Peyrat-le-Château : petit bourg de montagne, lieu de vacances des parisiens, lieu sauvage charmant. C’est là que je devais apprendre ce qu’est un barrage, ce qu’est un mineur boiseur dans une galerie, ce qu’est une masse de 2000 hommes de dix nationalités différentes qui n’ont jamais vécu plus de cinq ans à la même place, qui n’ont lié leur destin à aucun territoire. Les sans-patrie, les déracinés, ceux dont parlent les chansons de mon enfance : “Errant sans feux ni lieux”.
J’écris de la baraque où nous logeons. Des camarades viennent me parler en italien, en espagnol. Un français lit le journal. Un algérien vient passer sa tête dans l’embrasure de la porte, il me sourit, puis va laver son linge à la salle des lavabos. Ces pages seront sans suite, sans précision. Elles reflèteront la fatigue nerveuse qui suit les heures d’attention dans les galeries obscures. Le témoin de ces hommes est un pauvre témoin, sans valeur et sans titre, si je ne parle pas, personne d’entre eux ne parlera et le drame de ces existences n’a pas le droit de rester dans l’ombre.
Dans cette région montagneuse qui regroupe les divers pays de Peyrat, Royère, Faux la Montagne, différents chantiers distants de 2, 7, 13 et 17 kilomètres sont disséminés soit à flanc de montagne, soit au flanc de quelques vallée. Les eaux captées proviennent de différentes rivières : La Maulde, arrêtée à Vassivière, le Taurion capté près de Royère, la Vienne captée près de Faux la Montagne. Ces adductions se font sous la montagne par galeries.
C’est là que je travaille. J’en connais tous les virages. Je connais le bruit de ses compresseurs à la surface, le déclenchement des chargeurs pour les batteries des tracteurs électriques, la démarche des forgerons italiens, les courbes des rails qui sinuent jusqu’à la décharge dans une vallée voisine, les tracteurs au gasoil, les monceaux de ferrailles, de tuyaux d’air, de traverses de rails, ses réservoirs d’eau, sa baraque-bureau, sa baraque à poudre et, au centre le monte-charge, où sans arrêt, 24 heures sur 24, les deux cabines montent les wagons pleins et descendent les wagons vides.
Affecté quelques jours en surface comme conducteur de tracteur, puis graisseur de wagon, puis forgeron, je fus, après un mois, envoyé en galerie, comme conducteur de tracteur électrique.
C’était en plein été, un soleil dur, j’ai connu le travail en galerie, la fraîcheur du tunnel, les semi-obscurités, l’eau qui tombe de la voûte avec les flaques qui cachent les rails, les trous où l’on trébuche, le vrombissement pénible de la ventilation et le bruit assourdissant des marteaux piqueurs.
Vie mouvementée, d’attention constante où l’on essuie les gueulantes de tous : chefs mineurs, chefs de poste, pellistes, agents de monte-charge, maçons, boiseurs, etc… Il faut sans cesse du calme et de la gentillesse parce que le moindre mauvais esprit pourrait provoquer l’embouteillage complet dans la galerie. Le régime normal des hommes du barrage est celui-ci : les 3/8, trois postes de 8 heures d’un travail qui n’arrête jamais.
Le visage un peu rude de ce travail nous est exprimé par cette montagne qui est illuminée toute la nuit de ses projecteurs. A 5 km de Peyrat, la route qui descend laisse entrevoir les montagnes. Les feux des camions balaient les cimes rocheuses. Il est 10 heures du soir. Au loin, les machines tournent, la dynamite saute, les algériens chantent dans les camions ; la vie de nuit commence par-delà ces villages qui s’endorment ; enfouis au sein des galeries, jusqu’à 6 heures du matin, engourdis de froid et de fatigue, les hommes s’accrocheront à l’œuvre. Ils travailleront toute la nuit et dormiront le jour, le sommeil agité par le bruit de la baraque, le froid qui envahit, le maigre soleil qui rappelle à chaque instant qu’on ne peut pas dormir pour de bon et que les hommes ont inventé ce rythme qui ne respecte pas le rythme biologique du soleil et de la nuit, du repos nocturne avec son immense calme, et l’indispensable lumière diurne pour la réfection du tissu humain.
J’ai connu des jours où je ne savais plus où j’en étais, matin ou soir ! L’estomac lui-même se révolte. La machine humaine grince. Elle est moins docile que les mécaniques ou les engins de la mine.
Je les ai vues l’été. Je les ai vues aussi l’hiver. Sous le soleil et sous la neige et sous la pluie, avec leur abord poussiéreux ou boueux, dans un site splendide, à flanc de montagne, à quelques centaines de mètres du pays de Peyrat. C’était toujours dans un climat bruyant, aux accents de plusieurs postes de radio diffusant chants et nouvelles en langues diverses, avec des cris, des odeurs diverses d’oignons frits et d’urine, des casseroles qui se brandissaient à l’embrasure d’une porte pour jeter au sol leur contenu dans le couloir central. Des épluchures qui volent en travers du passage et tombent deux mètres avant la poubelle destinée à les recevoir. Enfin, tout le drame quotidien du désordre de l’homme seul, multiplié par 80 par baraque, avec l’inconscience, la crasse, le bruit avec les rentrées tardives des uns et des autres ; ces lumières qui ne marchent pas quand on en a besoin et qui ne peuvent pas s’éteindre quand on a sommeil. Avec les chants des Nord-Africains ou la radio d’Andorre en passant par les déclamations italiennes et l’odeur d’essence de quelques vélomoteurs égarés entre deux plumards.
Bien que les baraques soient divisées en petites chambres de 6 ou 7, le climat à la longue pèse. Il est des scènes quotidiennes qui sont fatigantes ; vous travaillez de 2 heures à 10 heures. Vous rentrez à 11h30 en réveillant le copain qui, pour se lever à 4h30, s’est couché à 9h. A minuit vous êtes dans le lit, la lumière s’éteint. Il fait trop chaud l’été et froid l’hiver. Le sommeil est pénible, les lits durs et grinçants. 4h30 : réveil, bruit, lumière ; les copains se relèvent. A 5h30, ils sont partis. Lumière qui s’éteint. Mais à 7h30, les autres rentrent de leur nuit et cassent la croûte bruyamment ; ils se couchent en mettant la TSF. On cherche le sommeil jusqu’à 9h. Là, on se lève en faisant du bruit et en empêchant de dormir ceux qui ont travaillé la nuit et essaient de dormir. Je vous garantis, après six mois de ce manège, ou d’être tombé fou, ou de vous endormir n’importe où et dans n’importe quelle circonstance. Mais je vous mets au défi de conserver une quelconque vie de l’intelligence, de lire ou d’écrire.
Et cependant, nostalgie de cette concentration qui rendait si vrais nos rapports, où les lettres se passent, où le moindre sentiment devient collectif, où le fromage se partage, et le vin et le savon et le carbure des lampes.
A quoi penses-tu mon frère italien, et toi, nord-africain, et toi, polonais, espagnol, français, portugais ? Aux clartés éblouissantes de la ville, aux fééries lumineuses des bars, des places, des cinémas ; mon frère mineur, oublie cela qui n’est pas pour toi, pas plus que n’est pour toi ta famille, ou ton amie, ou ton pays, ou ton passé, ou tes espérances…
Pour toi, c’est la grille de la cage de l’ascenseur qui se ferme avec le carbure, avec les bottes glissantes, avec tes 8 heures tirées dans le trou.
Ce témoignage est extrait du journal écrit en 1949 par Francis Vico, à l’époque prêtre ouvrier de 28 ans, décédé en 1990.