Après qu’Ève eut poussé Adam à goûter au fruit défendu, Dieu, furieux, chassa les deux fautifs du paradis et annonça sa sentence : à l’homme, tu gagneras ton pain à la sueur de ton front, à la femme, tu enfanteras dans la douleur. (Il est à noter que finalement, par souci d’égalité, la femme dut gagner aussi son pain à la sueur de son front, bien que les croyants intégristes estiment qu’elle devrait se contenter d’enfanter dans la douleur.)
Cette obligation de gagner son pain à la sueur de son front a été surtout martelée à des générations et des générations de prolétaires. Il était tellement important qu’ils n’aient pas l’idée et l’envie de reprendre de force ce qu’on leur avait extorqué. La tâche n’était certes pas facile de leur faire accepter de considérer le travail comme une condition de leur dignité, aussi pénible et dégradant pouvait-il être. Il était donc primordial que soit valorisé le travailleur dur à la tâche, obéissant et « honnête ». Nombreuses furent celles et ceux qui ont payé de leur vie leur refus d’une telle soumission, mais beaucoup de ceux qui ne se sont pas révoltés ont fini par reprendre à leur compte cette image assénée par les classes dominantes, même si le coût en a été la dégradation de leur santé tant physique que mentale.
Il n’est donc pas étonnant que la valeur-travail soit si ancrée dans les consciences, que cette fierté d’« en chier » soit revendiquée par les travailleurs « modèles », avec quand même une forme de jalousie déguisée en mépris envers celles et ceux qui réussissent à ne pas « en chier », comme les pauvres qui trouvent moyen de ne pas travailler en bénéficiant des aides sociales. Le très peu d’argent avec lequel ils vivent leur est reproché comme un vol pris dans les poches de « ceux qui travaillent ». On ne veut surtout pas voir tout ce que la grande majorité d’entre eux fait de socialement utile et en quoi ils participent pleinement à la création des richesses nécessaires à la collectivité. Le scandale, c’est qu’en refusant ce qu’on appelle le travail, ils prennent du bon temps !
Car il reste à remettre en question notre rapport à la vie en extirpant définitivement de notre inconscient le poison mortifère qu’y ont instillé les religions monothéistes. Pour imposer leur pouvoir, elles ont asséné au peuple que la vie sur Terre ne pouvait pas être le lieu du bonheur (c’est dans l’au-delà qu’on serait heureux, et encore, à condition d’avoir été bien sage), que le plaisir était l’œuvre du diable… Même si cette idée a perdu de sa réalité pour beaucoup, l’empreinte semble indélébile. Quand bien même tous les besoins seraient satisfaits, profiter de la vie, vivre sans trop d’effort, reste tabou.
Cependant, en dehors de toute considération morale, il est évident que les êtres humains ne vivent pas de l’air du temps et qu’il leur est indispensable de se procurer de la nourriture, de se construire un abri, de se protéger du froid en s’habillant et en se chauffant, de se soigner le cas échéant, de fabriquer des outils pour se simplifier la tâche, de prendre soin de leurs enfants et de leurs vieux, de se distraire en jouant de la musique ou de toute autre façon, de trouver des moyens de se déplacer plus loin que leurs deux jambes le permettraient…
L’organisation sociale est alors primordiale. Une société digne de ce nom aurait à cœur de faire en sorte qu’aucun de ses membres ne manque de quoi que ce soit et que chaque membre de la collectivité participe aux tâches nécessaires selon ses capacités. Ce n’est d’ailleurs pas très contraignant, mais à la condition de ne pas être tout seul ! Celles et ceux qui ont déjà œuvré à un chantier collectif savent le peu d’importance de la fatigue qu’on peut en ressentir, le plaisir et la fierté qu’on éprouve lorsqu’on a atteint le but qu’on s’était fixé collectivement et l’étonnement de la facilité avec laquelle on y est parvenu.
Le choix d’un terme qui signifie instrument de torture pour désigner une activité indispensable à toute société humaine en dit donc long sur les organisations sociales qui l’ont utilisé. Celles-là, d’évidence, ne se sont pas bâties sur le collectif. C’est chaque individu, au moins chaque cellule familiale, qui doit se débrouiller seule pour survivre. La tâche devient alors beaucoup plus lourde à porter et l’être humain, comme tout être vivant d’ailleurs, préfère la facilité. Certains peuples avaient donc trouvé le moyen de se soustraire aux tâches nécessaires. Ils les faisaient faire par les captifs qu’ils avaient réduits en esclavage lors de guerres avec leurs voisins.
Après l’esclavage, c’est l’argent qui a permis de se décharger sur d’autres de ce qu’on n’avait pas envie de faire soi-même.
Depuis la préhistoire et jusqu’à des temps pas si anciens, les gens savaient tout faire et étaient capables, collectivement, de vivre quasiment en autarcie. (Ce n’était pas pour autant l’âge d’or !). Mais depuis près de deux siècles, les campagnes se sont progressivement vidées, les villes se sont remplies, et les savoir-faire artisanaux qui y subsistaient encore tendent à disparaître. L’industrie les a remplacés, puis a même déserté les pays les plus riches pour se concentrer dans ceux où il était encore plus rentable d’exploiter les travailleurs. Les enfants ne voient donc plus travailler leurs parents. Non seulement ils ont ainsi perdu toute source de connaissances théoriques et pratiques mais ils ne peuvent plus comprendre l’utilité du travail que comme le moyen de gagner de l’argent. Vivre de son travail n’a plus actuellement que le sens de trouver à s’employer pour posséder l’argent nécessaire à sa participation au système économique (et voir la maîtrise de son temps lui échapper). Ce ne sont plus les besoins qui décident des tâches à accomplir mais la nécessité de créer des emplois qui pousse à inventer de nouveaux besoins. Peu importe s’ils n’ont aucune utilité sociale. (On peut même se demander si, trouverait-on le moyen d’éradiquer définitivement le cancer, il n’y aurait pas encore des gens pour s’indigner de la suppression des emplois que cela entraînerait !) La mécanisation, qui aurait dû permettre de se passer de la sueur des êtres humains pour effectuer les tâches nécessaires à la collectivité, est invoquée au contraire pour déplorer la diminution de la quantité d’emplois proposés. Et les travailleurs, ainsi mis en concurrence, n’ont pas le loisir d’imposer leurs conditions.
Toutefois, il semblerait que cette logique soit en train de s’inverser puisqu’on assiste depuis quelque temps à un mouvement de désertion : on manque de candidats dans l’hôtellerie et la restauration,
dans les travaux publics, dans les hôpitaux, dans l’enseignement... car beaucoup refusent maintenant de s’embaucher dans des métiers harassants pour un salaire misérable. Ils se retrouvent en cela avec ceux qui, après des études qui leur ouvraient pourtant la route vers le «bonheur» économique, décident de sortir du chemin balisé et de réfléchir à ce qui mérite qu’on y prenne de la peine, indépendamment du fait que ça rapporte de l’argent ou non.
Mais beaucoup se trouvent encore coincés dans leur situation individuelle, qui les empêche souvent de « sauter le pas ». C’est pourquoi il est indispensable de sortir de l’isolement et de réfléchir aux moyens de nous organiser collectivement pour assurer notre subsistance et sortir de cette logique économique qui seule permet à l’actuelle organisation sociale mondiale de continuer de prospérer aux dépens de la vie. D’ailleurs, un peu partout dans le monde, des expériences de plus en plus nombreuses se mettent en place. Et gageons que ce n’est qu’un début !
Françoise Denevert