Robert Savy, ancien président du Conseil régional du Limousin
Quel regard d’ensemble portez-vous sur la réforme territoriale, votée en 2010, qu’on a présentée comme une nouvelle étape de la décentralisation ?
Un regard contrasté. Je crois qu’on peut approuver les dispositions touchant à la coopération intercommunale. Chacun admet qu’une certaine rationalisation des périmètres était parfois nécessaire, même si on peut considérer que le rôle donné aux préfets dans cette remise en ordre est excessif. Et on doit se réjouir que le nouveau mode de désignation des responsables intercommunaux fasse désormais une place même très encadré à l’élection.
En revanche, tout ce qui, dans la loi, touche à l’architecture territoriale, villes, départements, région, mérite débat et, selon moi, appelle de sérieuses réserves. Que notre gouvernance des territoires mérite d’être améliorée, tout le monde en convient. Encore faut-il savoir sur quels aspects doit porter cette amélioration. Le jugement à formuler sur toute réforme doit, à mon sens, tenir compte de trois objectifs : la simplification du système territorial, pour que les citoyens s’y retrouvent et identifient les responsables des politiques locales ; la démocratie, pour que la société locale se reconnaisse dans ses élus, et l’efficacité ou la bonne administration pour qu’il soit répondu aux attentes, diverses, des territoires et de leurs habitants. C’est à l’aune de ces critères qu’il convient d’apprécier la réforme territoriale de 2010.
La suppression de la clause générale de compétence, qui permettait au département et à la région de se mêler de tout, n’est-elle pas un progrès vers la simplification que vous souhaitez ?
La simplification est nécessaire pour que l’usager sache à qui il doit s’adresser, et que le citoyen puisse sanctionner pas son vote l’élu responsable : bonne administration et démocratie se rejoignent. La réforme ne simplifie ni les institutions locales ni la répartition des compétences entre elles.
La loi n’allège pas le “mille-feuille territorial“. On ne supprime aucun niveau d’administration. Au contraire. Il y aura toujours la commune, l’intercommunalité, le département, la région ; on ne créera pas de nouveaux pays, mais les anciens subsisteront, on rajoute les métropoles, les pôles métropolitains, les communes nouvelles... On peut comprendre le souci d’adapter les structures administratives à la réalité de territoires très différents, mais il est difficile de justifier ce foisonnement au nom de la simplification !
Dans la répartition des compétences locales, le désordre est moins grand qu’on ne le dit souvent. L’Association des régions françaises (ARF) a bien montré que les régions consacraient l’essentiel de leurs moyens à leur cœur de métier, formation, lycées, développement économique, T.E.R,. C’est un aspect très marginal de leur activité qui nourrit le discours sur l’enchevêtrement des compétences. Même chose pour le département. D’où la prudence de la réforme. La région et le département perdent certes le bénéfice de la clause générale de compétence : mais ils peuvent toujours s’occuper de toute question pour laquelle la loi n’a donné compétence à aucune autre personne publique, et c’est heureux parce qu’ils doivent pouvoir faire face à une situation nouvelle que la loi n’a pas prévue (par exemple, la région Limousin et l’internet à haut débit). La simplification recherchée est d’autant plus relative que, selon la loi nouvelle, la commune, le département et la région restent compétents pour la culture, le tourisme et le sport soit, pour l’essentiel, les domaines où les compétences s’enchevêtrent aujourd’hui et qu’une collectivité peut déléguer sa compétence à une collectivité d’un autre niveau. On n’a manifestement pas gagné en clarté.
La création du conseiller territorial, et son élection dans le cadre d’un canton renouvelé ont pour but de rapprocher les nouveaux élus départementaux et régionaux de leurs électeurs. N’est-ce pas un progrès de la démocratie locale ?
La création du conseiller territorial est, de mon point de vue, un contre-sens majeur. Contre-sens en premier lieu, sur les rôles respectifs de la région et du département. Le département, en partenariat avec les communes et les intercommunalités, a en charge des politiques de proximité (voirie, services publics locaux, action sociale). La région a une fonction de cohérence, et de prise en compte du moyen et long terme : elle est le partenaire de l’Etat pour la déclinaison territoriale de certaines politiques nationales ; elle peut élaborer ou conduire des politiques régionales (comme la politique d’accueil en Limousin) ; elle pourrait même comme dans certains pays voisins, coordonner des politiques locales. Contrairement au présupposé de la réforme, il n’y a pas de “couple département-région“. Il est dès lors absurde de confier aux mêmes élus des fonctions aussi dissemblables.
Contre-sens encore, mais découlant du précédent, sur la circonscription électorale. Le canton se justifie pour le département, qui a des missions de proximité. La région doit être porteuse d’une vision régionale de l’attente des territoires, que l’élection dans le cadre restreint du canton ne permettra ni de débattre, ni de dégager. Il y a en Haute-Vienne 42 cantons, et 42 conseillers généraux : il y aura 42 conseillers territoriaux, élus dans les mêmes cantons qu’aujourd’hui. On « départementalise » la région, dont le président cessera d’être élu à l’échelle de la région.
Recul, enfin, dans le mode de scrutin, qui sera majoritaire et uninominal. Une nouvelle “exception française“ :
dans les pays européens de la taille du nôtre (Allemagne, Espagne, Italie, Pologne) la représentation proportionnelle permet l’expression d’opinions différentes, et le pluralisme est essentiel en démocratie. Si la réforme s’applique un jour, les opinions minoritaires s’exprimant hors des grands partis (écologistes, extrême-gauche, centristes...) seront absentes des conseils généraux et régionaux. Le scrutin de liste, qui va avec la représentation proportionnelle, permet si on le veut de représenter plus équitablement les hommes et les femmes, les diverses générations, les grandes catégories socio-professionnelles, voire certaines minorités. Au Conseil régional du Limousin, aujourd’hui, hommes et femmes sont à égalité ; dans les conseils généraux, à cause du scrutin universel, on trouve deux femmes sur 27 élus en Creuse, quatre sur 37 en Corrèze, et six sur 42 en Haute-Vienne. Avec la réforme, c’est la situation des départements que l’on retrouvera à la région. On voit mal où sera le progrès de la démocratie locale.
L’apparition des métropoles et des pôles métropolitains n’exprime-t-elle pas la volonté de tenir compte des phénomènes de métropolisation et d’urbanisation autour desquels se structurent désormais les territoires ?
C’est vrai. Dans la nouvelle géographie de la France, la réalité économique, sociale et humaine d’un territoire n’est plus contenue dans les limites administratives de la commune : seul le concept d’agglomération a un sens. On en tenait compte, déjà, avec les communautés urbaines ou les communautés d’agglomération. Aujourd’hui, la loi franchit une nouvelle étape avec les métropoles et les pôles métropolitains. On peut se demander cependant si, en les définissant par le seul critère de leur population, 500000 ou 300000 habitants, on ne sacrifie pas l’analyse des véritables fonctions d’un ensemble urbain. Limoges, par exemple, restera au dessous du seuil de 300.000 habitants, alors que son rôle dans son aire d’influence est à l’évidence celui d’un pôle métropolitain.
Dans sa définition des métropoles, huit sans doute en France, et l’importance des compétences qu’elle leur donne au détriment des départements et des régions, la loi exprime une conception de l’aménagement du territoire que je tiens pour dangereuse. On pose comme postulat que les territoires sont en concurrence, dans le monde, en Europe, en France, et qu’il convient de renforcer dans chacun d’eux la partie qui lui permettra de s’imposer dans cette compétition. Ainsi la France risque-t-elle de devenir un “archipel“ de métropoles négligeant les autres espaces. Je préfère un aménagement du territoire fondé sur la cohésion territoriale un concept que l’Union européenne consacre dans son traité fondateur qui prend en compte à la fois la ville ou l’agglomération et son arrière pays ou les espaces à dominante rurale : c’est la région, ou le département, qui peuvent garantir cette cohésion, et pas la métropole ou le pôle métropolitain.
Que dit, en fin de compte, cette réforme sur l’évolution de la décentralisation ?
Elle dit, en premier lieu, que l’Etat se méfie de la décentralisation. Une méfiance ancienne, mais que la présence de majorités de gauche dans la quasi-totalité des régions et la majorité des départements a renforcée à partir de 2004. Alors que la décentralisation se développe partout en Europe (fédéralisme en Allemagne, Etat régionalisé en Espagne et en Italie, création de régions puissantes en Pologne), elle marque le pas en France où la loi renforce les prérogatives de l’Etat central et de ses préfets.
Elle dit ensuite que l’Etat n’aime pas les régions : en 2004, il élargit les pouvoirs de ses préfets de région ; en 2010 il met fin à l’émergence timide d’un pouvoir régional en confiant la région à des élus cantonaux : on est ainsi revenu à l’établissement public régional d’avant 1982. On laisse survivre le mythe selon lequel il n’y a pas de tutelle d’une collectivité locale sur une autre en affectant de ne pas voir que le préfet et le conseil général exercent un contrôle de fait sur les élus communaux, et on refuse à la région le rôle d’ « ensemblier » ou de “chef de file“ des politiques locales que la plupart des grands pays voisins lui reconnaissent.
Ce refus de la France de prendre acte des changements intervenus dans la gouvernance territoriale des grands Etats qui l’entourent serait préoccupant si la réforme de 2010 devait effectivement entrer en application. L’échéance est en 2014. D’ici là...
Propos recueillis par Stéphane Grasser