Peyrat-le-Château : petit bourg de montagne, lieu de vacances des parisiens, lieu sauvage charmant. C’est là que je devais apprendre ce qu’est un barrage, ce qu’est un mineur boiseur dans une galerie, ce qu’est une masse de 2000 hommes de dix nationalités différentes qui n’ont jamais vécu plus de cinq ans à la même place, qui n’ont lié leur destin à aucun territoire. Les sans-patrie, les déracinés, ceux dont parlent les chansons de mon enfance : “Errant sans feux ni lieux”.
J’écris de la baraque où nous logeons. Des camarades viennent me parler en italien, en espagnol. Un français lit le journal. Un algérien vient passer sa tête dans l’embrasure de la porte, il me sourit, puis va laver son linge à la salle des lavabos. Ces pages seront sans suite, sans précision. Elles reflèteront la fatigue nerveuse qui suit les heures d’attention dans les galeries obscures. Le témoin de ces hommes est un pauvre témoin, sans valeur et sans titre, si je ne parle pas, personne d’entre eux ne parlera et le drame de ces existences n’a pas le droit de rester dans l’ombre.
Dans cette région montagneuse qui regroupe les divers pays de Peyrat, Royère, Faux la Montagne, différents chantiers distants de 2, 7, 13 et 17 kilomètres sont disséminés soit à flanc de montagne, soit au flanc de quelques vallée. Les eaux captées proviennent de différentes rivières : La Maulde, arrêtée à Vassivière, le Taurion capté près de Royère, la Vienne captée près de Faux la Montagne. Ces adductions se font sous la montagne par galeries.
C’est là que je travaille. J’en connais tous les virages. Je connais le bruit de ses compresseurs à la surface, le déclenchement des chargeurs pour les batteries des tracteurs électriques, la démarche des forgerons italiens, les courbes des rails qui sinuent jusqu’à la décharge dans une vallée voisine, les tracteurs au gasoil, les monceaux de ferrailles, de tuyaux d’air, de traverses de rails, ses réservoirs d’eau, sa baraque-bureau, sa baraque à poudre et, au centre le monte-charge, où sans arrêt, 24 heures sur 24, les deux cabines montent les wagons pleins et descendent les wagons vides.
Affecté quelques jours en surface comme conducteur de tracteur, puis graisseur de wagon, puis forgeron, je fus, après un mois, envoyé en galerie, comme conducteur de tracteur électrique.
C’était en plein été, un soleil dur, j’ai connu le travail en galerie, la fraîcheur du tunnel, les semi-obscurités, l’eau qui tombe de la voûte avec les flaques qui cachent les rails, les trous où l’on trébuche, le vrombissement pénible de la ventilation et le bruit assourdissant des marteaux piqueurs.
Vie mouvementée, d’attention constante où l’on essuie les gueulantes de tous : chefs mineurs, chefs de poste, pellistes, agents de monte-charge, maçons, boiseurs, etc… Il faut sans cesse du calme et de la gentillesse parce que le moindre mauvais esprit pourrait provoquer l’embouteillage complet dans la galerie. Le régime normal des hommes du barrage est celui-ci : les 3/8, trois postes de 8 heures d’un travail qui n’arrête jamais.
Le visage un peu rude de ce travail nous est exprimé par cette montagne qui est illuminée toute la nuit de ses projecteurs. A 5 km de Peyrat, la route qui descend laisse entrevoir les montagnes. Les feux des camions balaient les cimes rocheuses. Il est 10 heures du soir. Au loin, les machines tournent, la dynamite saute, les algériens chantent dans les camions ; la vie de nuit commence par-delà ces villages qui s’endorment ; enfouis au sein des galeries, jusqu’à 6 heures du matin, engourdis de froid et de fatigue, les hommes s’accrocheront à l’œuvre. Ils travailleront toute la nuit et dormiront le jour, le sommeil agité par le bruit de la baraque, le froid qui envahit, le maigre soleil qui rappelle à chaque instant qu’on ne peut pas dormir pour de bon et que les hommes ont inventé ce rythme qui ne respecte pas le rythme biologique du soleil et de la nuit, du repos nocturne avec son immense calme, et l’indispensable lumière diurne pour la réfection du tissu humain.
J’ai connu des jours où je ne savais plus où j’en étais, matin ou soir ! L’estomac lui-même se révolte. La machine humaine grince. Elle est moins docile que les mécaniques ou les engins de la mine.
Je les ai vues l’été. Je les ai vues aussi l’hiver. Sous le soleil et sous la neige et sous la pluie, avec leur abord poussiéreux ou boueux, dans un site splendide, à flanc de montagne, à quelques centaines de mètres du pays de Peyrat. C’était toujours dans un climat bruyant, aux accents de plusieurs postes de radio diffusant chants et nouvelles en langues diverses, avec des cris, des odeurs diverses d’oignons frits et d’urine, des casseroles qui se brandissaient à l’embrasure d’une porte pour jeter au sol leur contenu dans le couloir central. Des épluchures qui volent en travers du passage et tombent deux mètres avant la poubelle destinée à les recevoir. Enfin, tout le drame quotidien du désordre de l’homme seul, multiplié par 80 par baraque, avec l’inconscience, la crasse, le bruit avec les rentrées tardives des uns et des autres ; ces lumières qui ne marchent pas quand on en a besoin et qui ne peuvent pas s’éteindre quand on a sommeil. Avec les chants des Nord-Africains ou la radio d’Andorre en passant par les déclamations italiennes et l’odeur d’essence de quelques vélomoteurs égarés entre deux plumards.
Bien que les baraques soient divisées en petites chambres de 6 ou 7, le climat à la longue pèse. Il est des scènes quotidiennes qui sont fatigantes ; vous travaillez de 2 heures à 10 heures. Vous rentrez à 11h30 en réveillant le copain qui, pour se lever à 4h30, s’est couché à 9h. A minuit vous êtes dans le lit, la lumière s’éteint. Il fait trop chaud l’été et froid l’hiver. Le sommeil est pénible, les lits durs et grinçants. 4h30 : réveil, bruit, lumière ; les copains se relèvent. A 5h30, ils sont partis. Lumière qui s’éteint. Mais à 7h30, les autres rentrent de leur nuit et cassent la croûte bruyamment ; ils se couchent en mettant la TSF. On cherche le sommeil jusqu’à 9h. Là, on se lève en faisant du bruit et en empêchant de dormir ceux qui ont travaillé la nuit et essaient de dormir. Je vous garantis, après six mois de ce manège, ou d’être tombé fou, ou de vous endormir n’importe où et dans n’importe quelle circonstance. Mais je vous mets au défi de conserver une quelconque vie de l’intelligence, de lire ou d’écrire.
Et cependant, nostalgie de cette concentration qui rendait si vrais nos rapports, où les lettres se passent, où le moindre sentiment devient collectif, où le fromage se partage, et le vin et le savon et le carbure des lampes.
A quoi penses-tu mon frère italien, et toi, nord-africain, et toi, polonais, espagnol, français, portugais ? Aux clartés éblouissantes de la ville, aux fééries lumineuses des bars, des places, des cinémas ; mon frère mineur, oublie cela qui n’est pas pour toi, pas plus que n’est pour toi ta famille, ou ton amie, ou ton pays, ou ton passé, ou tes espérances…
Pour toi, c’est la grille de la cage de l’ascenseur qui se ferme avec le carbure, avec les bottes glissantes, avec tes 8 heures tirées dans le trou.
À l’époque, la construction du barrage est un événement considérable pour Viam et bien d’autres communes aux alentours.
C’est aussi une sacrée aventure pour les hommes qui ont travaillé sur les chantiers du barrage, du tunnel et de l’usine.
En effet, en regardant les photos présentées dans le livre “Il était une fois Viam“, on se projette dans le passé et on comprend mieux ce qu’étaient Viam, Monceaux. Cette vallée de la Vézère, les moulins, l’activité agricole faite de petites exploitations, une ruralité où la mécanisation n’avait pas encore fait son apparition et donc qui procurait un certain nombre d’emplois manuels, mais pas du travail pour tout le monde, ce qui explique ces migrations vers Paris ou Lyon notamment.
Et tout d’un coup, il y a cet immense chantier qui nécessite des centaines d’embauches. L'évènement est là et au cœur de l’aventure, il y a les hommes. Pour notre association “Les Gens de Viam“, créée en 2003 pour donner la parole à ceux et celles qui ont vécu ce XXe siècle à Viam, il eût été inconvenant de ne pas mettre ces bâtisseurs au cœur de notre exposition 2007 et de cet ouvrage. Nous en avons rencontré quelques-uns, leurs récits constituent à nos yeux des pièces maîtresses : ils sont faits de chair, on y retrouve les souffrances, les peines mais aussi joie et gaieté et très souvent ce souci du détail, de la précision.
N’oublions pas non plus qu’à cette époque, il n’y avait ni pelleteuse, ni bulldozer, les outils pour la construction de la route : la pelle et la pioche! Au tunnel et au barrage, les outils étaient aussi rudimentaires, les burins étaient rois ! Il fallait faire preuve de beaucoup d’ingéniosité, parfois de débrouillardise, d’autant que dans cette période troublée, perturbée par la guerre, les matières premières étaient insuffisantes ou livrées avec retard.
Si les chantiers ont donné du travail à beaucoup d’habitants de notre canton, il a quand même fallu faire appel à de la main-d’oeuvre extérieure, car nombre de Français étaient soit prisonniers de guerre, soit envoyés au STO en Allemagne. Ainsi sont arrivés des étrangers d’Europe, mais aussi de nos colonies françaises : plusieurs dizaines d’Algériens. Il y a eu aussi quelques prisonniers de guerre allemands en fin de chantier.
Pas d’engins, peu d’outils, les conditions de travail seront donc difficiles et pourtant pas une seule victime sur un chantier aussi vaste et aussi peuplé, quelques blessés seulement. Mais, il y aura quand même, à plus long terme, cette maladie sournoise, la silicose qui fera son oeuvre surtout chez les mineurs et ceux qui déblayaient le tunnel sans protection aucune. Ainsi l’exploitation de la houille qu’elle soit blanche ou noire fera les mêmes ravages.
Alors chez ces hommes, qu’ils soient allés de leur plein gré ou parce qu’il fallait gagner un peu de sous pour faire vivre leurs familles et qu’ils n’avaient donc pas le choix, qu’il fallait au contraire saisir l’occasion et se faire embaucher par la THEG (Travaux Hydrauliques et Entreprises Générales) ou la CEEM (Compagnie d’Entreprise Electro-Mécanique), eh bien, chez ces hommes, on ressent la fierté, celle d’avoir de leurs mains fait sortir de terre, le barrage, le tunnel et l’usine, qui font désormais partie de notre patrimoine.
Et ils l’ont fait pendant la guerre. En effet dès 1942, l’administration allemande surveille de près le chantier et en novembre 1943, il est classé dans la catégorie “S“ ce qui veut dire “entreprise prioritaire pour la puissance occupante“. Ce qui valut quelques distributions de ravitaillement supplémentaires (vin pour les mineurs de la CEEM... et semoule pour la confection du couscous aux Algériens).
Tous ces travailleurs du barrage ont vécu cette situation exceptionnelle. Ils en parlent cependant avec beaucoup de retenue, qu’ils aient fait le choix ou non de résister ouvertement à l’occupant, de ne pas subir dans la passivité. Pour beaucoup cette action de Résistance ne fut peut-être pas spectaculaire, il y avait néanmoins un comportement anti- résignation. Pour d’autres l’activité sera plus dangereuse, afin que la liberté revienne en Haute Corrèze, comme dans toute la France. C’est aussi dans ces conditions que ce barrage sera construit.
Alors, plus de 60 ans après, cette simple question: avait-on besoin d’un barrage ? et de ce lac ? Ce récit, nous l’espérons fera encore discuter, comme l’actuel débat sur le nucléaire ou l’implantation d’éoliennes !
Aujourd’hui encore, il serait vain de prétendre que tout le monde était d’accord avec la construction de ce barrage qui allait transformer notre village et la vallée de la Vézère. Être contraint de vendre ses terres, souvent les meilleures, de voir amputer une propriété familiale, engloutir des souvenirs, ce n’est jamais facile, personne ne dira le contraire, ou alors il ne serait pas cru.
Et cette exploitation de la houille blanche en Haute Corrèze a-t-elle été source de richesse, à l’origine de l’installation durable d’entreprises nouvelles, d’un développement du commerce et du tourisme ? Le résultat est bien plus contrasté, mais la construction d’un barrage hydroélectrique pouvait-elle être source de tout cela. C’est-à-dire ce qui était décrit avec lyrisme dans les manuels scolaires d’il y a plus de 60 années !
Après plusieurs années successives de sécheresse qui ont touché de plein fouet la Montagne limousine, la ressource en eau, qu’on croyait ici intarissable, s’est retrouvée sous tension dans de nombreuses communes du secteur avec un impact visible à la fois sur les massifs forestiers mais aussi sur la végétation dans son ensemble et a fortiori sur les ressources fourragères. Habitants concernés par la ressource en eau et sa gestion, nous avons donc décidé d’inviter tous les habitantes et habitants du territoire à nous rejoindre au fil de la rivière pour faire l’état des lieux de la situation.
De nombreux dispositifs institutionnels encadrent déjà l’action publique autour de la rivière, particulièrement sur notre territoire dit de « tête de bassin », avec de nombreuses expertises et documents de vulgarisation, et on pourrait se demander ce qu’une intervention d’habitants « non-spécialistes » sur le sujet pouvait bien apporter à la situation. C’était bien là le pari que nous avons fait, que de jouer pleinement notre rôle de non-sachant, non spécialistes, mais usagers bien réels du territoire et d’aller ensemble à la rencontre de la rivière et des différentes associations et institutions qui interviennent d’une manière ou d’une autre sur elle ou sur la ressource en eau. Nous pensions que cela pouvait produire des effets de clarification, et mettre à jour d’une façon nouvelle les enjeux et les urgences sur la question ainsi que les moyens à notre disposition.
L’objectif était aussi pour nous d’alimenter le débat sur différentes questions clivantes sur le territoire et de produire tant que faire se peut, un peu d’intelligence commune sur ces sujets et ainsi peut-être, trouver de nouveaux leviers d’action pour influer positivement sur la situation. Notre premier objectif était de sortir de l’état d’angoisse paralysante que produisent la litanie des nouvelles catastrophiques et le sentiment très répandu de n’avoir jamais les moyens d’agir au juste niveau. Nous avons donc tout au long des mois qui précédaient tenté d’entrer en contact avec les associations et les institutions qui œuvrent à différents niveaux tout au long de l’année sur les milieux aquatiques pour avoir leur récit, leurs éclairages, leur expérience. Notre démarche se voulait transversale, en croisant des regards et des approches différentes, scientifique, technique, politique, historique, ethnographique, artistique mais aussi vernaculaire avec les récits d’usagers quotidiens de la rivière, pêcheurs, agriculteurs, randonneurs, kayakistes, simples riverain.e.s. Et la transversalité fut au rendez-vous, de petites assemblées se sont formées au fil des différentes étapes mêlant de 10 à 30 personnes de différents horizons, pour creuser un ou l’autre des aspects du problème que nous nous proposions de déplier. Certaines pour une demi-journée, d’autres pour quelques jours, et pour quelques plus rares privilégié.e.s une vraie descente de Vienne sur 12 jours continus.
Bien-sûr, nous n’aurons pas eu le loisir de régler toutes les questions que nous prétendions aborder mais s’est dessinée au fil des jours une vraie cartographie du réseau hydrographique et de ses multiples enjeux. Il y eu beaucoup de questions et quelques débuts de réponses, sur l’impact et l’intérêt de la chaîne de barrages de Vassivière, sur les enjeux de la privatisation des ouvrages, sur l’ambivalence du regain d’intérêt pour l’hydro-électricité en période de réchauffement climatique, sur les menaces qui pèsent sur la ressource en eau, sur ses modes de gestion (régies, délégations...), sur l’importance des continuités écologiques et ce que nous pouvons faire pour les restaurer…
Pour certain.e.s qui s’intéressaient au sujet depuis longtemps mais plus intensément depuis quelques mois nous avons surtout découvert beaucoup de choses et réalisé à quel point nos connaissances, à l’image de la chaîne décisionnaire sur ces questions, était morcelée. Les chiffres alarmants sur la baisse quantitative et qualitative de la ressource en eau et l’apparente faiblesse des moyens mis en œuvre pour remédier à cet état de fait nous ont causé quelques vertiges et renforcé notre désir de se donner les moyens, à l’échelle du bassin-versant, d’agir avec conséquence sur la situation. Les temps d’échanges que nous avons pu avoir avec des groupes et des mobilisations en cours ailleurs sur le bassin-versant Vienne-Loire - comme la lutte populaire contre les projets de « méga-bassines » dans la Vienne ou le Marais Poitevin - ou encore ailleurs, nous ont fait sentir que nous sommes loin d’être seul.e.s et que des foyers de lutte et d’action concrète existent un peu partout. Que ces foyers en réunissant leurs connaissances, leurs moyens, peuvent contribuer à renforcer la conscience collective du bassin-versant (de la source à l’estuaire…), de son caractère vital, de la nécessité de le défendre avec ardeur face à toute autre considération qui viserait à minorer plus longtemps son importance pour notre survie commune.
Pour commencer, nous vous invitons à nous rejoindre pour un tour d’horizon des pistes de recherche et d’actions locales que ce travail d’enquête populaire a nourri, lors de la fête de la Montagne Limousine à la fin de ce mois à Gentioux-Pigerolles.
Tout reste à faire et personne ne le fera à notre place !
Rares sont les personnes qui, même en Limousin, sont capables de témoigner de ce qu'a été le Pays de Vassivière avant l'inondation par EDF en 1951 de deux vallées. Le paysage est un phénomène qui laisse peu de traces. Il est dans la nature de la nature d'être évolutive. Et la mémoire des hommes ne pallie que très imparfaitement la tendance de Cybèle à s'oublier...
Pourtant, comme nombre de régions françaises au lendemain de la Révolution industrielle, le Limousin a connu des mutations importantes qui auraient dû nous offrir matière à distinguer paysages “traditionnels” et paysages “modernes”, voire “contemporains”. Aux paysages de landes (essentiellement de bruyères) s'étendant à perte de vue, au découpage des terres en exploitations modestes mais nombreuses dans lesquelles, avant le remembrement, se pratiquait une agriculture de subsistance (petit élevage, légumes, seigle, etc.), et au système de rigoles et de pêcheries grâce auxquelles les fermiers préservaient les prés d'un excès d'humidité, ont succédé des paysages de routes goudronnées, de bois et de lacs d'autant plus difficiles à identifier comme récents que leurs composants dominants, l'eau (celle des lacs artificiels notamment), les arbres (essentiellement des résineux exploités selon le principe de la monoculture intensive) et les hommes (souvent enfants et petits-enfants des paysans poussés naguère à l'exode par l'industrialisation et le remembrement) semblent avoir toujours été là et, par nature, ne sont pas assimilés aux mutations de l'ère industrielle.
C'est pourtant un des caractères du nouveau Pays de Vassivière d'avoir été “sculpté” dès l'après-guerre par des ingénieurs de l'équipement, des eaux et forêts ou de l'EDF auxquels ont succédé ensuite, toutes sortes de professionnels au premier rang desquels les spécialistes du tourisme puis récemment de l'art contemporain. Le barrage achevé en 1951 par la société nationalisée Electricité de France constitue la première “œuvre” de ce “work in progress”. Le pont en béton permettant d'accéder à l'île artificielle sur laquelle se trouve à présent le parc de sculptures est la seconde “œuvre” remarquable de ce site. Ces deux ouvrages dévolus à l'utilité, ces deux équipements sans grâce ni laideur, peuvent être regardés aujourd'hui comme d'intéressants témoignages d'une époque, l'après-guerre, et d'un style, celui de la reconstruction.
Ces deux réalisations montrent en effet que la France rurale ne fut pas tenue à l'écart des grands programmes de modernisation lancés par le Général de Gaulle au lendemain de la seconde guerre mondiale. Dans ce sens, et ceci dit sans aucune ironie, l'intérêt du barrage et du pont qui mène à l'île de Vassivière est sans doute aussi grand que celui de bien des monuments historiques signalés dans la même région. Ils nous conduisent à effectuer un travail d'historicisation que la proximité de la période concernée (les Trente Glorieuses) pourrait rendre impossible (les hommes n'aiment que les lointains) si la visibilité un peu grotesque de ces deux “ouvrages d'art” ne suscitait quelques questions. Ainsi, ces deux constructions posées sur l'eau comme deux cheveux sur la soupe renvoient-elles de façon utile à l'indissociabilité de la culture urbaine (celle qui produisit les tours et les barres des grandes villes françaises) et de la culture rurale (plus sporadiquement marquée il est vrai par l'empreinte du béton armé). Autrement dit, ce barrage et ce pont attestent que ce sont des ingénieurs issus des grandes villes et formés depuis le siècle de Colbert par une puissante administration publique centralisée qui, autant sinon plus que les " paysans ", ont donné à la campagne française le visage que nous lui connaissons.
En fait, le Pays de Vassivière n'a pas changé de “nature” mais d'économie, et par voie de conséquence d'économie d'échelle. On y trouve toujours de l'eau, des arbres et des hommes mais en plus grande quantité et sous des formes affinées ou polluées (selon le point de vue adopté). Du reste, le destin du Pays de Vassivière est celui de nombreuses campagnes. La mondialisation des enjeux, l'urbanisation grandissante des zones rurales, le développement des techniques (notamment en matière d'infrastructures routières et d'exploitations forestières) et les mouvements de population sont à l'origine de sa transformation. D'une certaine façon, le Pays n'a pas perdu sa spécificité, mais celle-ci est sensiblement différente de ce qu'elle fut naguère. Il demeure original, mais au prix de nombreuses et inévitables concessions aux nouvelles lois de l'économie planétaire auxquelles nulle région du monde, même au plus secret de l'archipel Polynésien, ne peut échapper désormais.
L'économie et la politique constituent depuis l'époque moderne les principaux agents de transformation des paysages. Dans un texte sur la peinture flamande des XVIème et XVIIème siècles, Roland Barthes fait remarquer qu'il n'y a pas de représentation possible de la nature dans les anciennes Provinces-Unies hors d'une représentation même discrète des signes de l'économie capitaliste naissante. L'écrivain qui s'intéresse par ailleurs au tourisme et à son impact sur notre manière de percevoir les paysages remarque que tout objet, et indirectement nombre de paysages, renvoient dans la peinture flamande à l'usage de la nature comme marchandise. Or, cette instrumentalisation capitaliste de la nature n'est réductible ni à un pays ni à une époque. S'il y a mis un peu plus de temps que le paysan hollandais, le paysan de Vassivière n'a pas manqué de muter lui aussi en ingénieur puis en tour operator pour contribuer au “développement” de son Pays et échapper ainsi à la pauvreté. Son métier s'est diversifié, sa dépendance vis-à-vis de l'environnement se mesure désormais à l'aune d'un contexte global et non plus, comme naguère, en fonction de la seule référence aux équilibres locaux. Ses activités traditionnelles, l'agriculture et l'élevage, se sont modernisées. Il a dû se reconvertir à des activités hier encore impensables. Parmi celles-ci, on retiendra en particulier les services, le tourisme et l'exploitation des nouvelles ressources énergétiques que sont l'uranium et l'eau.
Chaque région, chaque monument, chaque événement vise un public particulier. L'île et le lac de Vassivière ne sont ni Isola Bella sur le Lac Majeur, ni l'île Saint-Pierre sur le Lac de Bienne. Les touristes ciblés par les organismes de promotion du Pays de Vassivière (essentiellement le SYMIVA qui gère les abords du lac depuis 1965) correspondent en fait aux classes moyennes, voire aux populations socialement défavorisées qui ne peuvent s'offrir de vacances dans des régions touristiquement plus dans le vent (au propre comme au figuré). Autrement dit, le Pays de Vassivière offre un profil de paysage homothétique du profil de la population à laquelle il s'adresse. Celle-ci se constitue essentiellement de citadins habitant la périphérie des grandes villes qui savent pouvoir trouver à Vassivière grâce à la présence du lac et aux efforts soutenus des organismes aménageurs, des vacances bon marché ainsi que le charme un peu bizarre d'un environnement offrant les commodités de la mer à la montagne, voire de la ville à la campagne.
A présent, les ingénieurs spécialistes du tourisme, d’EDF, de l’Office National des Forêts ou de l’Equipement ont quasiment bouclé leurs programmes. Tant en matière d’image publicitaire que de ressources du sol, les uns et les autres sont quasiment venus à bout du potentiel local. Le Pays de Vassivière est sur le point de se constituer en un écosystème sans surprise, en une sorte de friche ni tout à fait naturelle ni tout à fait industrielle. Le lac et ses abords ont apporté ainsi leur contribution à l’invention d’un paysage “moyen”, mixte d’urbanité et de ruralité, autrement dit d’un paysage “rurbain”.
La campagne urbanisée dont les nombreux signes (panneaux publicitaires, mobilier urbain, etc.) se retrouvent à présent autour du lac.
La passerelle de Mme Pascal conduisant à l’île (vers 1950) Photo : Henri Vallade
Au Lac du Chamet (vers 1950) Photo : Henri Vallade