Ce recours à la justice administrative n'est pas seulement un recours technique. Il porte des moyens de droit qui peuvent permettre de répondre à la question politique éludée par certains élus, notamment du PNR Millevaches : ce type de projet industriel est-il compatible avec un développement2 soutenable du plateau ? Car, si certains élus locaux farouches partisans du projet en appellent au “réalisme économique“ court-termiste, on doit leur rappeler qu'ils sont élus pour mettre en œuvre leurs responsabilités (et non leur “pouvoir“) dans le cadre et les limites du droit. C'est le principe de l’État de droit. Il en va de même pour le Préfet de la Corrèze, qui ne peut juridiquement accorder une telle autorisation qu'en respectant les enjeux, les principes et les exigences du droit de l'environnement.
Car c'est bien dans ce recours en justice l'action de l’État qui est contestée, et non directement celle de CIBV. Qu'un porteur de projet industriel comme CIBV tente par tous moyens de minimiser les effets environnementaux de son activité afin de diminuer le coût des mesures de prévention qui l'accompagnent appartient à la logique économique libérale. Qu'il tente de faire supporter le coût réel de son exploitation à d'autres que lui appartient également à la logique économique du profit maximum et de l'externalisation des coûts et de l'internalisation des bénéfices. Mais c'est bien pour se prémunir des effets de ces logiques économiques que le droit de l'environnement s'est construit. C'est pour prévenir de telles pratiques que les principes constitutionnels de “prévention“ et de “pollueur payeur“3 existent. Et il appartient normalement à l’État de les mettre en œuvre avec l'aide constructive et bienveillante des citoyens dans le cadre des procédures de participation à la décision publique.
Force est de constater que dans le dossier CIBV c'est l'ensemble de ce mécanisme qui a dysfonctionné : absence de processus de participation citoyenne sur la question de l'opportunité d'un tel projet (laissé donc aux seuls critères économiques de court-terme), échec du processus d'enquête publique (avec un commissaire enquêteur plus débordé par l'enjeu que par sa paresse intellectuelle), mais aussi échec des mesures de prévention du fait d'une instruction du dossier bâclée. Selon les associations indépendantes défendant l'intérêt général de la protection du bien commun et de l'environnement, c'est bien le droit de l'environnement qui a été bafoué dans l'autorisation accordée à la société CIBV. Sur les sept moyens de droit qui ont été portés devant le juge administratif à l'appui de la demande d'annulation de l'autorisation accordée à la société CIBV, nous présenterons ici les deux plus importants.
C'est la grande supercherie de ce dossier. Afin de minimiser les effets de son projet sur la Montagne limousine, CIBV a opéré un tronçonnage de son activité réelle, ne faisant apparaître dans sa demande d'autorisation que l'activité de “pellétisation“. En accordant l'autorisation, le Préfet se fait berner puisque l'activité réelle qui en découle est bien plus importante. En refusant de discuter ce point, les élus locaux regroupés dans l'étrange association de promotion de projets privés se laissent berner par l'industriel. Il est démontré dans nos écritures devant le tribunal administratif, que la société CIBV a menti sur la réalité de son activité actuelle et future. Actuelle en mentionnant le bénéfice d'autorisations administratives qui n'existent pas en réalité. Future en oubliant opportunément de mentionner une évolution d'activités de ses filiales directement liée au projet de Viam. Par cette pratique, le débat public sur le projet n'a porté que sur l'activité de mise en place d'une unité de torréfaction de bois avec une chaudière biomasse sur la partie Est du site industriel de Bugeat-Viam. CIBV n'a ainsi déclaré que la production de 50 000 tonnes de pellets torréfiés à partir de 110 000 tonnes de bois (57 000 tonnes de “broyats“ et 44 000 tonnes de “plaquettes forestières“).
Une analyse plus fine du dossier (que semble n'avoir pas réalisée l’État) démontre pourtant aisément la supercherie et vient éclairer la réalité de l'exploitation industrielle autorisée dans l'arrêté du Préfet. Par cette utilisation de la pratique du “tronçonnage“ du projet, à travers l'activité d'une filiale (Lyaudet Ingen'R), disparaît du dossier une grosse partie de l'activité réellement autorisée sur l'ensemble du site de Bugeat-Viam :
Soit une production totale vendue à l'extérieur du site de 164 000 tonnes de produits finis, soit plus de 3 fois ce qui a été déclaré dans le dossier ICPE (50 000 tonnes de pellets torréfiés) !
Cette omission a des conséquences très importantes sur l'effet global de ce projet puisque ce n'est plus au total 110 000 tonnes de ressources forestières annuelles qui sont nécessaires, mais presque le double : 180 000 tonnes !
Ces “omissions volontaires“ (terme technique pour “mensonge“) du dossier industriel porté par la société CIBV ont une première conséquence en droit : elles rendent illégale l'autorisation accordée par le Préfet pour cette installation qui se révèle bien plus importante que celle déclarée. Le droit de l'environnement impose en effet que “l'autorisation environnementale inclut les équipements, installations et activités figurant dans le projet du pétitionnaire que leur connexité rend nécessaires à ces activités, installations, ouvrages et travaux ou dont la proximité est de nature à en modifier notablement les dangers ou inconvénients.“
Elle a une seconde conséquence, financière cette fois : elle rend inopérant l'accord de financement par l’État du projet dans le cadre du “projet national biomasse“, car l'accord est conditionné par un prélèvement en bois sur la forêt limousine de moins de 100 000 tonnes par an (un premier projet de 200 000 tonnes avait justement été refusé à la société CIBV).
C'est le second moyen principal de droit porté devant les juges administratifs, et un élément qui a été au cœur des débats pendant l'enquête publique. L'exploitation industrielle du bois par coupes rases et dessouchage pour un volume de 100 000 à 200 000 tonnes par an a des conséquences évidentes sur la forêt limousine. Tellement évidentes que l'ensemble des autorités publiques qui se sont exprimées sur ce dossier (Autorité environnementale, Cellule Préfectorale Biomasse, Bureau du PNR Millevaches, Préfet, élus locaux promoteurs du projet) et même le commissaire enquêteur, ont estimé nécessaire de réaliser une étude environnementale sur le sujet.
Seulement voilà : l'arrêté préfectoral autorisant l'exploitation est totalement muet sur la réalisation d'une telle étude ! Cela signifie que rien n'impose juridiquement à la société de la réaliser. Pire, cette étude que s'est engagé à soutenir le PNR Millevaches, contient en elle même une absurdité technique et juridique évidente : il s'agit d'étudier sur le terrain dans les 3 années à venir les effets négatifs de l'exploitation forestière industrielle par coupe-rase et dessouchage, sur la biodiversité et les sols... Autrement dit : coupez vous le bras et analysez les effets de l'amputation en terme de perte progressive de motricité de la main !
Cette logique absurde est également totalement contraire au principe constitutionnel et aux mécanismes juridiques de prévention des effets environnementaux d'une activité : soit l'activité peut-être réalisée sans effets importants sur les sols et la biodiversité, soit elle ne le peut pas et elle ne peut pas être autorisée. L'attitude ubuesque de l’État et de certains élus locaux sur ce sujet a été rappelée par l'ensemble des associations environnementales limousines qui ont officiellement refusé en juillet 2018 de participer à une telle étude et donc de la cautionner,
Le dossier souffre encore de plusieurs lacunes juridiquement inadmissibles pour un tel projet : absence de démonstration des capacités financières du porteur de projet4, irrégularité de l'avis de l'autorité environnementale5, insuffisance de l'étude d'impact sur le volet eau6 et bruit7, irrégularité de l'enquête publique8 notamment. L'ensemble de ces moyens de droit ont été exposés au juge administratif avec une grande confiance dans l'annulation à venir de cette autorisation d'exploiter illégale. Un tel projet ne peut juridiquement pas être autorisé dans le contexte environnemental national et local actuel de perte de biodiversité et d'appauvrissement des sols. Le démarrage des travaux serait, dans ce contexte, illégitime et également combattu par les associations environnementales.
Si ce recours à la justice administrative est formellement technique, il constitue également un rappel plus politique au respect des enjeux environnementaux portés par la défense de l'intérêt général face aux appétits financiers d'un seul homme bien implanté politiquement. Pour paraphraser la déclaration radiophonique récente d'un ancien ministre de l'écologie (par ailleurs industriel dans le secteur du gel douche), avec un tel projet, nos élus et responsables politiques “s'évertuent à entretenir un modèle économique marchand qui est la cause des désordres environnementaux“.
Sans doute plus grave : ce recours au tribunal administratif constitue aussi le révélateur d'un échec de la démocratie environnementale, puisque ces illégalités ont été portées devant le Préfet et le commissaire enquêteur dans les maigres procédures participatives officielles (enquête publique, CODERST), comme dans celles ouvertes à notre initiative (réunions publiques, réunion avec le Préfet, échanges avec certains élus locaux ouverts à l'échange contradictoire). Cet échec est lié à la manière dont les pouvoirs publics instrumentalisent souvent la démocratie au service de la légitimation d'une décision prise trop tôt, et à leur incapacité à se renier malgré les évidences. En poussant par là-même les citoyens à se détourner des moments d'expression démocratique, c'est bien la démocratie que ces pratiques épuisent.
Antoine Gatet