Un matin glacial de janvier 1943, un ronronnement insolite de voiture à essence anima l'unique route aboutissant à mon village, un hameau d'une douzaine de fermes groupées à la cime d'une colline aux confins de la Haute-Vienne et de la Corrèze, désenclavé par son unique chemin vicinal montant et malaisé. En ce temps-là, deux mois après l'occupation de la zone sud par les nazis, les honnêtes gens voyageaient en gazogène, les docteurs même avaient équipé leurs voitures pour rouler au charbon de bois. Seules, la Gestapo, la milice et la flicaille du sinistre Pétain brûlaient l'essence.
Comme je chargeais un tombereau de fumier dans la cour, le véhicule indésirable stoppa à quelques pas ; pressentant une horrible visite, un frisson me parcourut le dos. A la vue d'un bipède aussi large que haut arrivant difficilement à s'extraire de la traction avant, une envie irrésistible de rire me saisit, envie instinctive, réflexe et non raisonnée à l'origine. Pot ! J'avais craint la Gestapo dont quatre bandits venaient d'enlever une semaine auparavant un jeune voisin assassiné en déportation et seule la flicaille de Pétain me visitait. L'inspecteur obèse, une boule suiffeuse narguant la famine générale, d'une voix gargouilleuse parvenant péniblement à sortir d'une accumulation graisseuse rappelant un cochon bien gras, me demanda la ferme paternelle. Je répondis par un ricanement, ayant décidé de contrefaire l'idiot ; cheveux rabattus jusqu'aux yeux, microcéphale à souhait, j'attendais ; quatre flics de Pétain, chaudement habillés et armés de 7,65, venaient perquisitionner dans la ferme de mon père qui, malgré une jambe de bois datant de l'autre guerre, n'avait jamais adhéré à la Légion des Combattants du sinistre nonagénaire dictateur. Pour se faire une idée de la méchanceté humaine, de la bestialité et du manque absolu d'éducation des sbires de l'ordre nouveau hitlérien, il faut avoir assisté à une perquisition policière sous le règne du fasciste Pétain.
Durant plus de trois heures d'investigations approfondies, je les suivis et ne cessait mon ricanement diabolique que le court instant nécessaire pour faire comprendre à mon père la présence dissimulée au fond d'un hangar, derrière deux rangées de fagots, d'un important stock de dynamite gommée. Ma mère connaissait le dépôt, mais lui l'ignorait, non qu'il l'aurait désapprouvé et interdit, au contraire, mais, ivrogne invétéré, il ne se serait certainement pas empêché de s'en vanter après boire.
A jeun, homme d'une intelligence remarquable, il réalisa instantanément tout le tragique de la situation : arrestation, chambre de tortures, poteau d'exécution ou, pour le minimum, déportation dans un camp d'extermination. Je le revois encore, mâchouillant une énorme chique dont le jus ordinaire lui dégoulinait sur la barbe et me répondant, après une bien courte réflexion : Gardo toun calmé, lo pouodin yé,t'in gorontiché un !...
D'un clin d'oeil, il me désigna le bâton sur lequel il s'appuyait en traînant sa jambe de bois : c'était une barre d'acier servant habituellement pour forer des trous dans les terrains pierreux avant d'enfoncer les tuteurs soutenant les palissades. Effectivement, mon père suivait comme son ombre en boitant le commissaire de police limougeaud Brunet dirigeant la perquisition. Ils visitèrent caves, greniers, vidèrent tous les meubles, sondèrent les foins à plus de dix endroits avec des fourches, remuèrent des tas de paille, et arrivèrent au hangar contenant les explosifs en dernier lieu.
Je suivais de près le poussif inspecteur obèse en ricanant comme un dément.
- Cet amoncellement de fagots ne me dit rien de bon, déclara le commissaire Brunet. Déplace-moi ça, commanda le voyou en s'adressant à moi.
- Tu me payes combien ? répondis-je entre deux ricanements, avec une telle expression de haine qu'il en pâlit affreusement.
Je vis les deux mains de mon père se crisper sur la barre d'acier ; heureusement j'aperçus à ma portée un petit têtu destiné à assommer les cochons gras avant de les saigner.
Pour l'inspecteur obèse, qu'il eût été impossible d'exécuter avec un instrument contondant à moins de lui imprimer une vitesse vertigineuse, car la nuque disparaissait derrière d'épais bourrelets graisseux, je disposais d'un petit 6,35 avec deux balles. J'avais depuis longtemps déjà repéré l'emplacement approximatif du noeud vital de Flourens sous cet amas suiffeux, et tenais déjà le pistolet avec ma main droite dans la poche de veste. Pour mettre hors d'état de nuire les deux autres sbires de Pétain, je comptais sur ma force herculéenne et l'effet de surprise. Tout en ricanant, je mastiquais furieusement une plaquette de chewing-gum provenant d'un parachutage récent ; nous étions bien peu en France à mastiquer du chewing-gum à la date du 27 janvier 1943. Comme l'un des flics commençait à défaire les fagots, il me vint une idée atroce : et si ma balle ne part pas ? A vingt ans, cela fait quelque chose d'abattre quatre flics, atroce nécessité de la guerre, mais cela fait encore davantage d'envisager de finir sa vie dans un four crématoire. Quand ma mère aperçut la flicaille dans le hangar dangereux, elle se mit à hurler et jeta sur la boue noirâtre de la cour un sac de farine outrageusement blanche ; elle ne la regrettait pas, car les flics l'avaient marqué pour confiscation et, comme cela, au moins, les cochons en profiteraient en fouillant la boue avec leurs groins.
Ce geste sacrilège éloigna la flicaille scandalisée de la zone dangereuse ; cela leur sauva certainement la vie car j'étais animé d'une détermination implacable et mes deux balles utilisées plus tard partirent fort bien. La farine blanche formait dans la cour une grande tache blanche, où déjà les poules picoraient. Les flics sidérés, regardaient, n'en croyant pas leurs yeux. Ma mère jeta sur la farine les décorations et la Légion d'Honneur de mon père et poursuivit les sbires de Pétain armée d'un balai en les couvrant d'injures jusqu'à leur voiture. Un mois après, deux gendarmes vinrent la chercher pour l'emmener dans un camp de concentration du midi où elle resta deux mois ; ce fut le plus long voyage de sa vie. Tant que je vivrai, je serai poursuivi par un tenace remords en sens inverse : ne pas avoir fait justice à ces quatre voyous. Sur leur rapport, ils me portèrent déséquilibré, irresponsable, dégénéré, alcoolique et chiqueur de tabac enragé ; ils ne pensèrent pas au chewinggum.
Cet excellent rapport retarda mon arrestation de plusieurs mois.
Henri Nanot
Fils de paysans, Henri Nanot est né en 1921 à La Porcherie en Haute-Vienne. Très vite politisé, il s'enthousiasme pour les Soviets, adhère au parti socialiste et s'engage dans l'armée en devançant l'appel. Démobilisé en 1940 il ne retiendra de positif de sa période militaire que sa rencontre à Poitiers avec un infirmier avec lequel il partage son amour de Baudelaire et qui n'est autre que… André Breton, qui après guerre le mettra en contact avec Jehan Mayoux (voir IPNS n°10).
De retour en Limousin il s'engage dans les maquis de Guingouin, période qu'il racontera dans un livre intitulé Scènes de la vie du maquis ou dans quelques autres textes comme cette Perquisition que nous republions aujourd'hui. Puis il reprendra son activité d'agriculteur, à Meilhards en Corrèze, se marie, donne naissance à un fils tout en restant fortement engagé contre les choses qui le révoltent. Ainsi de la guerre d'Algérie contre laquelle il affiche sa radicale opposition. Du coup, il apparaît comme le coupable idéal des attentats de 1957 qui visent à Masseret, commune voisine, le sénateur Marcel Champeix alors secrétaire d'état aux affaires algériennes. Condamné à cinq ans de prison malgré ses continuelles dénégations, brutalisé lors des interrogatoires, son innocence niée, il sombre dans la folie et meurt en 1962, le jour même de sa libération définitive.
Sur cet itinéraire rebelle et vaincu, on peut lire le livre de René Rougerie Henri Nanot, un amour fou de liberté (éditions Souny, 1988) dans lequel on trouve quelques extraits des Scènes de la vie du maquis.