Editions Verdier, 2001.
“J’ai vu le jour, si le mot convient, dans la vieille, la pluvieuse Corrèze au milieu de ce siècle, c’est à dire quelque part entre l’an mil et l’entre-deux guerres où le temps s’est arrêté, à supposer qu’il ait jamais passé sur ces froides, ces trop vertes solitudes ”. Pour son 35ème livre, Pierre Bergounioux revient une fois encore (comme toujours) sur ses terres d’enfance avec lesquelles il entretient une relation ambiguë et étrange, faite de répulsion affichée et d’attirance subie. Atavisme géographique qui lui fait dire ailleurs : “Les terres froides, drapées de mauve et de gris, comme endeuillées, ont déteint sur le cœur”. Et ce cœur alourdi du poids des héritages recherche tout au long de son œuvre à tirer quelques-uns des fils qui lui permettront de mieux comprendre ce qu’il est : “La vie, écrit-il encore, nous a entraîné loin de nos fondations. Mais elle ne les a pas abolies”.
“Un peu de bleu dans le paysage” rassemble huit textes indépendants consacrés tous à des souvenirs d’enfance ou d’adolescence, à des choses vues, devinées, adoptées avec plus ou moins de consentement. C’est le vieux célibataire solitaire et un peu sauvage que l’on croise dans nos villages ; c’est le poids de la vie domestique ; c’est la découverte éblouie de la lecture ; c’est enfin le plateau auquel il consacre tout spécialement deux textes intitulés, l’un, tout simplement “Millevaches” (cf. extrait ci-dessous), l’autre “Sauvagerie”.
Ce petit ouvrage intime et dérangeant nous dresse, loin de l’idéalisation régionaliste de la littérature du même nom, le miroir tragique d’un plateau qui n’est sans doute plus le nôtre.
Extrait :
“Deux millénaires durant, la vie s’est maintenue sur les hauteurs. L’homme, sous l’aiguillon de la nécessité, a disputé son existence aux combes humides où poussent les joncs, à l’aridité des sommets pleins de vent. Cette histoire, si c’en est une, si le mot convient, a pris fin sous nos yeux. Le sol des plaines, désormais, suffit à tout. Le progrès, comme on dit, les engrais, le remembrement, la force mécanique ont rendu à la friche les “plus mauvaises terres”, le jeu de la rente différentielle voué sans retour ces marges à l’abandon. Elles entreront demain dans l’oubli, le néant. Pour très peu de gens – ceux qui ont vu périclité cet univers – et pour très peu de temps – celui, très exactement, qu’il leur reste à vivre -, Millevaches est le théâtre à demi réel, à demi halluciné, où s’attarde le grand passé”.
Pierre Bergounioux, “Millevaches” dans Un peu de bleu dans le paysage, 2001, page 72-73
Dans le n° 69 d’IPNS, Daniel Couégnas nous avait présenté les Carnets de notes de Pierre Bergounioux, 4 gros volumes, quelques 4 500 pages, écrit au jour le jour par l’écrivain originaire de Brive et qui vient passer chaque été dans sa maison de Haute-Corrèze, à Davignac. Ces 4 volumes couvraient la période 1980-2015.
Et Daniel Couégnas nous annonçait la suite pour 2021. Elle est en effet arrivée, 800 pages de plus pour raconter ces 5 dernières années, rythmées par des allers et retours réguliers entre la banlieue parisienne et le Plateau, par des lectures (pléthoriques) et des rencontres ou « causeries » (nombreuses), qui montrent le quotidien d’un homme modeste dont la plume semble désormais transcender la vie.
Comme l’écrit l’auteur, avec ce cinquième volume, « on se retrouve, on ne sait trop comment, septuagénaire, à peu près quitte des soins qui ont rempli l’intervalle, excepté celui, cher à Montaigne, d’apprendre à mourir. »
Seconde raison de nous intéresser à Bergounioux : il est limousin. Né à Brive en 1950, il est du Quercy par sa mère et de Corrèze par son père. Il a du reste consacré au plateau de Millevaches un de ses livres : Miette, histoire de trois générations qui vécurent du côté de Davignac et dont il est en quelque sorte le dernier rejeton.
Mais là où les choses se compliquent pour nous, c'est que Bergounioux n'est pas - loin de là - un chantre du plateau. Ce territoire, au contraire, incarne à ses yeux tout ce qu’il n'aime pas. Au Quercy ensoleillé de son grand père maternel s'oppose le versant noir du Millevaches sévère et austère de la famille paternelle. De nombreuses fois on relève cette constante opposition entre le Lot : joyeux, riant, primesautier et le Millevaches : dur, sinistre, revêche. Ce sont des arbres fruitiers qui, sous sa plume, en témoignent.
Les premiers sont des pruniers du Quercy : "C'est là que j'ai découvert les pruniers croulant sous leurs fruits jaunes et bleus, l'exubérance tropicale du tabac, les figuiers, la vigne, les potirons géants sortis, non pas de terre - ce n'était pas possible - mais d'un coup de baguette donné par la main fée".
Les seconds sont des pommiers du plateau : "Les pommes avaient fini par mûrir. Elles sont à peu près du format des prunes, bien rouges, couvertes de chancres, infestées de vers, becquetées des oiseaux et rongées par les guêpes. On s'étonne de voir tant d'ennemis à des fruits si modestes. Puis on se rappelle, si l'on vient de loin, combien l'endroit est âpre, infertile et l'on regarde ces pommes au goût aigrelet, pendues aux branches d'un arbre nu, pour ce qu'elles sont : une aubaine un peu miraculeuse".
La comparaison est cruelle. Mais ne crions pas haro sur Bergounioux qui flétrit le pays où nous vivons. Il se pourrait que le Millevaches de Bergounioux ne soit plus le nôtre. Avec lui, nous avons tenté d’éclaircir cette histoire et de prévenir tout malentendu qui risquerait de vous faire passer à côté de lui sans jamais ouvrir un de ses livres.
IPNS - Quels liens personnels vous lient au plateau ?
Pierre Bergounioux - Je suis né à Brive. J’y ai vécu jusqu’à l’âge de dix sept ans. C’est là que j’ai reçu les premières impressions, qui sont irréversibles, indélébiles, laissé mes amitiés d’enfance, que reposent tant de gens que j’aimais, que les rêves me ramènent chaque nuit, que réside, pour toujours, le gosse que je fus et qui prescrit à l'adulte qu'il est devenu, par delà le temps et la distance, sa tâche, sa conduite, ses buts.
Il y a ce qui se passe et ce qu’on sait, qui coïncident rarement. Longtemps, je me suis cru corrézien parce que nul ne s’était soucié de savoir exactement ce qui avait précédé. On avait autre chose à faire que d’interroger le monde intérieur, l’âge antérieur. On était accaparé par les évènements. J’ai donc mis au compte d’une inexplicable bizarrerie le malaise vague, chronique, de la vie au Pays Vert, l’humeur chagrine, légèrement schizoïde, dont j’étais affligé. Mon père, qui était orphelin de père, pensait être briviste. Je l’ai cru. Je me suis regardé comme un sang-mêlé, limousin par son côté, lotois par l’autre. Après son décès, on a fait quelques recherches, découvert sans difficulté qu’il tenait, lui aussi, dès la deuxième génération, au Quercy.
Si, comme je le postule, rien ne se perd ni ne meurt et que revivent, en nous, ceux qui furent avant, alors je m’explique un peu mieux le goût d’exil qu’ils ont trouvé aux terres accidentées, acides, mouillées du Limousin, à ses couleurs tristes, à la froidure, à l’altitude, à l’ardoise et au granit gris. Tout me porte vers les lumineuses esplanades de la Bouriane1 où se sont écoulées - je le sais, désormais – mes vies antérieures, où les choses me parlent, me disent, lorsque je passe : "Arrête toi. Tu es chez toi !".
Peut-être qu’il n’y a pas d’intérêt à simplement recommencer ce qui a déjà été, à reproduire le passé. Etrangement, c’est vers la vraie Corrèze, l’âpre, l’orientale que je me suis acheminé, le moment venu, parce que quelqu’un est apparu que j’ai résolu, dans l’instant, de ne jamais plus quitter et qui est devenue ma femme. Que les esprits du plateau, les puissances occultes, les ogres et les fées aient regardé mon intrusion d’un fort mauvais œil, je m’en moquais bien. Ils n’avaient qu’à pas me montrer une créature des frimas, des forêts. Je n’aurais jamais dépassé Tulle, à mi-chemin. J’aurais suivi mon penchant, vers les terres sèches, éblouies, du Quercy.
La cruauté n’est pas dans ma nature. Une observation du philosophe anglais Hume m’a éclairé, jadis, sur un sentiment resté confus. L’homme est l’enfant, dit-il, de l’union monstrueuse de la faiblesse et du besoin. C’est ce qui confère aux terres cultivées le charme profond qu’on leur trouve. On devine, parmi les moissons et les vergers, que la disette, la misère nous seront épargnées. Les combes du Périgord et du Lot font penser à des cornes d’abondance. Elles débordent de fruits succulents, de grappes de raisin, de potirons, d’épis d’or, de branches ployantes, de fleurs.
Passé la limite du châtaignier, vers sept cents mètres, Millevaches n’offre plus rien de nourricier ni de consolant. C’est un pays d’aiguilles, de piquants, de plantes revêches, la bruyère, l’ajonc, la fougère. Lorsque, de Meymac, on part pour Eymoutiers, la route sinue continuellement sous la voûte des bois ; vers Felletin et Aubusson, elle s’élève en lacets entre les landes et les tourbières, s’efface, aux mauvais jours, sous la neige. Je persiste : un pommier aux branches duquel pendent quelques fruits chétifs revêt, dans ce contexte, une apparence légèrement miraculeuse.
IPNS - Vos liens avec le plateau ont-ils évolué au cours de votre vie ? Et qu’en est-il aujourd’hui ?
P. B. - Comment des rapports qui procèdent de la nature des choses pourraient-ils varier ? Le plateau devient chaque année plus silencieux et sombre, plus sévère, parce que sa population s’amenuise dramatiquement tandis que les bois gagnent. Quant à nous, le temps qui passe agit comme un puissant révélateur. Il souligne nos contours véritables, sépare l’être qu’on est de ce que par inexpérience, légèreté, on avait pris pour lui et qui ne lui appartenait pas vraiment.
Lorsque je reviens, chaque année, sur les hauteurs, c’est comme la première fois. Je me sens étranger, autre, effarouché mais tenu, par une raison que la raison ignore, d’être là et pas ailleurs.
IPNS - "Votre" plateau par bien des aspects est très différent du "nôtre"… Le plateau immémorial que vous dépeignez est mort et seul ce plateau là vous intéresse en tant qu’écrivain. Vous vous en êtes fait le mémorialiste et votre œuvre en est comme l’oraison funèbre. Mais y-a-t-il un second Pierre Bergounioux qui regarderait le plateau de façon plus contemporaine et qui percevrait un "plateau vivant" ?
P. B. - Ce qu’on pense se déduit de ce qu’on fait. Je passe onze mois sur douze aux portes de Paris où la fin des terroirs, la mise en sommeil des mauvaises terres ont conduit leurs occupants. Lorsque je suis en Corrèze, ce sont des fantômes, du passé que je retrouve. L’existence lointaine, seconde que je mène donne à Millevaches une réalité intermittente, mélancolique, abolie ou rêvée. Mais je sais parfaitement quelle consistance solide, authentique, économiquement fondée, lui trouvent les forestiers occupés d’un bout à l’autre de l’année à couper les bois. Je ne doute pas que cette étendue soit chargée de significations, d’échos vivants, d’espérance et de joie pour ses actuels habitants. Notre être est dans le devenir. Le plateau existe deux fois, en tant que tel, dans son épaisseur matérielle, et puis dans l’idée qu’on s’en fait. La mienne relève du passé, de l’éloignement, la vôtre de maintenant, de l’immédiateté. Elles ne s’excluent pas. Elles se complètent.
Si vous n’avez jamais lu Bergounioux, commencez par lire Miette (en poche chez Folio). D’abord parce que c’est le livre que Bergounioux dédie au plateau, ensuite parce que c’est celui qui, au travers des vies qu’il relate, nous permet d’approcher l’œuvre de l’écrivain de la façon la plus accessible. Pour aller plus loin et selon vos goûts, vous pouvez lire Un peu de bleu dans le paysage ou Le chevron pour suivre le filon corrézien de l'auteur (tous deux aux éditions Verdier). Si vous préférez le suivre dans les méandres de son enfance, commencez par La maison rose, très beau texte qui montre le monde des adultes par les yeux d’enfant de Bergounioux. Continuez avec C’était nous, La Toussaint ou La bête faramineuse, ce dernier livre nous ramenant sur le plateau (ces quatre ouvrages aux éditions Gallimard).
Si l'univers de Bergounioux vous a captivé, vous pourrez alors l'écouter vous parler de ses "héritages", tout ce qui l'a constitué, et qu'il raconte merveilleusement dans un dialogue avec son frère Gabriel (ce livre intitulé Pierre Bergounioux, l'héritage, vient de paraître aux éditions Les Flohic. C'est un ouvrage passionnant et abondamment illustré qui donne toutes les clés de son œuvre).
Enfin, signalons la parution aux éditions Mille Sources de l'ouvrage de Vincent Pélissier : Autour du grand plateau. Il s'agit d'une approche critique de l'œuvre de cinq écrivains inspirés par le Limousin, et en particulier par le plateau : Alain Lercher, Jean Paul Michel, Pierre Michon, Richard Millet et… Pierre Bergounioux. (Ed. Mille Sources, Société des Lettres, Sciences et Arts de la Corrèze, BP 102, 19003 Tulle cedex 10 ).
Nous proposons ci-dessous quelques extraits de ce Carnet de notes, qui devraient réjouir à la fois ceux qui aiment la littérature et ceux qui aiment et pratiquent la pêche, ou les deux à la fois, comme Pierre Bergounioux lui-même.
(…) Je monte sur la Corrèze, que je n'avais pas encore pêchée, cette année. Je me gare près du pont, m'appuie au parapet pour inspecter l'eau. J'aperçois un ou deux gobages. Le ciel est couvert. Il fait frais. Je descends d'une centaine de mètres, où le ruisseau dévale brutalement parmi les rochers. Ça commence mal. La mouche se prend dans les fougères et les genêts qui coiffent les pierres ou bien dérive dans les étranglements. J'ai presque perdu espoir. C'est que je dois toujours briser le maléfice de ces eaux torrentielles, acides, étroites et glacées, que j'ai découvertes tard, déjà, dans ma vie et qui ne ressemblent en rien à celles que j'avais fréquentées depuis la prime enfance, vastes et lentes, en plaine, aux confins du Quercy. Il me semble que si je parviens à prendre aussitôt une truite, d'autres lui succéderont parce que j'aurai montré à l'esprit du lieu combien ma prudence et mon zèle sont grands, dignes d'être récompensés. C'est à vingt pas en aval du pont que j'obtiens un demi-succès. Je ferre un poisson par dessus une diguette de galets mais je lui laisse un peu de mou, dont il profite pour s'échapper.
Je mène l'assaut contre le poste suivant et ramène la première Fario. Je passe sous le pont, suis tenté de dépasser le long plat qui commence, de l'autre côté. Il n'y a pas vingt centimètres d'une eau lisse et lente. Mais quoi ! C'est la chasse qui compte, pas la prise. Je commence par accrocher un genêt penché, avance un peu, relance et suscite, coup sur coup, deux attaques bruyantes, de celles que mènent les grosses arc-en-ciel dont j'ai tiré quelques spécimens dans la Dadalouze. La plus grande précision s'impose. Je me place contre la berge, bien ancré sur le fond de vase et de sable. Je pique tout près, à six mètres, la première grosse truite aux flancs argentés, rouges, recommence, ferre un autre très fort poisson qui me prend de la soie. Je pompe, le vois venir à moi, fuseau sombre, repartir quand il m'aperçoit, jeter une lueur pourpre. Je le noie. Il a la gueule hors de l'eau quand je provoque les dieux, murmure : "il ne faut pas que je le perde". Et dans la seconde, ma grosse truite se décroche et disparaît. Je peste ce qu'il faut avant de me rappeler que l'important était de disputer la partie ensemble. D'ailleurs, cinq pas plus loin, une autre a pris la mouche et finit dans mon panier après une lutte sauvage et courte. Je remonte lentement, sans un bruit, sans la troubler aucunement, la lente coulée, comme un miroir sous le ciel qui se décolore. Je fais trois autres Fario sur des lancers de quinze mètres. (…)
De nouveau sur la Corrèze, à neuf heures et demie du matin, contre toutes mes habitudes. Je me hâte. Je sais combien sont rares les heures que j'aurai données à la pêche à la mouche artificielle, sur les eaux d'altitude, en juillet. Je ne dois pas mettre plus de deux minutes pour enfiler les chaussons, les bottes, graisser la soie, paraffiner la mouche, enfiler le gilet, ceindre le panier, fermer la voiture et descendre dans le ruisseau. Un rayon de soleil perce, par instants, le voile blanchâtre. Le vieux sortilège pèse, intact, sur cette nouvelle partie. L'eau est trop basse, trop claire. Il est trop tôt ou trop tard. Le genêt - le même qu'hier - prend, comme hier, ma mouche au passage et s'incline ironiquement. Mais j'ai vu, tout près, un remous. Et juste avant, j'ai pris, sous le pont, une Fario, celle, peut-être, qui s'était décrochée, hier. Je m'avance, un peu incrédule, dans le plat et soudain, la première grosse truite - une allogène - combat au bout du fil. J'ai vu son ventre pourpre, ses reflets d'argent. Comme l'encaissement diminue, en avançant, que la végétation s'écarte, je tente des lancers plus longs. Ma mouche coule mais j'ai vu le sillage d'une truite en direction du point de chute. Pendant un centième de seconde, j'éprouve un grand désarroi. Va-t-elle prendre, a-t-elle déjà pris ? Tout se passe sous la surface. Je ne distingue rien qu'un remous, patiente pendant l'infime fraction de seconde supplémentaire qu'il faut aux arc-en-ciel, moins vives que les Fario, pour prendre, ferre et ressens la lourde secousse. Je devine de l'argent, du carmin. C'est un gros poisson, qui m'oppose une défense brutale, tout en coups de tête, et je m'efforce, de mon côté, d'arrondir les angles. Plutôt que de tirer à moi, je le laisse fuir, canne haute, de sorte que sa tête finit par venir crever la surface. L'affaire dure.
Enfin, il est là, très long, très large, avec ses flancs violets, ses passées rouges, sur l'abdomen. J'essaie de lui pincer la mâchoire inférieure entre le pouce et l'index et ne réussis qu'à déclencher une gigue endiablée qui pourrait bien me le faire perdre. J'attends qu'il se soit immobilisé, le tire avec précaution de l'eau et le jette dans la bruyère. Après, adossé à la berge verticale, je laisse le temps passer, ma joie retomber un peu. Je continue, toujours lançant loin s u r l'eau infusée de soleil. Je vois une Fario, éclair doré, quitter son abri, sous la berge, et se précipiter sur la mouche qui glissait au milieu du ruisseau. Ensuite, série de ratés très rageants, incompréhensibles, à dix pas, au pied d'un herbier. Puis le maléfice s'évanouit et j'amène trois Farios de plus. (…)
(…) Vers six heures, j'emmène Jean avec moi, sur le plateau. Il a si souvent demandé à me suivre à la pêche ! Mais le site est sauvage, éprouvante la pêche au fouet et j'avais refusé, jusqu'ici. Nous partons sous un ciel menaçant. Des nuages pareils à des fumées courent sur les hauteurs. Nous poussons jusqu'à la Corrèze, dans le vallon. Au premier lancer, sur le plat - je voulais montrer à Jean comment on lance -, je pique une grosse arc-en-ciel à laquelle je livre un combat dans les règles. Je tends la canne vibrante au petit, attire son attention sur les phases successives de l'affaire, sur la livrée tachetée de la truite au ventre rouge. Un peu plus tard sous les branches d'un petit aulne, j'amène une classique Fario. Une averse nous oblige à chercher refuge sous un grand chêne, au fond d'un pré, dans le tournant de la rivière. Je recommence à pêcher sous les dernières gouttes, pique trois autres poissons que je dépose l'un après l'autre aux pieds de Jean, stoïque, enthousiaste, qui m'accompagne sur la rive. Il est si frêle, encore. Mais le temps viendra. Il grandira et j'aurai vieilli.
« Sornettes » ? Soit. À l’origine, ces notes, prises quotidiennement depuis 1980, n’étaient pas destinées à la publication. Mais qui peut douter une seconde qu’un auteur de talent, dont le travail d’écriture régulier, voire quotidien, procède d’un besoin profond, irrépressible, produirait du texte pour lui tout seul, sans intention, immédiate ou différée, voire post-mortem, de le faire partager au public ? Dans le cas de Bergounioux, ce conseil de Picasso à un ami s’avère inutile, et d’ailleurs inefficace pour l’essentiel sur le plan thérapeutique : « Écris, mon vieux, écris… Écris n’importe quoi, mais écris et tu verras que le cafard disparaîtra et que tu te sentiras mieux1. » De l’aveu de l’auteur de Miette, il s’agissait à l’origine de « lutter contre le monstre, l’oubli », d’un « viatique à usage personnel »2. C’est le même souci lancinant, une course pathétique contre l’écoulement irrémédiable du temps qui guide la plume de Marcelle Delpastre dans ses Mémoires à travers lesquels elle tente de recueillir, de façon exhaustive, désordonnée et digressive, de sauver tous les souvenirs tapis au fond de ses circonvolutions cérébrales. Bergounioux écrit pour lui, peut-être, et parfois lui échappent des mots, des phrases dont le caractère intime est susceptible de gêner le lecteur. Cris du cœur, sans doute, assez loin de la forme corsetée, travaillée, parfois à l’excès, jusqu’à la préciosité, que prend son écriture dans ses ouvrages « littéraires ». Mais il semble finalement ravi de voir publiés ces Carnets, et ce changement de statut, du privé (« secret »), au public, ne peut pas ne pas être totalement sans conséquences sur leur contenu et leur forme (1 200 pages pour couvrir d’abord une décennie, puis seulement cinq années de vie).
Si les Carnets ont quelque peu évolué au fil du temps, si les notes prises au jour le jour se sont étoffées, l’écriture reste donc d’une sécheresse sans apprêt, jetée sur le papier avec une sobriété d’expression quelque peu automatique qui, parfois, frôle la négligence. Relevé systématique de l’heure du lever – l’obsession du temps, dès avant l’aube –, coup d’œil sur le ciel, les nuages à travers des notations d’une brièveté non dénuée de charme, mais qui, elles aussi, se réfèrent fréquemment à la course des saisons, et puis la journée de travail, domestique, professionnelle ou créative, les lectures, immenses et variées, avec les prises de notes afférentes (Bergounioux « extrait »…), les relations avec la famille et ses confrères écrivains et artistes. Mis à part les déplacements liés à sa carrière d’écrivain et de sculpteur sur métal, et le mois de juillet passé en Corrèze, c’est une vie très sédentaire qui est évoquée dans ces Carnets, une vie à l’austérité quasiment monacale, perturbée de plus en plus fréquemment, notamment dans la période 2011-2015, par les soucis de santé de l’auteur vieillissant.
Monotonie, répétitivité d’un quotidien souvent banal, grisaille virant de plus en plus souvent au désespoir, c’est la vie de (presque) tout le monde, ce qui fait écrire au critique Christophe Mercier : « On a tous en nous quelque chose de Bergounioux3 ». Pas sûr que cette référence à Johnny ait enchanté l’écrivain, s’il en a pris connaissance… Mais c’est peut-être ce qui « accroche » le lecteur persévérant des quelque 4 500 pages actuellement disponibles des Carnets : l’évocation factuelle, parfois hyper-réaliste dans son quotidien très ordinaire, d’une expérience existentielle, le récit d’une vie dont l’auteur a la conscience aiguë qu’elle est impitoyablement grignotée par le temps. Et puis… ce n’est plus de l’« autofiction » romancée (comme dans Catherine), et aucune virtuosité scripturale ne sublime à travers un projet esthétique l’évocation des moments qui ont bouleversé ses débuts dans la vie. Sans en prendre l’engagement comme le fait Rousseau dans les premières lignes des Confessions, l’auteur tend néanmoins à « montrer à [ses] semblables un homme dans toute la vérité de la nature ». Pour le lecteur, c’est la vie même qui s’écrit au jour le jour, les personnages du récit sont de « vraies » personnes, et nul ne sait comment l’histoire va évoluer. La publication de l’œuvre, forcément échelonnée, présente l’intérêt dramatique supplémentaire d’un feuilleton ou d’un cycle romanesque : on s’habitue aux personnages, on s’interroge sur leur devenir, on aspire à les retrouver, on s’impatiente, on les perd (le fils aîné, Jean, et sa famille dans le tome 4).
Pour autant, répétons-le, la matière des Carnets est rien moins que romanesque. Si toutes les critiques auxquelles nous avons eu accès sont très élogieuses, on peut néanmoins émettre quelques réserves sur certains aspects de l’œuvre. Pour prendre un seul exemple, on notera que Pierre Bergounioux s’attache assez régulièrement à narrer ses déplacements en automobile ou en train, fournissant aux lecteurs les détails circonstanciés liés au parcours, à l’itinéraire, à ses péripéties (il s’égare assez fréquemment). Ces notations à usage strictement personnel (l’auteur au volant « va chercher » la voie express de ceinture et se trompe de bretelle4) sont à peu près illisibles, on peut les sauter avec profit, quitte à oublier cependant qu’au second degré elles illustrent la non adaptation au monde d’un homme dont le plus clair du temps se passe chez lui, dans les livres, et qui, lorsqu’il sort dans la rue, se sent de plus en plus étranger à ses contemporains, notamment des jeunes et des « bonnes femmes », croqués bien souvent de manière peu indulgente.
La répétitivité est sans doute liée à la forme même des Carnets (un journal intime), tout autant qu’à la régularité des habitudes de l’auteur, au respect inflexible des règles de vie qu’il s’est fixées dès l’adolescence, ainsi qu’au caractère obsessionnel, de plus en plus sombre, de ses réflexions et émotions. Christophe Mercier observe justement à propos du 4ème tome qu’il « donnait comme un ciment à l’œuvre, l’éclairait de l’intérieur, explicitait le terreau autobiographique dans laquelle [sic] elle était ancrée5. » L’homme Bergounioux apparaît derrière l’écrivain et, d’une manière assez crue, se dessine le portrait bouleversant d’un être dont l’incapacité affichée au bonheur procède d’un mélange désespéré d’autodénigrement à tonalité masochiste et d’égocentrisme têtu. Ainsi, au fil des Carnets, il ne fait aucun commentaire positif sur les prix littéraires qu’il reçoit, sur les marques d’estime, d’admiration, de reconnaissance par ses pairs que le récit suggère : modestie, retenue pudique, ou intime conviction que tout cela lui est dû ? En revanche, son côté atrabilaire et misanthrope le conduit à égrener de page en page une litanie de plaintes récurrentes motivées par le sentiment d’être harcelé par les soucis et les deuils, par l’agressivité dérangeante du monde. Il note : « Ma joie ou, simplement, mon repos tiennent à tant de choses, et j’ai donc un si grand nombre de raisons d’être malheureux [sic], que c’est un bonheur lorsque rien n’est pour m’échapper, se perdre, rompre entre mes mains » (Je 18.1.1990). D’ailleurs, tout ce qui fait peu ou prou obstacle au projet de vie et de travail de l’écrivain (tout mettre en œuvre, dès son adolescence, pour comprendre « pourquoi nous sommes au monde », en restant rivé à son bureau, lisant et écrivant), fait l’objet de commentaires amers, voire méprisants. Avec le temps, il supporte de moins en moins ses élèves de collège. Pour des raisons de commodité personnelle (Je 9.3.2006), il est resté trop longtemps dans le premier cycle du Second degré, au-delà de cinquante ans, « dépêchant » [sic] des cours qui ne l’intéressent plus, alors que son cursus d’excellence (Normale sup’, agrégation, thèse de troisième cycle sous la direction de Roland Barthes) lui aurait permis de partir rapidement enseigner dans le Supérieur. Et pourtant, recruté tardivement par l’École des Beaux-Arts, il n’y trouve pas pour autant la satisfaction qu’il pouvait en attendre : « Depuis que l’ennui, la contrariété de l’enseignement en collège me sont épargnés, ce n’est pas à une enivrante liberté que je suis rendu, mais au désespoir rampant que m’inspire, depuis les plus lointains commencements, ma profonde nature.
Me serais bien dispensé du détour par la vie » (Di 28.10.2007). Un jour, Cathy, son épouse, lui suggère qu’il doit être dépressif (lu 2.3.2015). Vers la fin de l’année 2015, après la mort de sa mère, alors qu’il vit en permanence sous la menace d’un accident cardiaque, il note : « Je songe à ce vizir né de l’imagination d’un écrivain des Lumières et qui constatait que, cousus ensemble, les moments heureux de son existence couvriraient à peine une matinée. Les miens, tout compte fait, occuperaient peut-être une journée » (Di 27.12.2015)6. Pourtant, les Carnets nous permettent de nuancer ce très sombre bilan personnel. Sans doute sa vie familiale semble-t-elle lui apporter des satisfactions mitigées. En dépit de son engagement réel dans le quotidien domestique (il épluche des quantités de légumes qu’il congèle, « fait le plein » au supermarché, repasse etc.) il donne fréquemment l’impression de vivre à côté de ses proches plutôt qu’avec eux, et même l’admirable Cathy, brillante chercheuse au CNRS, tant aimée, et tellement dévouée au bien-être de la famille, époux, enfants et petits-enfants, n’est pas complètement à l’abri de reproches amers et sans doute très injustes (Je 9.1.1986). Mais l’auteur est manifestement heureux avec ses copains d’enfance du Limousin, avec ses anciens camarades de lycée, ainsi qu’avec ses confrères écrivains et artistes, qu’il retrouve très souvent du fait de sa grande notoriété.
La réussite littéraire, la reconnaissance à peu près unanime de la qualité de son œuvre vont donc de pair, dans sa vie privée, avec un sentiment de déréliction aggravé par l’âge, les deuils, la dégradation de sa santé. Au cours d’une récente émission de radio7 lui a échappé une espèce de cri dont la violence d’expression sans nuances et la trivialité donnent à réfléchir, même si l’on n’est pas psychanalyste : « Nos pères sont là pour nous foutre en l’air, et nos mères pour nous sauver ». Érudit en matière de sciences humaines, amateur des grandes synthèses sur l’évolution des phénomènes sociaux et civilisationnels, Bergounioux a-t-il songé que, père de deux fils, il est censé, lui aussi, illustrer cet aphorisme taillé à coups de serpe ? Quoi qu’il en soit, c’est bien par le biais des origines, au sens élargi, familial mais aussi géographique du terme, qu’il faut essayer de revenir sur l’univers intérieur de l’homme et de l’écrivain, sur sa vision subjective de lui-même et du monde.
Comme tout créateur, Pierre Bergounioux a construit une sorte de mythe personnel qui alimente son œuvre et qui est, en retour, enrichi, conforté, illustré par elle. Très tôt, il prend conscience d’une sorte d’opacité énigmatique et désespérante du monde. Il forme alors le projet chimérique mais définitif d’y voir clair8… En même temps, il garde le souvenir émerveillé et douloureux du temps d’avant, celui de son enfance. Ses plus belles pages en témoignent.
Cet avatar de Prométhée, mâtiné de Sisyphe, ne saurait trouver sa cohérence sans un arrière-plan familial, ancestral, géographique et historique suffisamment arriéré et désespérant pour donner du sens à sa quête d’intelligibilité. L’écrivain, qui affirme sa limousinité, a rendu un hommage mémoriel émouvant aux derniers combattants gaulois, Lémovices et Cadurques qui, en 51 av. J.-C., furent vaincus par César au Puy d’Issolud, ainsi qu’aux « croquants » creusois qui, quinze siècles plus tard, payèrent de leur vie la volonté de s’affranchir des impôts royaux et seigneuriaux9. Sa vision extrêmement sombre du Limousin, à laquelle ne souscriraient pas forcément les historiens, s’accorde parfaitement avec son pessimisme, auquel elle fournit un cadre, des racines, une assise. Les milliers de pages des Carnets reviennent régulièrement sur ce thème de « la tristesse noire du pays limousin […], de sa déshérence, de sa fin » (Je 19.9.2002). L’auteur parle avec ses collègues limousins « […] de l’âge désastreux où nous sommes entrés, de la désillusion qu’a essuyée notre génération, de l’espèce de deuil que nous portons » (Je 22.3.2007). Il évoque « la nuit millénaire qui pesait depuis l’origine des temps sur la Corrèze » (Je 6.11.2008), il parle de « l’enclave arriérée » (Ma 11.11.2008) où il a commencé sa vie. Il se souvient en ces termes du tournant que cette dernière a pris en 1965 : « […] la conscience soudaine de la noire disgrâce dont j’étais frappé, avec mes petits compatriotes » (Me 12.11.2008). La vue d’une jeune femme solitaire dînant à la table d’un café amène la réflexion suivante : « Et je songe combien pareille chose me demeure toujours inconcevable. Quoi ! S’accorder pareilles aises, s’asseoir, tout uniment, à la terrasse d’un restaurant de Paris et prendre tranquillement un repas complet. Quelle sauvagerie, quel incurable sentiment d’indignité la vieille Corrèze m’a laissé ! » (Lu 27.8.2007). D’ailleurs – et pour en finir, mais les exemples sont innombrables –, si l’on en croit l’auteur, cette malédiction ancestrale aurait même frappé « les truites inéduquées, faméliques, de la haute Corrèze » (Di 3.7.2005) !
Au risque de paraître désagréable, il faut néanmoins rappeler ce que Pierre Bergounioux sait parfaitement : ses « petits camarades » baby boomers, Limousins ou non, et lui-même ont bénéficié d’une chance historique non négligeable dont n’a pas profité la génération précédente affrontée aux monstrueux délires mortifères du nazisme. Pas gâtée par l’Histoire non plus, celle des grands-pères, invités en août 14 à partir la fleur au fusil pour une promenade de santé en direction de Berlin (avec tant d’autres, mon grand-père en témoigne dans sa tombe du cimetière d’Eymoutiers)10. Enfin, plus près de nous, Bergounioux était trop jeune pour aller crapahuter dans les djebels algériens…
De plus, il n’est en aucune manière, quoi que puissent laisser entendre ses écrits et ses déclarations, un laissé-pour-compte, un « réprouvé »11. Il n’est pas issu d’un milieu socio-culturel particulièrement défavorisé12 : dans cette Corrèze dont l’ « arriération », censée peser sur ses épaules, est évoquée avec une délectation morbide et quasi obsessionnelle, il a pu bénéficier, à Brive et à Limoges, de l’éducation solide d’un lycéen des années 60, du soutien tendre et éclairé d’une mère bachelière (3 % des femmes en 1941) et c’était, à l’époque, même dans le contexte psychologique d’une adolescence douloureuse et d’une personnalité peu douée pour le bonheur, un statut privilégié. Latin et piano : bien des adultes souhaiteraient avoir connu une enfance aussi disgraciée !
« Nos pères sont là pour nous foutre en l’air, et nos mères pour nous sauver ! ». Gageons que, pour le pire et pour le meilleur, le Limousin a servi à la fois de père et de mère à Pierre Bergounioux. Ce sont ses origines limousines, présentées comme un handicap socio-culturel inscrit dans la géologie et l’Histoire du pays, qui sont censées « foutre en l’air » le devenir du futur écrivain. Mais ce sont elles aussi qui servent de catalyseur aux forces créatrices qu’il porte en lui et lui fournissent l’énergie et la volonté de forger son destin. Elles le « sauvent » ainsi, après lui avoir fait ce don précieux de souvenirs d’enfance inoubliables dans une nature propice à l’essor de son imagination et de sa sensibilité poétique.
Pour finir, on reviendra un instant sur cette mythologie personnelle d’une misère et d’une souffrance corréziennes ancestrales que les générations continueraient de ressentir jusqu’à nos jours comme une écrasante fatalité. C’est accorder beaucoup d’importance à une « limousinitude de souche », transéculaire, à la réalité problématique. Depuis la fin des années soixante, des jeunes et moins jeunes néoruraux tentent de redonner vie à la campagne limousine, au plateau de Millevaches, apportant des idées, de l’imagination, de nouveaux projets de vie et de bonheur collectifs. Etre Limousin, de souche ou pas, c’est d’abord aimer la région, et cela peut sans doute se vivre autrement qu’à travers une vision misérabiliste et désespérée du pays. Et même si, comme l’écrit Musset, « Les plus désespérés sont les chants les plus beaux »…