensée en Creuse autour du sort de Baudy et Prébost.
Selon l'historien N. Offenstadt, "les fusillés acquièrent presque le statut de cause autonome (...) Leur mémoire semble se défendre pour elle-même sans se rattacher immédiatement à des enjeux majeurs du moment". En effet, "jusque là elle avait beaucoup servi la lutte pour la paix, les attaques contre la justice aux armées, contre l'ensemble des institutions militaires voire les sociétés bourgeoises et le système capitaliste". A. Brossat (qui analyse d'une certaine façon les confins de la mémoire, de l'histoire et de la repentance qui s'est emparée du pays depuis une dizaine d'années) conclut : "la politique mémorielle conserve une aura et une trompeuse apparence de neutralité, de désintéressement, de moralité qui en assure (provisoirement) l'efficacité. La mémoire institutionnalisée des crimes occupe, dans ces nouveaux dispositifs, une place de choix".
Jean-Luc Léger