Le week-end des 22 et 23 juillet 2023, on pouvait voir des petits groupes de personnes parcourir les prairies et la zone humide de la Goutte molle à Égletons. Munis de jumelles, de filets à papillon, de carnets et d’appareils en tous genres, de nombreux naturalistes professionnels et amateurs arpentaient ces 16 hectares de terres menacées par leur géant voisin. Ils et elles guettent les vivants qui peuplent les lieux. Juste derrière, d’épaisses fumées se dégagent jour et nuit de la zone industrielle. Malgré les chants d’oiseaux et des criquets, l’envol des libellules et le saut des grenouilles, impossible d'oublier où l'on se trouve.
Le groupe Piveteau Bois, propriétaire de la dite « méga-scierie » d’Égletons, prévoit encore de s’agrandir. Il y a quelques décennies maintenant, c’était encore une scierie familiale, appartenant à la famille Farges appréciée par toutes et tous à Égletons. Mais voilà : en 2004, les deux frères Piveteau, originaires de Vendée, rachètent la scierie.
Depuis, le site ne cesse de s’étendre et d’avaler des forêts. On estime que sa production de bois de sciage et de granulés représente actuellement l’équivalent de 600 hectares de coupes par an. Avec le projet d’extension, approvisionner cet industriel nécessiterait d'en raser plus de 1000 hectares. Cette extension se ferait au prix de la destruction d’habitats naturels, mais aussi de terres agricoles et d'une maison familiale. En effet, dès le 27 août, une octogénaire sera officiellement expropriée, et peut-être expulsée de chez elle. Deux éleveurs verront aussi une partie de leurs terres confisquées et artificialisées, et le ruisseau de la Goutte Molle risque de disparaître définitivement. Une catastrophe pour les continuités écologiques et les mosaïques de milieux présentes sur et à proximité de la zone. Tout ceci est rendu possible par une Déclaration d’utilité publique (DUP) permettant à la Communauté de communes Ventadour-Égletons-Monédières de spolier les terres cultivables, qui seront déclassées en « zone à industrialiser », pour les vendre à notre cher Piveteau.
Le projet est certainement d’intérêt primordial, national ! Comme souvent, la DUP soutient que l’industrie crée de l’emploi. C’est pour ça qu’elle serait si nécessaire et permettrait de détruire des terres agricoles et couper toujours plus de forêts ! Mais pourquoi alors, les petites scieries disparaissent-elles les unes après les autres ? Les scieries artisanales créent 5 fois plus d’emplois par mètre cube que les sites industriels.
Mais la course à l'industrialisation et à l'agrandissement les fait disparaître : en moyenne, ce sont 100 scieries par an qui ferment en France depuis plusieurs décennies, ce qui laisse les forêts à la merci des gros. L’extension de Piveteau, c’est moins de personnes en forêt et plus de machines, moins de personnes à observer le bois que l’on scie mais plus à regarder au rayon X les grumes devant eux, c’est plus de coupes rases suivies de plantations financées par l’État, c’est toujours plus de monocultures de douglas, de mélèze et d’épicéas à perte de vue. L’industrie est calibrée pour une certaine sylviculture, et en bout de chaîne, c’est cette même industrie qui gère la façon dont la forêt doit se tenir. Bien droite et en rang, pour ne pas nous compliquer la tâche !
D'après l'enquête publique de 2020, les terres concernées par l'extension de la méga-scierie ne présenteraient pas d'intérêt écologique particulier. L’un des arguments est que la commune ne fait pas partie du Parc naturel régional. Facile ! Il aura suffit de quelques escapades à la fin du printemps, de quelques pièges photos et d'un week-end d’inventaires pour prouver le contraire. Fin juillet, de nombreux naturalistes professionnels accompagnés d'amateurs se sont rassemblés pour étudier le site convoité par Piveteau Bois. Au vu de leurs premières observations, il est déjà possible d'attester de la présence d'une faune et d'une flore riches et variées. Il y a de nombreux oiseaux qui passent, d’autres qui nichent, notamment parce qu’ils sont attirés par les insectes qu’ils peuvent trouver sur place. À l’abord du cours d’eau, grenouilles, crapauds et reptiles ont trouvé refuge ici. Des fourmis comme nous n’avions pas vu ailleurs en Corrèze, des libellules éclatantes, des chauves souris en pagaille à la nuit tombée, des chouettes qui nous répondent le soir pour signifier que l’on est ici chez elles.
Des sphaignes (mousses) de plusieurs sortes, une forêt mixte repartie sur une ancienne tourbière. Certaines de ces espèces sont protégés, en Limousin, en France ou en Europe, d’autres non, mais toutes témoignent de la nature des lieux – habités par des vivants de toutes sortes, par des bovins et des ovins qui pâturent dans les prairies, par une dame qui tient à sa maison et qui voit le ruisseau de la Goutte Molle s’assécher d’année en année. Ce week-end n’aura pas été que l’occasion d’inventaires, mais aussi et surtout, d’attachements aux lieux que des dizaines de personnes connaissent désormais plus finement. Mieux, elles se sont émerveillées devant ce que les terres d’Égletons abritent.
Ces dernières années, les oppositions à des projets qui nuisent à la forêt ont connu plusieurs victoires. En octobre 2013, un site industriel dans le Morvan devait accueillir une plateforme de sciage et de fabrication de granulés destinés à la production électrique et centrale de biomasse. Dans un premier temps, le tribunal de Dijon a statué sur le fait que le projet ne comprenait pas de « raisons impératives d’intérêt majeur » qui justifierait la destruction d’habitats d’espèces protégées (notamment de chauve-souris et de batraciens). Quand le dossier fut finalement porté au Conseil d’État, celui-ci confirma la décision du tribunal de Dijon en y ajoutant que l’argument de la création d’emploi n’était pas valable.
À l’été 2022, c’est dans les Pyrénées que des habitant.es entravaient l’installation d’une méga-scierie spécialisée dans la coupe du hêtre. Cette scierie prévoyait d’exploiter la quasi-totalité des forêts de hêtres dans les Pyrénées, de la côte Atlantique à la Méditerranée. L'entreprise projetait de scier 250 000 m3 de bois par an (c’est 600 000 m3 qui sont prévus à Égletons si l'extension a lieu). Face à l’opposition des habitant.e.s, l’industriel s’est retiré de lui-même.
Plus récemment, c’est le Bois du Chat, sur la commune de Tarnac, qui symbolise sur notre territoire la résistance face à l’appétit des industriels de la forêt. La coupe est suspendue, dans l’attente d’un plan de gestion que l’on espère différent (voir page 20 de ce numéro d'IPNS).
À Égletons, le combat a commencé depuis longtemps, sous l'impulsion d'AssoCitra, la petite association de riverains et riveraines. Après une pétition, beaucoup de tractage et cinq recours en justice différents, les moyens de lutte ne sont certainement pas épuisés. Piveteau Bois deviendra-t-elle vraiment la plus grande scierie de France ? Affaire à suivre.
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