Michel Lulek (IPNS) : Lorsque je suis arrivé sur le Plateau dans les années 1980, Marius Vazeilles était mort depuis une dizaine d'années. À l'époque, son nom revenait sans cesse quand on parlait de l'histoire locale et bien évidemment lorsqu'on s'intéressait à la forêt. En 2023, quelle mémoire laisse-t-il encore sur le Plateau ?
Marie-France Houdart : Quand nous-mêmes sommes arrivés en Corrèze, en 1975, deux ans après le décès de Marius Vazeilles, le plateau de Millevaches était entré depuis 1955 dans une période de reboisement intensif (douglas, épicéa) avec le financement du Fonds forestier national, car la France manquait de bois et les bois résineux exploitables étaient alors de piètre qualité (pin sylvestre). Cet effort de reboisement attira des investisseurs extérieurs à la région. Tout cela dépassait déjà le projet de forêt paysanne de Marius Vazeilles dont nous avions connaissance, de son arboretum et de tous les efforts qu'il avait déployés pour freiner l'émigration et développer une forêt paysanne.Les plantations qu'il avait préconisées et contribué à développer, donnaient en plus déjà lieu à polémiques. On se posait la question de savoir si le Limousin avait été autrefois boisé ou bien s'il n'avait jamais été couvert que de landes, et donc si ces boisements étaient bien légitimes. Question à laquelle Marius Vazeilles s'était pourtant attaché avec passion.La polémique suivante, virulente, concerna les effets néfastes des résineux, accusés d'acidifier les sols et de fermer le paysage. Entre temps de jeunes entreprises s'étaient créées, dans l'esprit de la forêt paysanne, pour valoriser localement des bois résineux dénigrés (par exemple à Lamazière-Basse, une entreprise de construction artisanale de maisons en bois massif, à Faux-la Montagne une scierie et entreprise de construction à ossature bois, et d'autres projets en Limousin tandis qu'une thèse d'un géographe parue en 1998, voulut prouver que Marius Vazeilles s'était complètement trompé, que cette forêt n'aurait jamais la capacité de production industrielle, que les rendements ne pouvaient pas être compétitifs, que les bois étaient médiocres, et que « les chefs d'entreprise issus du terroir avaient du mal à intégrer les rouages du capitalisme » (!) : on sait ce qu'il en est aujourd'hui. Aujourd'hui, pour la jeune génération, la forêt fait partie du paysage. Vazeilles ? Connais pas.
Claude Montagné et Sylvie Peyronnet : Marius Vazeilles est sans conteste une personnalité, sinon la personnalité du plateau de Millevaches. Beaucoup de personnes aujourd’hui âgées se souviennent de cet homme, en parlent avec respect et souvent ils s’empressent de mettre, sous forme de sous-entendus, des réserves à leur enthousiasme. Parler de Vazeilles ferait débat. Pourquoi ? En réalité cela n’est que très rarement abordé ; nous vivons encore sur des interprétations, des « qu’en dira-t-on », des relents de cabales à son égard. Certes il a pu faire des erreurs d’appréciations, d’analyses dans les temps troublés du début de la guerre en 1939. Des anciens amis lui ont tourné le dos, de nouveaux opportunistes se sont servis de lui. Quant au forestier, on lui reproche, à tort, d’avoir enrésiner le plateau. Seul consensus, et encore..., l’archéologie. Même dans ce secteur on vient aussi lui chercher des poux. Vazeilles, homme d’engagement, dérangeait et il dérange encore.
IPNS : Vous avez écrit une pièce qui lui est consacrée : Ma vie sur un plateau. Comment est née cette pièce ?
Claude Montagné et Sylvie Peyronnet : Dans le cadre du 50e anniversaire de la mort de Marius Vazeilles, le musée archéologique et du patrimoine Marius Vazeilles de Meymac a passé commande à notre compagnie théâtrale, La Kélidône, d’une lecture-spectacle. Une importante documentation a été mise à notre disposition pour cerner l’homme et son œuvre. Jusque-là nous n’avions que des échos contradictoires du personnage et de son action sur le Plateau de Millevaches. En effet les témoignages vivants empreints tantôt de silence, tantôt de commentaires passionnés, ont excité notre curiosité et nous ont encouragé à prendre le temps de marcher dans les pas de cet homme pour faire la part des choses. C’est à partir de ses écrits, des monographies existantes, des documents iconographiques en possession du musée, des témoignages vivants des habitants que nous avons élaboré notre spectacle.En nous plongeant dans les récits de l’action menée par Marius Vazeilles, nous avons découvert trois vies en une : celle du forestier, celle de l’archéologue et enfin celle de l’homme politique.Ces trois facettes de Marius Vazeilles s’entremêlent tout au long de sa vie. Lorsqu’il est nommé en 1913 Garde général du plateau de Millevaches, il a pour mission le reboisement de la lande. S’interrogeant sur les espèces arboricoles à introduire sur ce sol, il analyse la structure de la terre et c’est à cette occasion qu’il met à nu de nombreux vestiges gallo-romains et néolithiques. Une passion naît de cette découverte : l’archéologie agraire à laquelle il va donner tout son essor.Touché par la pauvreté du monde paysan sur ces terres arides, il va s’efforcer de convaincre les agriculteurs de « planter » pour constituer une source de revenu supplémentaire, autre que celle de l’élevage ovin. Cette démarche le conduit naturellement à s’engager dans le syndicalisme paysan et dans la vie politique.Marius Vazeilles a traversé une très grande partie du XXe siècle. Il a connu deux guerres mondiales, la Révolution russe, le Front populaire, le CNR… La brutalité des événements a mis en lumière son engagement humaniste. De fait il s’est érigé en pionnier de toutes les actions entreprises. Il a pris sa part dans le développement économique du plateau de Millevaches et de la Haute-Corrèze. Pour ce qui est de l’archéologie, un musée porte aujourd’hui son nom et abrite ses collections. Enfin, il a défendu la cause des paysans haut-corréziens en se préoccupant de leurs conditions en tant que député communiste en 1936.Il a réalisé un arboretum constituant son terrain d’expérimentation pour le choix des essences à introduire. Il a construit une cabane-musée pour réunir ses nombreuses trouvailles archéologiques. Il a créé un syndicat paysan qui servira d’exemple pour d’autres territoires ruraux en France.Tels sont les grands ouvrages qui témoignent de sa capacité à dynamiser et à fédérer les énergies locales pour un progrès futur.
IPNS : Quel était le projet forestier de Marius Vazeilles et est-il très différent de ce qui s'est passé sur le Plateau au cours du XXe siècle en la matière ?
Marie-France Houdart : Le projet forestier de Vazeilles était bien particulier et ce qui s'est passé depuis et jusqu'à maintenant avec l'enrésinement du Plateau ne correspond pas vraiment à ce qu'il espérait. S'il revenait aujourd'hui, je pense qu'il serait heureux
IPNS : Pourquoi quitte-il l'administration des Eaux et Forêts en 1919 ?
Claude Montagné et Sylvie Peyronet : L’état du paysage renvoie à la condition du paysan. Travailler sur la justice sociale s’impose donc à lui ; et de ce fait la politique le rejoint. Contemporain de la Révolution Russe, l’espérance ou la foi en un monde nouveau se dessine. En 1915 il adhère au Parti Socialiste SFIO, dès lors il s’investit dans le syndicalisme et la politique. Le politicien du secteur a pour nom Arthur Delmas. Delmas est un élu radical à peu près intouchable cumulant depuis 1898 les sièges de député, conseiller général et maire de Meymac. Les élections de 1914 ont mis fin à son mandat de député et celles de 1919 à celui de maire, mais il a trouvé un successeur en la personne de son petit neveu, le maire de Neuvic, Henri Queuille, aussitôt propulsé sur l‘avant scène du radicalisme en Haute-Corrèze.Marius Vazeilles par sa proximité avec le monde paysan et ses engagements humaniste et politique fait ombrage à ces notables. Comme il est fonctionnaire de l’Administration des Eaux et Forêts il est assez facile de lui proposer une mutation à Bar-le-Duc, dans la Meuse, qui l’éloignera du Plateau de Millevaches. Il refuse l’affectation, demande sa mise en disponibilité et quitte la fonction publique. Dès lors il ira jusqu’au bout de son projet de reboisement et d'aménagement rural du Plateau. « On espérait toujours que je serais amené à quitter le pays, on pouvait toujours espérer... J’avais acquis en 1914 onze hectares au Puy Chabrol, près de Barsanges, que j’ai pu plus tard agrandir, en achetant les parcelles qui se libéraient autour... » Il crée ainsi un véritable arboretum dans lequel il procède à l’essai de plus de 400 espèces forestières des zones tempérées, dont plus de 200 ont résisté aux conditions locales. Il participe à la création de plusieurs pépinières scolaires, il reçoit l’aide de plusieurs instituteurs du Plateau.Concernant le reboisement proprement dit, le slogan de Vazeilles à toujours été : « Il faut assainir les fonds des vallées, arroser les versants pour obtenir de belles prairies, reboiser les crêtes en feuillus et résineux. Je suis persuadé des bienfaits de l’alliance de l’arbre et de l’herbe... »Il comprend la synergie qui existe entre le milieu et l’homme. Il milite pour un équilibre agro-sylvo-pastoral. Cette manière qu’il a d’observer le monde le conduit à le penser dans sa globalité. En parcourant le pays où il visite les maires et les premiers reboiseurs, où il parle avec toutes les personnes qu’il rencontre, il réussit à persuader de nombreux paysans du bien fondé de nouvelles plantations : « La forêt définitive doit être constituée d’essences susceptibles de se reproduire naturellement. En numéro un je place le douglas pour sa vigueur, sa rusticité et la qualité de son bois. Parmi les feuillus je préconise, en plus des essences locales (hêtres, chênes, bouleaux) le chêne rouge d’Amérique du Nord. »Le boisement actuel du Plateau, parfois critiqué, est assez éloigné de celui que Marius Vazeilles avait imaginé, les propriétaires ayant choisi le plus souvent des plantations simples et rentables. Une croissance rapide a été privilégiée d’où la rareté des feuillus contrairement à ce qu’il avait préconisé. Par ailleurs les subventions ont été attribuées essentiellement pour planter le douglas et l’épicéa, suivant les directives données à ses débuts par l’Administration des Forêts. Aujourd’hui Marius Vazeilles serait fou de rage de voir ce qu’est devenu le Plateau. Toutes ses recherches, tout son travail patient, méticuleux, intelligent, ont été foulées au pied pour laisser place, en grande partie, à une forêt industrielle qui ne voit que l’intérêt économique au détriment d’un équilibre agro-sylvo-pastoral. En 1957 l’École forestière de Meymac voit le jour, sa création doit sans aucun doute beaucoup à l’action de Vazeilles pendant plus de 40 ans. Il est d’ailleurs étonnant que cet établissement ne porte pas son nom, il faut croire que même 50 ans après sa mort il dérange toujours.
IPNS : Il est aussi connu en tant qu'archéologue...
Claude Montagné et Sylvie Peyronnet : Première, deuxième ou troisième passion pour Marius Vazeilles ? Difficile de répondre, en réalité l’archéologie a été présente tout au long de sa vie. Mais elle prendra le pas sur le reste lorsque Marius Vazeilles s’effacera du champ politique. C’est en effectuant sa recherche fondamentale en sylviculture qu’il est amené à étudier la nature des sols. Et c’est en disséquant la composition de cette terre qu’il découvre les origines du Plateau. C’est ainsi que peu à peu il rejoint l’archéologie, et avec elle l’étude des civilisations présentes. D’autre part il comprend de suite que le Plateau était autrefois boisé et habité bien plus qu’il ne l’était à son arrivée en 1913. Et que c’est par la déforestation progressive que les habitants ont dû abandonner les habitations livrées aux caprices des vents et du climat. « La forêt a précédé l’homme ; la lande l’a suivi » dit-il. Homme de terrain il devient un des pionniers de l’archéologie agraire.Une archéologie à la croisée des sciences de l’homme et de la nature. Il sera un archéologue reconnu et travaillera avec les plus grands comme les deux abbés préhistoriens Buissony et Breuil. Aujourd’hui à Meymac, un musée portant son nom rassemble ses découvertes. Il s’est toujours intéressé à l’histoire du pays, il voulait comprendre comment et dans quel environnement vivaient les anciennes peuplades du Plateau. Il savait que c’est à partir de ces découvertes qu’il pouvait imaginer ce que pouvait devenir ce pays. Pour lui tout est lié : l’archéologie pour comprendre le passé, la forêt de demain et la politique pour mettre en mouvement l’ensemble.
Marie-France Houdart : À côté de l' « archéologue » que l'on a vu en lui, j'ajouterais l' « ethnologue ». La preuve : tous les objets de la vie quotidienne, agricole et artisanale, qu'il a collectés et qui constituent le troisième étage du musée Vazeilles, le plus visité. Sa petite fille, Danièle Vazeilles, anthropologue elle-même, nous le disait, c'était un chercheur pluridisciplinaire, pour lequel au centre est l'homme : dans ses modes de vie, de croire, de se grouper, de s'allier, de transmettre, à travers les temps, dans ses combats. Il ne suffit pas de vivre proche des paysans pour comprendre le système qui les enserre. Sa vie militante en faveur du sort des paysans repose sur l'analyse en profondeur de l'engrenage politique, économique, social qui a mené à l'émigration, d'abord saisonnière puis définitive.
IPNS : Dans les Mélanges Marius Vazeilles publiés en 1974, un an après sa mort, par la Société des Lettres, Sciences et arts de la Corrèze, Jacques Chirac, alors ministre de l'Agriculture et président du conseil général de la Corrèze, écrit une préface dans lequel, lui aussi, parle des « trois domaines » qui caractérisent la vie de Vazeilles : la forêt, l'archéologie et... l'érudition. Disparaît dans cet hommage la vie militante et syndicale de Vazeilles qui fut pourtant importante puisqu'il accéda à de très hautes fonctions, y compris au sein de l'appareil communiste international puisqu'il fut même président du Praesidium du Conseil international paysan, et bien sûr député communiste de la Corrèze de 1936 à 1939 dans la circonscription même où Chirac sera élu plus tard. Est-ce que cette partie de la vie de Vazeilles dérangeait tant pour qu'on l'oblitère ainsi ?
Claude Montagné et Sylvie Peyronnet : D’abord il faut dire ce que Vazeilles dit de lui-même : « Mon socialisme était purement sentimental, il l'est d’ailleurs resté. » Il s’est toujours donné à fond dans les engagements qu’il avait choisis. Comme syndicaliste d’abord, puis en votant pour la IIIe Internationale et en étant député communiste en 1936. Ses prises de paroles à l’Assemblée Nationale sont là pour attester de l’engagement qui était le sien pour défendre les intérêts des habitants de la Haute-Corrèze. Seulement la guerre éclate en 1939 alors qu’il est député communiste et que le parti sera interdit. C’est une période trouble pour chacun. Il se détourne du Parti Communiste et dès lors il est accusé de complaisances à l’égard du Maréchal Pétain. La réalité n’est pas aussi simple et Chirac, en bon politique, parle de ce qui ne fâche pas et surtout essaie de récupérer « une image de Vazeilles » forestier et archéologue qui fait moins débat. Peut-être Vazeilles, malgré lui, fut un inspirateur pour Chirac, notamment dans le rapport au monde paysan. Il ne faut pas oublié que Vazeilles était la référence politique du PC pour le monde agricole et qu’il aurait pu être en 1936 ministre de l’Agriculture si le Parti Communiste avait donné son accord. La vie de Vazeilles aurait pu prendre un tournant plus prestigieux s’il n’y avait pas eu la guerre. Vazeilles avait toutes les qualités pour faire carrière mais visiblement, à la différence de Chirac, il était très éloigné de cette quête.Sur l’engagement et le désengagement politique de Vazeilles chacun se montre discret préférant les sous-entendus à une analyse plus approfondie. Pourquoi Vazeilles se détourne du PC alors qu’il n’a pas démissionné en septembre 1939 ? Cède-t-il au maréchalisme, ce culte sentimental dont Pétain a été l’objet de la part de l’immense majorité des français ? Pourquoi Vazeilles se détourne-t-il de la politique et se fait élire conseiller municipal sur une liste qu’il aurait autrefois combattue ? De nombreuses questions auxquelles on essaie de répondre dans notre spectacle et dans le livre qui a été édité pour la circonstance.
IPNS : Marius Vazeilles, lorsqu'il est nommé garde général pour le reboisement du Plateau de Millevaches en 1913, dessine une carte du Plateau pour cerner le territoire sur lequel il devra agir, et en particulier sur lequel il octroiera des subventions pour effectuer des plantations. Cette carte a longtemps fait référence, d'autant qu'il semble qu'auparavant on avait une définition beaucoup plus floue de ce qu'on appelait le plateau de Millevaches. En ce sens, peut-on dire que Vazeilles est l' « inventeur » du plateau de Millevaches ?
Claude Montagné et Sylvie Peyronnet : Totalement d’accord, Vazeilles à été l’inventeur du plateau de Millevaches. Cette carte du Plateau a été, en son temps, largement commentée par ses pairs, comme une référence qui fait encore autorité. Il a contribué, effectivement, par divers aspects à façonner le territoire en profondeur. En ce sens il devrait occuper une autre place que celle qu’il a dans « la mémoire » du Plateau. Marius Vazeilles ne faisait jamais les choses à moitié, il se donnait à fond dans tout ce qu’il entreprenait, faisant preuve d’une force de travail et d’une acuité intellectuelle exceptionnelle. Le philosophe Marcel Conche dit de lui : « L’humanisme de Marius Vazeilles veut que l’amour ne se restreigne pas au clan, à la patrie, mais soit bien l’amour de l’humanité. De là, sa détestation de la violence, sa condamnation de l’inutile brutalité. »
Marie-France Houdart : « Inventeur du plateau de Millevaches », qui a « contribué à l'identité du territoire » ? Sans doute, si l'on considère que lui-même a englobé sous le terme « plateau de Millevaches » un espace beaucoup plus vaste que le « plateau » qui porte ce nom. Un territoire aux confins de trois départements que l'on appelle plutôt désormais « Montagne limousine ». La preuve, c'est à Peyrat-le-Château, à presque 50 km au nord ouest de Millevaches, que se tient cette année la « Fête de la Montagne limousine ». Merci Marius !
Avant l’arrivée de Marius Vazeilles sur le Plateau, les tenants du reboisement, essentiellement des notables étrangers au territoire, ne rencontrent que peu d’adhésion de la part des habitants...
Un homme va tenter d’atténuer l’antagonisme créé entre les populations locales et les tenants du boisement en cherchant à intégrer la forêt au mode de vie local. Ce personnage, Marius Vazeilles, fait partie de l’administration forestière mais s’en distingue par son souci de rallier la population à la cause du boisement. Son action forestière ne peut pas être séparée de son action politique. La forestation a constitué la concrétisation de sa conception politique.
Vazeilles, qui habitait le plateau sur lequel il a mené son action pendant près de 60 ans, a été détaché en 1913 au Service des Améliorations Agricoles pour la propagande et pour la direction des travaux de mise en valeur à entreprendre dans les landes du plateau, avec le grade de garde général. Mais il était également responsable de la fédération socialiste de la Corrèze. Sa volonté de mettre en place une forêt paysanne et un partage égal du communal est souvent présentée comme l’émergence du communisme rural corrézien. Dans son sillage, les cadres de la SFIO vont se dévouer à la cause paysanne et lutter contre ceux qui veulent un partage censitaire du communal (au prorata de l’impôt foncier) qui prolongerait l’inégalité de jouissance du communal instauré par la règle dite des “foins et pailles”.
En 1921, Vazeilles est nommé secrétaire de la fédération communiste de Corrèze. L’année suivante, il crée la Fédération des travailleurs de la terre, qui réunit quinze syndicats d’ouvriers agricoles et forestiers et de petits paysans. L’action de ce syndicat sera très importante. C’est grâce à lui notamment que les paysans obtiendront la possibilité de réaliser, quand ils le souhaitent, un partage du communal en lots égaux, en pleine propriété.
En 1936, il sera élu député communiste de la circonscription de Tulle. En 1939, il fait partie des 27 députés communistes qui s’opposeront à la décision prise par le comité central d’avaliser le pacte germano-soviétique
Les ambitions que Vazeilles nourrit à l’égard du plateau sont rassemblées dans un ouvrage intitulé Mise en valeur du plateau de Millevaches, édité en 1917. Cet ouvrage, qui compte plus de deux cents pages, se propose de formuler le modèle d’un projet de transformation de la mise en valeur agricole, qui passe notamment par les éléments suivants :
Bien qu’étant forestier, Vazeilles ne concevait le reboisement que dans le cadre d’une réforme profonde du système agraire. L’ouvrage ne se contente donc pas de promouvoir la forêt, mais encourage la mise en place d’un nouvel équilibre agro-sylvo-pastoral. Plus encore, la forêt doit seulement constituer un des maillons qui permettent la mise en place de ce nouvel équilibre ; en ce sens, elle n’est qu’un complément aux mesures essentielles touchant le partage des communaux ou le développement d’un élevage bovin intensif.
Néanmoins, le parcours de Vazeilles explique l’attention accordée au volet sylvicole dans la Mise en valeur du plateau de Millevaches. A plus d’un titre, l’ouvrage se présente comme une sorte de guide raisonné de la plantation à l’attention de paysans peu familiers de la sylviculture. Les différentes essences et la manière adéquate de les planter y sont décrites. Les paysans sont incités à planter de façon sélective : Vazeilles cible essentiellement les parcelles trop éloignées pour être cultivées avec profit ou carrément inaccessibles.
Dans l’esprit de Vazeilles, le boisement ne doit donc pas venir concurrencer l’activité agricole ; au contraire, il doit l’étayer en permettant aux paysans de se constituer un appoint complémentaire aux faibles rendements de l’agriculture. Vazeilles insiste sur le faible coût de la plantation puisque la main d’oeuvre sera fournie par les paysans eux-mêmes qui planteront à la morte-saison ; les plants seront fournis gratuitement, grâce aux subventions de l’Etat.
L’originalité du projet de Vazeilles repose en partie sur les buts sylvicoles qu’il se propose d’atteindre. En effet, si la plantation de résineux, exclusivement des pins sylvestres, constitue seulement la première étape de l’opération, celle-ci n’est que transitoire et sera rentabilisée grâce à la demande pressante des houillères d’Auvergne en étais de mines. Au fil des ans, cette première plantation devra laisser la place à l’instauration d’une futaie jardinée de hêtres, chênes et conifères (sapins essentiellement) produisant du bois d’oeuvre de qualité. Mais, insistons encore une fois sur le fait que tous ces objectifs, pour précis qu’ils soient, doivent être replacés dans le cadre d’une tentative de mise en valeur du système agraire tout entier, et que, dans cette entreprise, la forêt, si nécessaire qu’elle soit, ne tient qu’un rôle secondaire.
Vazeilles était un ruraliste avant la lettre dont le discours, contrairement à celui de l’administration forestière, ne va pas se modifier au cours du temps. Constamment, il envisagera le boisement comme un moyen pour les paysans du plateau de continuer à vivre dans leur pays et de connaître des conditions matérielles de vie plus douce. En un mot, la politique de Vazeilles est tournée vers l’homme autant que vers le territoire et, s’il prône le reboisement, c’est qu’il estime que celui-ci “peut conduire les travailleurs ruraux vers un peu plus de bien-être qu’en attendant ils vont chercher ailleurs, à la ville, dans le fonctionnariat”.
Le discours tenu par Vazeilles reprend en partie celui des forestiers traditionnels quant aux bienfaits de la forêt sur la régulation du climat. Ainsi, en accord avec ses collègues, il hisse le reboisement au rang de devoir patriotique, mais cette fois fondé par un devoir de répartition égalitaire des biens de la nation. Il estime en effet que “les pays pauvres sont onéreux pour la nation par les subventions continuelles que l’Etat leur alloue pour les dépenses publiques”. Il convient donc de “féconder hardiment ces régions et ne pas les entretenir dans la misère”.
Ce souci envers la répartition des ressources fonctionne à double sens. En effet, “les pays pauvres” sont peut-être onéreux au dépens des régions où sont créés des revenus, mais peuvent dans certains cas être, eux aussi à l’origine de certaines richesses. Ainsi Vazeilles souligne que de nombreuses rivières qui prennent leur source sur le plateau arrosent et rendent fertiles les terres des plaines environnantes. Boiser le plateau et retenir une partie de cette eau au bénéfice des paysans de la région reviendrait là aussi à procéder à une meilleure répartition des richesses nationales.
Au-delà du caractère pratique et rationnel de son projet, qui était sans conteste novateur puisqu’il envisageait la revitalisation d’un pays en prenant en compte ses différentes composantes sociales et tablait sur la mise en valeur de ses atouts naturels, Vazeilles est fondamentalement imprégné d’une morale, à tendance progressiste. Ainsi la forêt selon ses dires devra assurer “par la suite [aux travailleurs] une santé plus robuste, de meilleures mœurs et plus de clairvoyance et de liberté pour lutter contre les forces qui les exploitent”.
Ce projet prend même la forme d’un rêve utopiste dans lequel la volonté d’intégrer la population du plateau à la mise en valeur de son territoire est enseignée dès l’enfance. Même les plus petits doivent être sensibilisés à la question forestière. Ainsi, s’associant à un instituteur de la région, Vazeilles soutient la création de pépinières scolaires, dans lesquelles travaillent les écoliers en dehors des heures de classe, leur travail étant récompensé par un dédommagement qui prend le plus souvent la forme de plants gratuits. Par ailleurs, il présume que si le projet de plantation est mené correctement, la nature répondra enfin à des critères d’esthétique et de salubrité qui lui avaient fait défaut jusque-là. Dans cet ordre d’idées, Vazeilles promet que “la lande triste et monotone sera remplacée par la forêt riche et belle ; la tourbière marécageuse et déserte sera devenue l’herbage sain et abrité ; le troupeau maigre et perdu dans les bruyères à la recherche du gimbre ou de la fétuque, sera devenu beau et bien portant, à manger une herbe saine, plus abondante et plus riche en matières nutritives”. Cette “mise aux normes” de la nature influera finalement sur l’agencement du territoire dans son ensemble, puisque “le village mal désservi, aux rues remplies de fumier, sera devenu coquet parce que le climat sera plus doux, le pays plus beau”.
Notons au passage que Vazeilles semble considérer le fumier comme le stigmate d’une société à l’agonie. Pourtant, celui-ci a longtemps possédé une toute autre signification sociale dans les campagnes, où il était considéré comme un signe extérieur de richesse. Ceux qui disposaient du fumier devant chez eux indiquaient par-là qu’ils possédaient du bétail et qu’ils faisaient partie d’une certaine classe sociale. Pour Vazeilles, au contraire, l’éradication du fumier dans les rues sonnera l’heure d’une ère nouvelle dans laquelle “les paysans seront plus heureux ; leur situation sera devenue plus aisée. Ils hésiteront moins à se lancer dans l’agriculture nouvelle parce qu’ils auront à leur disposition pour parer aux frais d’améliorations diverses une caisse solide et jamais vide : leurs bois”.
Cette différence de point de vue sur un élément aussi banal que le fumier pourrait paraître anecdotique. A mon sens, elle est pourtant révélatrice de la nature des difficultés que peut rencontrer un projet s’appliquant à un groupe social mais qui lui est extérieur, quand bien même serait-il promu par un acteur aussi bienveillant et aussi bien intégré que l’était Marius Vazeilles.
Un matin du tout début juillet 1968, j’ai pris le train gare d’Austerlitz, et je n’étais pas seul. Nous étions toute une bande de jeunes échappés des banlieues, sous la garde de moniteurs désemparés par nos cris de hyènes et nos sauts de puces. J’avais un peu plus de douze ans, et j’allais rejoindre un camp de vacances de la Caisse d’allocations familiales (CAF) d’Ile-de-France, installé à Meymac (Corrèze).
Tous les cas sociaux de la région parisienne étaient représentés. Il y avait parmi nous des orphelins, des excités qui jouaient du couteau jusque dans le couloir du train, des gentils, des abrutis, pas mal de paumés qui appelaient leur mère. Laquelle ne répondait pas, comme on s’en doute.
À Limoges, nous prîmes un car, qui nous mena au terminus. En bas d’une colline se tenaient les bâtiments en dur, dont la cantine. Et sur les pentes était dressé un village de tentes où nous dormions, huit par huit. Je me souviens très bien des chasses au lézard et à la vipère : je participais volontiers aux premières, mais surtout pas aux secondes, qui me flanquaient la trouille. Un gars de plus de treize ans avait trouvé une combine avec un pharmacien de Meymac, qui lui achetait je crois le venin des serpents. Le gosse en profitait, il était riche.
Pour ma part, j’étais triste, pour des raisons que je ne peux pas détailler ici. Mais triste. Sauf ce jour dingue où nous allâmes visiter le musée d’un certain Marius Vazeilles, dont je n’avais bien sûr jamais entendu parler. J’en ai gardé le souvenir que voici : des grandes salles, une lumière brune sur des vitrines où dormaient des épées romaines tombant en miettes. Peut-être ai-je rêvé. Je revois pourtant quantité de restes d’armées défuntes, ainsi que des morceaux de poteries, les traces d’un monde disparu. Et c’est alors que l’enchantement fut complet. Car je rencontrais ce même jour le créateur du musée, Marius Vazeilles soi-même, et je compris pour la première fois de ma vie, je veux dire concrètement, les liens qui unissent les hommes par-delà le temps. Vazeilles en personne, et nul autre, avait fouillé la terre avant d’en exhumer les trésors. Ici, alentour, dans les environs de Meymac, où je posais le pied, d’autres humains avaient vécu jadis. On peut, on doit même appeler cela une révélation.
Mais j’ai également le souvenir physique de Marius. C’était, pour le gosse que j’étais en tout cas, un géant de légende, venu tout droit de l’Iliade et de l’Odyssée. Il me semble qu’il portait un béret, ou une casquette. À coup sûr, il avait une barbe fournie, jupitérienne. Et il parlait, figurez-vous, en français que je comprenais ! J’ai su ce même jour qu’il avait dirigé le reboisement du plateau de Millevaches. Mais je dois avouer que je n’ai pas compris l’ampleur de l’entreprise. Le plateau, pour moi, c’était une clairière dans laquelle j’allais me gorger de myrtilles, et dans mon souvenir toujours, ce plateau est pentu, il n’est nullement plat.
Quelqu’un peut-il m’expliquer ?
Pour clore cette journée folle, nous nous sommes retrouvés chez Marius, dans le parc qui entourait sa vaste maison. Où ? Je ne sais. Mais j’en fus marqué à tout jamais. Car le grand forestier avait planté là, côte à côte, des conifères venus du monde entier. Des lointaines Amériques, d’Asie centrale, du Chili, de Russie, de l’Atlas peut-être. Je venais de la banlieue parisienne, je n’avais rien vu de rien, j’étais d’une ignorance totale, et Marius m’offrait le monde et ses splendeurs, d’un seul coup d’oeil. Je me souviens des différences de taille entre ces arbres, de leurs couleurs si variées, de leur invraisemblable solidité. Et Marius parlait, parlait, parlait. J’ai sa voix dans mon oreille au moment où j’écris ces lignes. Il savait parler aux enfants. Il était grand.
1914-18 ! Période cruciale
L’économie rurale va se transformer.
Je viens d’être chargé de la propagande pour la mise en valeur des landes du Plateau de Millevaches, 80 communes, 15 000 hectares, de Meymac jusqu’à Bourganeuf et Felletin.
Vont se terminer les travaux de moisson du seigle avec la faucille et la mise en gerbes, le battage au fléau durant tout l’hiver dans les granges, l’emploi de la faux dans les prés, le ramassage du foin avec fourches et râteaux et sa rentrée au fenil avec les charrettes tirées par les vaches.
Abandonné le tombereau à fumier, remplacé bientôt par l’épandeur d’engrais.
Pour les foires et marchés, le «charetou» à âne d’autrefois, parfois la voiture et le cheval peu employé dans le pays, vont être remplacés presque totalement par l’automobile ou la camionnette ou le tracteur, lequel sert maintenant à tout charroi, même celui des charrues diverses et des machines nouvelles.
Devenue rare la préparation des repas dans la grande cheminée où marmites et «oulhes» pendaient aux crémaillères, où la poêle et la «daubière» avaient leur place sur le trépied au dessus des braises, près du toupi devant le feu, entre les chenets.
Depuis l’après-guerre 14-18, la cuisinière à bois a commencé à trôner pour la paysanne avant d’être bientôt remplacée par le réchaud à gaz butane. Cà et là sont utilisés le précieux frigidaire et la vaillante machine à laver. A la même époque le laboureur a remplacé par la brabant double l’antique araire qui, depuis les temps néolithiques ne faisait que rayer la terre, alors que, en Gaule indépendante, dans les terres profondes, servait déjà la charrue munie de son coutre et de son avant train signalés par le grand historien Camille Jullian.
Dans les mêmes temps, il y a une quarantaine d’années, les femmes et leurs fille ont cessé de filer la laine et le chanvre, et les hommes de cultiver cette plante dans le jardin réservé, l’«hort» du chanvre, la chènevière. Le chanvre occupait beaucoup dans le village avant de servir, accroché à la quenouille. Pour assurer le travail des fileuses, de toutes les femmes, jeunes ou vieilles, il fallait cultiver ainsi un ou deux ares de la meilleure terre. Après la récolte, il fallait faire rouir les tiges dans l’eau, puis, après séchage, «barguer» et peigner.
Après la tonte des bêtes à laine il fallait nettoyer la laine, carder et filer.
Pour les paysans, fini aussi de chauffer le four. Depuis peu ils ne font plus leur pain, ils s’en procurent chez le boulanger du bourg.
Les maisons anciennes sans étages ont été de plus en plus remplacées par des bâtiments modernes à un étage et plusieurs pièces. Presque toutes pourvues de leur adduction d’eau potable et des contacts avec le réseau électrique pour la force et la lumière, voire même chauffées au mazout. A Meymac, un réseau d’égout fonctionne depuis longtemps.
L’agronomie a fait de grands progrès avec l’emploi suffisant et judicieux des engrais chimiques et l’utilisation des machines agricoles de plus en plus en usage à la ferme. La prairie artificielle ignorée autrefois durant longtemps, est entrée enfin dans l’assolement. L’écobuage à feu courant et surtout celui à feu couvert qui appauvrissait gravement le sol est depuis longtemps abandonné. En matière d’élevage, le progrès a été très sérieux depuis 40 ou 50 ans. Autrefois, à l’époque où, entre les hameaux, la lande était dominante et parcourue sans discernement par les grands troupeaux ovins, l’élevage des bêtes à cornes était très infériorisé, malgré les comices agricoles et le zèle éclairé des Directeurs des services agricoles.
Durant l’hiver, on donnait le meilleur foin aux brebis. Celles-ci pleuraient à l’automne jusqu’à la dernière pousse. Elles prenaient ce qu’on appelle la «darrère». Au printemps, c’était encore elles qui déprimaient les prés. Les bovins ont enfin repris la place qui est due aux animaux qui enrichissent la terre au lieu de l’appauvrir.
Les grands espaces en nature de landes ou de friches, d’un hameau au suivant, sont en voie d’utilisation pour le labour, le gazon et aussi pour le boisement.
Dès 1913, après ma désignation, j’ai procédé sans perdre de temps au démarrage de la plantation forestière. Dans certains quartiers de Meymac, la reforestation a atteint un taux convenable pour la ferme, la région et le climat, soit pour l’équilibre agro-sylvo-pastoral. C’est à cause de ces travaux que
Meymac a été choisi pour l’emplacement de l’Ecole Forestière.
Il y a quelques siècles seulement, des bois existaient sur le Plateau, mais le pâturage exagéré des ovins dans chaque ferme et sans jamais de limitations, a fait que le bûcheron n’a pas été suivi de près par le jeune plant naturel et le rejet de souche. Sans que les générations successives s’en soient rendu compte, la forêt a disparu faisant place peu à peu à la lande sans autres preuves que la présence de beaux troncs de chênes dans les tourbières et de nombreux lieux dits évoquant la forêt. Cette invasion de la lande est même parvenue à ne laisser des anciens chemins que des traces à peine marquées. Aussi l’établissement des chemins ruraux est rendu difficile pour les villages éloignés et les écarts où ils sont nécessaires.
A la recherche du travail et de quelque fortune dans les villes, surtout à Paris, l’émigration continue à prélever une partie de notre jeunesse campagnarde. Mais trop peu de garçons et surtout de filles cherchent à s’orienter vers une situation agricoleA noter que le nombre de voyageurs de la région pour la vente des vins de Bordeaux continue à se maintenir, mais avec moins d’activités qu’autrefois. Après une longue période où le certificat d’études était très rare sur la Montagne, l’instruction populaire a fait beaucoup de progrès grâce à la qualité des maîtres et des élèves. Depuis quelques temps, elle progresse partout où se rencontrent les qualités naturelles des enfants et les moyens économiques des parents.
L’émigration vers la ville, et par suite l’abandon des hameaux a abouti à des communes qui se dépeuplent, telle celle dite du Longeyroux qui occupait la parcelle cadastrale «A la chapelle». Le hameau voisin de celle qui se dépeuple à son tour a profité du premier abandon. Il a hérité de la petite cloche de l’église du groupement abandonné. Elle est suspendue aujourd’hui à une fourche d’un arbre du groupement nouveau.
Prenons la définition minimaliste des Mots de la géographie : dictionnaire critique de Roger Brunet : un plateau est une forme de relief tabulaire. Il ne croit pas si bien dire, tout l’ouest du Massif central est une table. Les Espagnols appellent ça mesa ou meseta. Une table donc, comme celles qu’on trouvait dans les fermes d’avant le « progrès » : costaude, bancale, usée par endroits par les frottements et de nombreuses traces de couteau.
Cela pourrait aussi être votre main : on pourrait la croire lisse, les veines, les rides, les petites plaques et les verrues, les cicatrices, le squelette sous-jacent. Si vous étiez le géant Atlas, vous auriez la même impression en passant votre main sur le globe. La France occidentale, presque lisse, presque plate, en fait pas du tout.
Usons d’une autre comparaison, culinaire cette fois : imaginez un clafoutis ou une tarte aux prunes. Boursouflée sur les bords, telles les Monédières, pâte parsemée de bosses : ce sont les fruits. Et maintenant, coupez sans retenue, vous aurez creusé des vallées profondes, et obtenu un plateau. André Gide évoquait dans Les Nourritures terrestres, ces « plateaux où viennent se reposer des collines ». Voyons ça de plus près.
Celui de Millevaches pour commencer. Nous devons à ce brave Marius Vazeilles un premier malentendu. Dans son ouvrage Mise en valeur du plateau de Millevaches (1931), tellement pressé de convaincre, il a étendu à l’ensemble de la Montagne limousine les rêves d’aménagement forestier qu’il avait conçus à l’origine pour le seul plateau de Millevaches. Ainsi, ces plateaux, qu’on appelle de Millevaches, de Gentioux, de La Courtine, des Combrailles, de Basse-Marche, du sud-est corrézien… sont régulièrement coupés par les vallées profondes de nombreuses rivières : au nord la Creuse, le Taurion, la Tardes, et même le Cher, vers l’ouest la Maulde, la Vienne, au sud la Vézère, la Corrèze, la Diège, et plus loin à l’est le Chavanon et la Dordogne. Ce sont ces grandes cassures qui font qu’on monte et descend sans cesse. Elles n’ont pas été creusées par les rivières, qui se contentent de suivre la pente et d’envahir les creux générés par des failles géologiques. Le cours d’eau ravine et alluvionne : le bilan s’annule.
Donc, ne cherchez pas un relief plat, comme cette touriste parisienne tombant des nues : « Mais il est où, votre plateau ? » Il suffit de tendre le bras en montrant la direction de l’est, et dire : « Par là. » C’est depuis un sommet qu’on a le meilleur aperçu d’un plateau : au loin, l’horizon est rectiligne. Entre les deux, on devine par l’alternance des couleurs végétales l’ondulation du relief.
Une carte vaut mieux qu’un long discours. Reprenons la métaphore de la carapace de tortue. Elle possède, comme la Montagne limousine, une colonne vertébrale. Celle-ci constitue pour nous la ligne de partage des eaux, qui court de monts en monts, de Nedde à l’ouest jusqu’à Ussel à l’est. D’autant qu’un peu partout culminent de « grands monts », des sortes de taupinières dans notre gigantesque pré, résultat d’une érosion moins forte. En voici deux au Mont Bessou (977 m) et au signal d’Audouze (953 m), plus à l’est le Puy des Chaires (932 m) et à l’ouest le sommet avancé du Mont Gargan (735 m). LES plateaux limousins ne sont donc pas plats, ils s’abaissent en douceur vers l’ouest, le nord et le sud-ouest. Et quand les dénivelés se réduisent, on peut dire qu’on est bien sur « UN » plateau. Alors, celui de Millevaches ? Eh bien, ce plateau, au sens propre, est tout petit. Il court, façon de parler, de Tarnac à Saint-Setiers, puis de Millevaches à Sornac. Toutefois, l’ensemble DES plateaux limousins est plus vaste que LA Montagne limousine. C’est au cœur de cette dernière qu’on peut trouver régulièrement quelques kilomètres « presque » plats, par exemple quand on circule de Tarnac à Peyrelevade, en longeant la Vienne, ou encore de Lacelle à Bugeat, de Croze à La Courtine, de Faux à Gentioux... Il est utile de le préciser, pour que tout le monde parle de la même chose.
Quand on quitte la Montagne, on rencontre alors des zones plus plates, qui ressemblent plus à ce qu’on croit être un « vrai » plateau. Voyez la route de Pontarion vers le Puy-de-Dôme. C’est un plateau, mais il n’a de nom qu’après Aubusson, où commencent les Combrailles. Il est entrecoupé par la vallée de la Creuse, puis du Cher, de la Sioule…
On peut suivre aussi la route d’Eymoutiers à Limoges. Après avoir remonté depuis la Vienne, le plateau descend vers l’ouest par étages, coupé par la profonde vallée de la Combade. Ensuite, il se poursuit jusqu’à Limoges. Sur certains plats, avec de grandes lignes droites, il est difficile de rouler à 80 km/h, n’est-ce pas ?
N’oublions pas un plateau véritable, au sud de Treignac, lorsqu’on va vers Tulle ou Uzerche, plateau là aussi étagé, appuyé sur le solide massif des Monédières à l’est.
En réalité, avec ce panorama géographique, nous avons fait le plus facile. Voici pourquoi.
Dans ce milieu naturel assez bien défini, nous avons vu se produire deux exodes opposés. Quand notre Montagne limousine avait du mal à nourrir ses habitants, c’est le travail des ouvriers migrants qui l’a aidée à survivre. Il fut ensuite un temps de ruptures : l’exode rural, de saisonniers, devint définitif (voir IPNS n°46, mars 2014). À l’inverse, depuis un demi-siècle, de nombreux habitants sont venus d’ailleurs, attirés par des conditions de vie agréables, loin des villes, et la possibilité de créer soit une activité économique, soit des groupes inspirés par le slogan « un autre monde est possible ». On y cultive l’écologie, comme une forte méfiance envers les autorités politiques, ou des opportunités culturelles (comme la Fête de la Montagne). Nous pourrions appeler cette société redynamisée le « Plateau alternatif », tissé de communautés et associations très militantes, à la moyenne d’âge plutôt jeune, inventives et non-résignées. Nous observons aussi des positions de révolte ouverte contre bien des projets gargantuesques et des situations d’injustice (migrants, gilets jaunes). Nous dénommerons cette forme plus radicale « Plateau insoumis ». Dans tout ça, où est le fantasme ? Il est d’abord chez ceux qui regardent toutes les initiatives des « gens du plateau » avec méfiance, dédain, mépris même. Entendu ceci un jour dans une mairie : « Ça, on ne soutiendra pas, parce que ce sont des gens du Plateau. » Tout juste si l’on ne parlait pas d’invasion des « néos », et pourquoi pas d’ennemis tant qu’on y était ? Enfin ce Plateau qui fait peur existe bel et bien, avec ses réussites et ses côtés agaçants. Beaucoup de personnes vivant en dehors (géographiquement) s’y reconnaissent, s’en revendiquent et y « montent » souvent. C’est un atout, à condition que ni les uns, ni les autres ne campent sur leurs frontières. D’ailleurs, il est facile de remarquer que le Plateau géographique n’a pas de limites bien établies, pas plus que le Plateau fantasmé, qui lui n’en a pas du tout. Paix sur le Plateau aux hommes de bonne volonté. J’écrirai ça dans ma lettre au Père Noël.