Michel Lulek (IPNS) : Lorsque je suis arrivé sur le Plateau dans les années 1980, Marius Vazeilles était mort depuis une dizaine d'années. À l'époque, son nom revenait sans cesse quand on parlait de l'histoire locale et bien évidemment lorsqu'on s'intéressait à la forêt. En 2023, quelle mémoire laisse-t-il encore sur le Plateau ?
Marie-France Houdart : Quand nous-mêmes sommes arrivés en Corrèze, en 1975, deux ans après le décès de Marius Vazeilles, le plateau de Millevaches était entré depuis 1955 dans une période de reboisement intensif (douglas, épicéa) avec le financement du Fonds forestier national, car la France manquait de bois et les bois résineux exploitables étaient alors de piètre qualité (pin sylvestre). Cet effort de reboisement attira des investisseurs extérieurs à la région. Tout cela dépassait déjà le projet de forêt paysanne de Marius Vazeilles dont nous avions connaissance, de son arboretum et de tous les efforts qu'il avait déployés pour freiner l'émigration et développer une forêt paysanne.
Les plantations qu'il avait préconisées et contribué à développer, donnaient en plus déjà lieu à polémiques. On se posait la question de savoir si le Limousin avait été autrefois boisé ou bien s'il n'avait jamais été couvert que de landes, et donc si ces boisements étaient bien légitimes. Question à laquelle Marius Vazeilles s'était pourtant attaché avec passion.
La polémique suivante, virulente, concerna les effets néfastes des résineux, accusés d'acidifier les sols et de fermer le paysage. Entre temps de jeunes entreprises s'étaient créées, dans l'esprit de la forêt paysanne, pour valoriser localement des bois résineux dénigrés (par exemple à Lamazière-Basse, une entreprise de construction artisanale de maisons en bois massif, à Faux-la Montagne une scierie et entreprise de construction à ossature bois, et d'autres projets en Limousin tandis qu'une thèse d'un géographe parue en 1998, voulut prouver que Marius Vazeilles s'était complètement trompé, que cette forêt n'aurait jamais la capacité de production industrielle, que les rendements ne pouvaient pas être compétitifs, que les bois étaient médiocres, et que « les chefs d'entreprise issus du terroir avaient du mal à intégrer les rouages du capitalisme » (!) : on sait ce qu'il en est aujourd'hui. Aujourd'hui, pour la jeune génération, la forêt fait partie du paysage. Vazeilles ? Connais pas.
Claude Montagné et Sylvie Peyronnet : Marius Vazeilles est sans conteste une personnalité, sinon la personnalité du plateau de Millevaches. Beaucoup de personnes aujourd’hui âgées se souviennent de cet homme, en parlent avec respect et souvent ils s’empressent de mettre, sous forme de sous-entendus, des réserves à leur enthousiasme. Parler de Vazeilles ferait débat. Pourquoi ? En réalité cela n’est que très rarement abordé ; nous vivons encore sur des interprétations, des « qu’en dira-t-on », des relents de cabales à son égard. Certes il a pu faire des erreurs d’appréciations, d’analyses dans les temps troublés du début de la guerre en 1939. Des anciens amis lui ont tourné le dos, de nouveaux opportunistes se sont servis de lui. Quant au forestier, on lui reproche, à tort, d’avoir enrésiner le plateau. Seul consensus, et encore..., l’archéologie. Même dans ce secteur on vient aussi lui chercher des poux. Vazeilles, homme d’engagement, dérangeait et il dérange encore.
IPNS : Vous avez écrit une pièce qui lui est consacrée : Ma vie sur un plateau. Comment est née cette pièce ?
Claude Montagné et Sylvie Peyronnet : Dans le cadre du 50e anniversaire de la mort de Marius Vazeilles, le musée archéologique et du patrimoine Marius Vazeilles de Meymac a passé commande à notre compagnie théâtrale, La Kélidône, d’une lecture-spectacle. Une importante documentation a été mise à notre disposition pour cerner l’homme et son œuvre. Jusque-là nous n’avions que des échos contradictoires du personnage et de son action sur le Plateau de Millevaches. En effet les témoignages vivants empreints tantôt de silence, tantôt de commentaires passionnés, ont excité notre curiosité et nous ont encouragé à prendre le temps de marcher dans les pas de cet homme pour faire la part des choses. C’est à partir de ses écrits, des monographies existantes, des documents iconographiques en possession du musée, des témoignages vivants des habitants que nous avons élaboré notre spectacle.
En nous plongeant dans les récits de l’action menée par Marius Vazeilles, nous avons découvert trois vies en une : celle du forestier, celle de l’archéologue et enfin celle de l’homme politique.
Ces trois facettes de Marius Vazeilles s’entremêlent tout au long de sa vie. Lorsqu’il est nommé en 1913 Garde général du plateau de Millevaches, il a pour mission le reboisement de la lande. S’interrogeant sur les espèces arboricoles à introduire sur ce sol, il analyse la structure de la terre et c’est à cette occasion qu’il met à nu de nombreux vestiges gallo-romains et néolithiques. Une passion naît de cette découverte : l’archéologie agraire à laquelle il va donner tout son essor.
Touché par la pauvreté du monde paysan sur ces terres arides, il va s’efforcer de convaincre les agriculteurs de « planter » pour constituer une source de revenu supplémentaire, autre que celle de l’élevage ovin. Cette démarche le conduit naturellement à s’engager dans le syndicalisme paysan et dans la vie politique.
Marius Vazeilles a traversé une très grande partie du XXe siècle. Il a connu deux guerres mondiales, la Révolution russe, le Front populaire, le CNR… La brutalité des événements a mis en lumière son engagement humaniste. De fait il s’est érigé en pionnier de toutes les actions entreprises. Il a pris sa part dans le développement économique du plateau de Millevaches et de la Haute-Corrèze. Pour ce qui est de l’archéologie, un musée porte aujourd’hui son nom et abrite ses collections. Enfin, il a défendu la cause des paysans haut-corréziens en se préoccupant de leurs conditions en tant que député communiste en 1936.
Il a réalisé un arboretum constituant son terrain d’expérimentation pour le choix des essences à introduire. Il a construit une cabane-musée pour réunir ses nombreuses trouvailles archéologiques. Il a créé un syndicat paysan qui servira d’exemple pour d’autres territoires ruraux en France.
Tels sont les grands ouvrages qui témoignent de sa capacité à dynamiser et à fédérer les énergies locales pour un progrès futur.
IPNS : Quel était le projet forestier de Marius Vazeilles et est-il très différent de ce qui s'est passé sur le Plateau au cours du XXe siècle en la matière ?
Marie-France Houdart : Le projet forestier de Vazeilles était bien particulier et ce qui s'est passé depuis et jusqu'à maintenant avec l'enrésinement du Plateau ne correspond pas vraiment à ce qu'il espérait.
S'il revenait aujourd'hui, je pense qu'il serait heureux
IPNS : Pourquoi quitte-il l'administration des Eaux et Forêts en 1919 ?
Claude Montagné et Sylvie Peyronet : L’état du paysage renvoie à la condition du paysan. Travailler sur la justice sociale s’impose donc à lui ; et de ce fait la politique le rejoint. Contemporain de la Révolution Russe, l’espérance ou la foi en un monde nouveau se dessine. En 1915 il adhère au Parti Socialiste SFIO, dès lors il s’investit dans le syndicalisme et la politique. Le politicien du secteur a pour nom Arthur Delmas. Delmas est un élu radical à peu près intouchable cumulant depuis 1898 les sièges de député, conseiller général et maire de Meymac. Les élections de 1914 ont mis fin à son mandat de député et celles de 1919 à celui de maire, mais il a trouvé un successeur en la personne de son petit neveu, le maire de Neuvic, Henri Queuille, aussitôt propulsé sur l‘avant scène du radicalisme en Haute-Corrèze.
Marius Vazeilles par sa proximité avec le monde paysan et ses engagements humaniste et politique fait ombrage à ces notables. Comme il est fonctionnaire de l’Administration des Eaux et Forêts il est assez facile de lui proposer une mutation à Bar-le-Duc, dans la Meuse, qui l’éloignera du Plateau de Millevaches. Il refuse l’affectation, demande sa mise en disponibilité et quitte la fonction publique. Dès lors il ira jusqu’au bout de son projet de reboisement et d'aménagement rural du Plateau. « On espérait toujours que je serais amené à quitter le pays, on pouvait toujours espérer... J’avais acquis en 1914 onze hectares au Puy Chabrol, près de Barsanges, que j’ai pu plus tard agrandir, en achetant les parcelles qui se libéraient autour... »
Il crée ainsi un véritable arboretum dans lequel il procède à l’essai de plus de 400 espèces forestières des zones tempérées, dont plus de 200 ont résisté aux conditions locales. Il participe à la création de plusieurs pépinières scolaires, il reçoit l’aide de plusieurs instituteurs du Plateau.
Concernant le reboisement proprement dit, le slogan de Vazeilles à toujours été : « Il faut assainir les fonds des vallées, arroser les versants pour obtenir de belles prairies, reboiser les crêtes en feuillus et résineux. Je suis persuadé des bienfaits de l’alliance de l’arbre et de l’herbe... »
Il comprend la synergie qui existe entre le milieu et l’homme. Il milite pour un équilibre agro-sylvo-pastoral. Cette manière qu’il a d’observer le monde le conduit à le penser dans sa globalité.
En parcourant le pays où il visite les maires et les premiers reboiseurs, où il parle avec toutes les personnes qu’il rencontre, il réussit à persuader de nombreux paysans du bien fondé de nouvelles plantations : « La forêt définitive doit être constituée d’essences susceptibles de se reproduire naturellement. En numéro un je place le douglas pour sa vigueur, sa rusticité et la qualité de son bois. Parmi les feuillus je préconise, en plus des essences locales (hêtres, chênes, bouleaux) le chêne rouge d’Amérique du Nord. »
Le boisement actuel du Plateau, parfois critiqué, est assez éloigné de celui que Marius Vazeilles avait imaginé, les propriétaires ayant choisi le plus souvent des plantations simples et rentables. Une croissance rapide a été privilégiée d’où la rareté des feuillus contrairement à ce qu’il avait préconisé. Par ailleurs les subventions ont été attribuées essentiellement pour planter le douglas et l’épicéa, suivant les directives données à ses débuts par l’Administration des Forêts. Aujourd’hui Marius Vazeilles serait fou de rage de voir ce qu’est devenu le Plateau. Toutes ses recherches, tout son travail patient, méticuleux, intelligent, ont été foulées au pied pour laisser place, en grande partie, à une forêt industrielle qui ne voit que l’intérêt économique au détriment d’un équilibre agro-sylvo-pastoral. En 1957 l’École forestière de Meymac voit le jour, sa création doit sans aucun doute beaucoup à l’action de Vazeilles pendant plus de 40 ans. Il est d’ailleurs étonnant que cet établissement ne porte pas son nom, il faut croire que même 50 ans après sa mort il dérange toujours.
IPNS : Il est aussi connu en tant qu'archéologue...
Claude Montagné et Sylvie Peyronnet : Première, deuxième ou troisième passion pour Marius Vazeilles ? Difficile de répondre, en réalité l’archéologie a été présente tout au long de sa vie. Mais elle prendra le pas sur le reste lorsque Marius Vazeilles s’effacera du champ politique. C’est en effectuant sa recherche fondamentale en sylviculture qu’il est amené à étudier la nature des sols. Et c’est en disséquant la composition de cette terre qu’il découvre les origines du Plateau. C’est ainsi que peu à peu il rejoint l’archéologie, et avec elle l’étude des civilisations présentes. D’autre part il comprend de suite que le Plateau était autrefois boisé et habité bien plus qu’il ne l’était à son arrivée en 1913. Et que c’est par la déforestation progressive que les habitants ont dû abandonner les habitations livrées aux caprices des vents et du climat. « La forêt a précédé l’homme ; la lande l’a suivi » dit-il. Homme de terrain il devient un des pionniers de l’archéologie agraire.Une archéologie à la croisée des sciences de l’homme et de la nature. Il sera un archéologue reconnu et travaillera avec les plus grands comme les deux abbés préhistoriens Buissony et Breuil. Aujourd’hui à Meymac, un musée portant son nom rassemble ses découvertes. Il s’est toujours intéressé à l’histoire du pays, il voulait comprendre comment et dans quel environnement vivaient les anciennes peuplades du Plateau. Il savait que c’est à partir de ces découvertes qu’il pouvait imaginer ce que pouvait devenir ce pays. Pour lui tout est lié : l’archéologie pour comprendre le passé, la forêt de demain et la politique pour mettre en mouvement l’ensemble.
Marie-France Houdart : À côté de l' « archéologue » que l'on a vu en lui, j'ajouterais l' « ethnologue ». La preuve : tous les objets de la vie quotidienne, agricole et artisanale, qu'il a collectés et qui constituent le troisième étage du musée Vazeilles, le plus visité. Sa petite fille, Danièle Vazeilles, anthropologue elle-même, nous le disait, c'était un chercheur pluridisciplinaire, pour lequel au centre est l'homme : dans ses modes de vie, de croire, de se grouper, de s'allier, de transmettre, à travers les temps, dans ses combats. Il ne suffit pas de vivre proche des paysans pour comprendre le système qui les enserre. Sa vie militante en faveur du sort des paysans repose sur l'analyse en profondeur de l'engrenage politique, économique, social qui a mené à l'émigration, d'abord saisonnière puis définitive.
IPNS : Dans les Mélanges Marius Vazeilles publiés en 1974, un an après sa mort, par la Société des Lettres, Sciences et arts de la Corrèze, Jacques Chirac, alors ministre de l'Agriculture et président du conseil général de la Corrèze, écrit une préface dans lequel, lui aussi, parle des « trois domaines » qui caractérisent la vie de Vazeilles : la forêt, l'archéologie et... l'érudition. Disparaît dans cet hommage la vie militante et syndicale de Vazeilles qui fut pourtant importante puisqu'il accéda à de très hautes fonctions, y compris au sein de l'appareil communiste international puisqu'il fut même président du Praesidium du Conseil international paysan, et bien sûr député communiste de la Corrèze de 1936 à 1939 dans la circonscription même où Chirac sera élu plus tard. Est-ce que cette partie de la vie de Vazeilles dérangeait tant pour qu'on l'oblitère ainsi ?
Claude Montagné et Sylvie Peyronnet : D’abord il faut dire ce que Vazeilles dit de lui-même : « Mon socialisme était purement sentimental, il l'est d’ailleurs resté. » Il s’est toujours donné à fond dans les engagements qu’il avait choisis. Comme syndicaliste d’abord, puis en votant pour la IIIe Internationale et en étant député communiste en 1936. Ses prises de paroles à l’Assemblée Nationale sont là pour attester de l’engagement qui était le sien pour défendre les intérêts des habitants de la Haute-Corrèze. Seulement la guerre éclate en 1939 alors qu’il est député communiste et que le parti sera interdit. C’est une période trouble pour chacun. Il se détourne du Parti Communiste et dès lors il est accusé de complaisances à l’égard du Maréchal Pétain. La réalité n’est pas aussi simple et Chirac, en bon politique, parle de ce qui ne fâche pas et surtout essaie de récupérer « une image de Vazeilles » forestier et archéologue qui fait moins débat. Peut-être Vazeilles, malgré lui, fut un inspirateur pour Chirac, notamment dans le rapport au monde paysan. Il ne faut pas oublié que Vazeilles était la référence politique du PC pour le monde agricole et qu’il aurait pu être en 1936 ministre de l’Agriculture si le Parti Communiste avait donné son accord. La vie de Vazeilles aurait pu prendre un tournant plus prestigieux s’il n’y avait pas eu la guerre. Vazeilles avait toutes les qualités pour faire carrière mais visiblement, à la différence de Chirac, il était très éloigné de cette quête.
Sur l’engagement et le désengagement politique de Vazeilles chacun se montre discret préférant les sous-entendus à une analyse plus approfondie. Pourquoi Vazeilles se détourne du PC alors qu’il n’a pas démissionné en septembre 1939 ? Cède-t-il au maréchalisme, ce culte sentimental dont Pétain a été l’objet de la part de l’immense majorité des français ? Pourquoi Vazeilles se détourne-t-il de la politique et se fait élire conseiller municipal sur une liste qu’il aurait autrefois combattue ? De nombreuses questions auxquelles on essaie de répondre dans notre spectacle et dans le livre qui a été édité pour la circonstance.
IPNS : Marius Vazeilles, lorsqu'il est nommé garde général pour le reboisement du Plateau de Millevaches en 1913, dessine une carte du Plateau pour cerner le territoire sur lequel il devra agir, et en particulier sur lequel il octroiera des subventions pour effectuer des plantations. Cette carte a longtemps fait référence, d'autant qu'il semble qu'auparavant on avait une définition beaucoup plus floue de ce qu'on appelait le plateau de Millevaches. En ce sens, peut-on dire que Vazeilles est l' « inventeur » du plateau de Millevaches ?
Claude Montagné et Sylvie Peyronnet : Totalement d’accord, Vazeilles à été l’inventeur du plateau de Millevaches. Cette carte du Plateau a été, en son temps, largement commentée par ses pairs, comme une référence qui fait encore autorité. Il a contribué, effectivement, par divers aspects à façonner le territoire en profondeur. En ce sens il devrait occuper une autre place que celle qu’il a dans « la mémoire » du Plateau. Marius Vazeilles ne faisait jamais les choses à moitié, il se donnait à fond dans tout ce qu’il entreprenait, faisant preuve d’une force de travail et d’une acuité intellectuelle exceptionnelle. Le philosophe Marcel Conche dit de lui : « L’humanisme de Marius Vazeilles veut que l’amour ne se restreigne pas au clan, à la patrie, mais soit bien l’amour de l’humanité. De là, sa détestation de la violence, sa condamnation de l’inutile brutalité. »
Marie-France Houdart : « Inventeur du plateau de Millevaches », qui a « contribué à l'identité du territoire » ? Sans doute, si l'on considère que lui-même a englobé sous le terme « plateau de Millevaches » un espace beaucoup plus vaste que le « plateau » qui porte ce nom. Un territoire aux confins de trois départements que l'on appelle plutôt désormais « Montagne limousine ». La preuve, c'est à Peyrat-le-Château, à presque 50 km au nord ouest de Millevaches, que se tient cette année la « Fête de la Montagne limousine ». Merci Marius !
Propos recueillis par Michel Lulek