Une double approche scientifique nous est proposée par deux universitaires de Limoges pour nous conter l'aventure "patrimoniale" de "la belle limousine". Celle de l'histoire que nous rapporte Philippe Grandcoing. Docteur en histoire contemporaine, il enseigne en classes préparatoires au lycée Gay-Lussac. La seconde, "la révolution génomique", est toute contemporaine. Elle a débuté il y a tout juste 20 ans et n'est pas encore à son terme. Elle est aussi plus ardue parce qu'elle touche à la science du vivant. Raymond Julien, spécialiste de biochimie et de génétique, et directeur de "l'institut des sciences de la vie et de la santé" à l'université de Limoges nous introduit dans les arcanes de la sélection par la génétique. En même temps qu'il rejoint les interrogations des éleveurs limousins sur "la part respective des gènes et de l'environnement dans la construction du vivant".
Leur double démarche démontre l'originalité de la "construction" de l'hérédité patrimoniale de notre vache limousine à la robe "froment", "à la tête courte" "aux cornes luisantes, grosses de moyenne longueur et un peu relevées". La construction de ces caractères visuels et morphologiques (le phénotype) de la race limousine est le résultat d'un savoir faire humain et non pas d'une sélection naturelle. Dès le XVIIIème siècle la race bovine limousine est remarquée dans les grands marchés urbains par sa robe rouge claire ou froment et ses qualités bouchères. Son terroir s'étend du Lot à la Vienne et de la Charente à la Creuse. Au début du XIXème siècle pour l'amélioration des races bovines la mode est au croisement des races à partir des critères les plus productifs pour obtenir un animal de rente fournissant lait et/ou viande.
Dans cette compétition le Limousin se singularise en privilégiant la sélection au sein même de son troupeau. On abandonne la production d'animaux gras au profit de jeunes bêtes de travail et de boucherie. Mais sélectionner c'est choisir. C'est donc introduire un savoir faire humain où se combinent de multiples critères : la conduite de l'écosystème par la maîtrise de l'eau avec l'irrigation et le drainage pour l'entretien des prairies naturelles, l'introduction de plantes fourragères, l'attention au bien être animal par l'amélioration de son alimentation et de son abri tout en lui épargnant les travaux pénibles. Une telle sélection ne pouvait provenir de petits éleveurs vivant durement et chichement sur de petites surfaces. Elle sera le fruit de l'observation d'un petit groupe de pionniers parmi les notables et riches propriétaires ruraux du Limousin. Ils auront à coeur d'expérimenter cette sélection sur leurs vastes propriétés en choisissant les meilleurs éléments de leur troupeau avec l'étroite collaboration du savoir faire de leurs métayers. Ils organiseront concours et comices agricoles dans une aire géographique restreinte pour établir progressivement le phénotype de la vache limousine. Ce sera chose faite avec la création du herd-book - le livre généalogique - de la race limousine en 1866.
Après les concours agricoles plus réservés à l'élite des éleveurs viendra le temps des foires. Elles fleuriront dans les communes surtout dans le dernier quart du XIXème siècle. Elles assureront la diffusion de cette innovation chez tous les paysans limousins. Pour ne retenir que le département de la Haute Vienne, berceau de la race, en 1819 il y avait des foires dans 53 communes on en compte 130 en 1914. La sélection par les hobereaux s'harmonisera avec les pratiques populaires pour fixer le particularisme d'une polyculture vivrière où la vache limousine tient une place essentielle. Elle assure les travaux de labour et de charroi tout en produisant des jeunes bovins à la qualité reconnue sur les grands marchés tels que Lyon ou Saint Etienne pour la consommation bouchère en extension.
La révolution agricole de la seconde moitié du vingtième siècle rattrape l'économie de l'élevage en Limousin à la fin des trente glorieuses. Le productivisme et la mécanisation d'une part, mais aussi l'attente des consommateurs et l'organisation des marchés conditionnent les modes de reproduction de la race. Les éleveurs s'organisent en diverses formes de groupement pour préserver l'héritage de la limousine sélectionnée par les générations successives. Comment maintenir ses qualités maternelles et ses aptitudes bouchères sans recourir aux progrès de la génétique ? Pour construire ces programmes de sélection les éleveurs doivent coopérer étroitement avec les chercheurs et les techniciens.
Les progrès fulgurants de la biologie moléculaire depuis la découverte de l'ADN en 1953 et la course au décryptage du génome bovin introduisent une nouvelle révolution dans le savoir faire phénotypique des éleveurs limousins. Avec toutes ses qualités didactiques Raymond Julien donne au lecteur les premiers linéaments de la connaissance génétique. Dans la sélection génétique comment allier les performances de l'éleveur avec les informations touchant à l'origine et à la généalogie de l'animal ? Aussi pour assurer la maîtrise de l'avenir du phénotype bovin limousin les responsables du herd-book ont créé en 1984 la station nationale de Lanaud. Derrière la façade emblématique de son architecture moderne, le pôle de Lanaud à quelques kilomètres de Limoges rassemble tous les organismes professionnels qui agissent pour le développement et la promotion de la race. Au cœur d'une ferme expérimentale ils élèvent, ou plus exactement contrôlent et suivent les 700 meilleurs mâles de l'année sélectionnés chez les éleveurs performants de toute la France.
En conclusion les auteurs s'interrogent sur la place de la vache limousine dans l'identité régionale d'hier et d'aujourd'hui. Dans les missions du pôle de Lanaud quel peut être encore le rôle des éleveurs du terroir limousin ? Devant l'expansion nationale et internationale de la belle limousine que reste-t-il du savoir faire et de la mémoire des hommes du Limousin ? Face à une trop grande rigueur des techniciens du génome que restera-t-il du berceau de la belle limousine ? Le terroir n'est-il pas le plus sûr garant pour la production de vaches fécondes et en bonne santé en même temps qu'il est le gage de la biodiversité ?
Fidèle à la renommée de cette jeune collection l'ouvrage est abondamment illustré par une prodigieuse iconographie, originale et souvent inédite. Ne trahit-elle pas un peu la critique des auteurs sur la reconnaissance tardive de l'identité régionale de la belle limousine ? De nombreux encadrés ou hors textes apportent des éclairages complémentaires, tel par exemple l'extinction de la race marchoise. N'expliquerait-elle pas aujourd'hui le partage charolaise/limousine, notamment dans les terroirs de la Marche creusoise ?
Illustration Idelette Plazanet