Nous proposons ci-dessous quelques extraits de ce Carnet de notes, qui devraient réjouir à la fois ceux qui aiment la littérature et ceux qui aiment et pratiquent la pêche, ou les deux à la fois, comme Pierre Bergounioux lui-même.
(…) Je monte sur la Corrèze, que je n'avais pas encore pêchée, cette année. Je me gare près du pont, m'appuie au parapet pour inspecter l'eau. J'aperçois un ou deux gobages. Le ciel est couvert. Il fait frais. Je descends d'une centaine de mètres, où le ruisseau dévale brutalement parmi les rochers. Ça commence mal. La mouche se prend dans les fougères et les genêts qui coiffent les pierres ou bien dérive dans les étranglements. J'ai presque perdu espoir. C'est que je dois toujours briser le maléfice de ces eaux torrentielles, acides, étroites et glacées, que j'ai découvertes tard, déjà, dans ma vie et qui ne ressemblent en rien à celles que j'avais fréquentées depuis la prime enfance, vastes et lentes, en plaine, aux confins du Quercy. Il me semble que si je parviens à prendre aussitôt une truite, d'autres lui succéderont parce que j'aurai montré à l'esprit du lieu combien ma prudence et mon zèle sont grands, dignes d'être récompensés. C'est à vingt pas en aval du pont que j'obtiens un demi-succès. Je ferre un poisson par dessus une diguette de galets mais je lui laisse un peu de mou, dont il profite pour s'échapper.
Je mène l'assaut contre le poste suivant et ramène la première Fario. Je passe sous le pont, suis tenté de dépasser le long plat qui commence, de l'autre côté. Il n'y a pas vingt centimètres d'une eau lisse et lente. Mais quoi ! C'est la chasse qui compte, pas la prise. Je commence par accrocher un genêt penché, avance un peu, relance et suscite, coup sur coup, deux attaques bruyantes, de celles que mènent les grosses arc-en-ciel dont j'ai tiré quelques spécimens dans la Dadalouze. La plus grande précision s'impose. Je me place contre la berge, bien ancré sur le fond de vase et de sable. Je pique tout près, à six mètres, la première grosse truite aux flancs argentés, rouges, recommence, ferre un autre très fort poisson qui me prend de la soie. Je pompe, le vois venir à moi, fuseau sombre, repartir quand il m'aperçoit, jeter une lueur pourpre. Je le noie. Il a la gueule hors de l'eau quand je provoque les dieux, murmure : "il ne faut pas que je le perde". Et dans la seconde, ma grosse truite se décroche et disparaît. Je peste ce qu'il faut avant de me rappeler que l'important était de disputer la partie ensemble. D'ailleurs, cinq pas plus loin, une autre a pris la mouche et finit dans mon panier après une lutte sauvage et courte. Je remonte lentement, sans un bruit, sans la troubler aucunement, la lente coulée, comme un miroir sous le ciel qui se décolore. Je fais trois autres Fario sur des lancers de quinze mètres. (…)
De nouveau sur la Corrèze, à neuf heures et demie du matin, contre toutes mes habitudes. Je me hâte. Je sais combien sont rares les heures que j'aurai données à la pêche à la mouche artificielle, sur les eaux d'altitude, en juillet. Je ne dois pas mettre plus de deux minutes pour enfiler les chaussons, les bottes, graisser la soie, paraffiner la mouche, enfiler le gilet, ceindre le panier, fermer la voiture et descendre dans le ruisseau. Un rayon de soleil perce, par instants, le voile blanchâtre. Le vieux sortilège pèse, intact, sur cette nouvelle partie. L'eau est trop basse, trop claire. Il est trop tôt ou trop tard. Le genêt - le même qu'hier - prend, comme hier, ma mouche au passage et s'incline ironiquement. Mais j'ai vu, tout près, un remous. Et juste avant, j'ai pris, sous le pont, une Fario, celle, peut-être, qui s'était décrochée, hier. Je m'avance, un peu incrédule, dans le plat et soudain, la première grosse truite - une allogène - combat au bout du fil. J'ai vu son ventre pourpre, ses reflets d'argent. Comme l'encaissement diminue, en avançant, que la végétation s'écarte, je tente des lancers plus longs. Ma mouche coule mais j'ai vu le sillage d'une truite en direction du point de chute. Pendant un centième de seconde, j'éprouve un grand désarroi. Va-t-elle prendre, a-t-elle déjà pris ? Tout se passe sous la surface. Je ne distingue rien qu'un remous, patiente pendant l'infime fraction de seconde supplémentaire qu'il faut aux arc-en-ciel, moins vives que les Fario, pour prendre, ferre et ressens la lourde secousse. Je devine de l'argent, du carmin. C'est un gros poisson, qui m'oppose une défense brutale, tout en coups de tête, et je m'efforce, de mon côté, d'arrondir les angles. Plutôt que de tirer à moi, je le laisse fuir, canne haute, de sorte que sa tête finit par venir crever la surface. L'affaire dure.
Enfin, il est là, très long, très large, avec ses flancs violets, ses passées rouges, sur l'abdomen. J'essaie de lui pincer la mâchoire inférieure entre le pouce et l'index et ne réussis qu'à déclencher une gigue endiablée qui pourrait bien me le faire perdre. J'attends qu'il se soit immobilisé, le tire avec précaution de l'eau et le jette dans la bruyère. Après, adossé à la berge verticale, je laisse le temps passer, ma joie retomber un peu. Je continue, toujours lançant loin s u r l'eau infusée de soleil. Je vois une Fario, éclair doré, quitter son abri, sous la berge, et se précipiter sur la mouche qui glissait au milieu du ruisseau. Ensuite, série de ratés très rageants, incompréhensibles, à dix pas, au pied d'un herbier. Puis le maléfice s'évanouit et j'amène trois Farios de plus. (…)
(…) Vers six heures, j'emmène Jean avec moi, sur le plateau. Il a si souvent demandé à me suivre à la pêche ! Mais le site est sauvage, éprouvante la pêche au fouet et j'avais refusé, jusqu'ici. Nous partons sous un ciel menaçant. Des nuages pareils à des fumées courent sur les hauteurs. Nous poussons jusqu'à la Corrèze, dans le vallon. Au premier lancer, sur le plat - je voulais montrer à Jean comment on lance -, je pique une grosse arc-en-ciel à laquelle je livre un combat dans les règles. Je tends la canne vibrante au petit, attire son attention sur les phases successives de l'affaire, sur la livrée tachetée de la truite au ventre rouge. Un peu plus tard sous les branches d'un petit aulne, j'amène une classique Fario. Une averse nous oblige à chercher refuge sous un grand chêne, au fond d'un pré, dans le tournant de la rivière. Je recommence à pêcher sous les dernières gouttes, pique trois autres poissons que je dépose l'un après l'autre aux pieds de Jean, stoïque, enthousiaste, qui m'accompagne sur la rive. Il est si frêle, encore. Mais le temps viendra. Il grandira et j'aurai vieilli.
Extraits de carnet de notes, 1980-1990, éditions verdier.