Les petits producteurs du secteur d’Eymoutiers sont obligés d’aller faire abattre leurs bêtes à Limoges, dans l’immense abattoir municipal où tout est à l’échelle industrielle : les cadences, le bruit, les conditions de travail très dures pour le personnel. Le stress des animaux, dû au voyage puis aux conditions de parcage et d’avancée vers l’abattage, est intense. Les éleveurs ont beaucoup de difficultés pour récupérer les abats provenant de leurs bêtes : on leur propose ceux de n’importe quels autres animaux tués en même temps que les leurs. Soucieux de la qualité de leur travail et de leur production, ils se sentent étrangers dans cet établissement qui rappelle les célèbres et effrayants abattoirs de Chicago.
Parmi ces éleveurs locaux, beaucoup pratiquent déjà la vente directe. Certains ont créé des ateliers de découpe et décident de se regrouper pour réouvrir à leur usage l’abattoir d’Eymoutiers, dont les installations sont intactes, en investissant collectivement dans un atelier de découpe attenant. Pour construire l’outil performant au service de l’agriculture locale auquel ils aspirent, ils créent l’association A2VL (Abattre et valoriser la viande en Limousin) au sein de laquelle ils étudient les modalités de réalisation d’une plateforme de services très complète : abattage, découpe, transformation, stockage, surgélation et transport. Ils s’associent alors dans le cadre de la SAS (société par actions simplifiée) “Pôle Viandes Locales“. Ils sont rapidement obligés de renoncer au site d’Eymoutiers en raison de la proximité gênante de maisons d’habitation et d’un établissement recevant du public. Ils sont donc conduits à prévoir une construction ex nihilo de leur équipement, ce qui présente au moins deux avantages, d’abord une liberté de conception totale, sans le handicap de l’adaptation à l’existant, et par ailleurs la possibilité de recevoir des subventions, réservées au neuf.
Après un long travail de préparation, Guillaume Betton, président, et la soixantaine de sociétaires de la SAS obtiennent de la communauté de communes Bourganeuf-Royère la possibilité d’installer le Pôle sur la zone artisanale de Langladure (commune de Masbaraud-Mérignat). En 2017, dix ans après la fermeture d’Eymoutiers, ils voient leurs espoirs se concrétiser : les bâtiments sortent de terre et répondent à des critères d’utilisation précis, qui rompent avec ce qui se pratique habituellement en matière d’abattage.
Le Pôle Viandes Locales affiche d’entrée le souci de la bientraitance des animaux. Tout a été conçu pour leur éviter le stress : un parcours d’approche circulaire, des cadences lentes afin d’effectuer correctement et efficacement toutes les étapes, un tonnage modeste permettant de limiter l’abattage à un jour par semaine. Cette conception profitera aussi aux salariés, des bouchers qualifiés, qui auront un travail diversifié tout au long de la semaine. L’atelier de découpe, de transformation et de stockage a été pensé pour faciliter le travail des salariés et des éleveurs, avec pour préoccupation constante la recherche de la meilleure qualité. Le Pôle comprendra aussi un “centre international des viandes paysannes“, qui fera la promotion du travail paysan, des paysages, de la gastronomie de la viande (maturation) et de l’intérêt de consommer local.
Ainsi, après la longue phase d’étude et de montage du projet, les sociétaires de la SAS, propriétaires-usagers, vont bientôt pouvoir faire fonctionner un bel outil et en exprimer toutes les potentialités. Nous aurons en Limousin un exemple de ce que pourrait et devrait être une agriculture relocalisée, travaillant en circuit court et contribuant à la revitalisation harmonieuse de la campagne. Une belle vitrine de l’agriculture paysanne !
Du côté de La Courtine et de la communauté de communes des Sources de la Creuse, la réponse au malaise des agriculteurs est tout autre. Une trentaine d’éleveurs creusois, cornaqués par des personnalités du monde agricole corrézien, aidés puissamment par les subventions versées par la Région, le département et surtout l’État (en compensation de la diminution des activités du camp militaire) se lancent dans la création d’un centre d’engraissement pour jeunes bovins de 1000 places (production prévue de 1400 bêtes par an). Après l’enquête publique, menée discrètement en 2011, le projet est présenté comme une alternative évidente et nécessaire à l’exportation des broutards vers l’Italie. Par ailleurs, l’accent est mis sur l’approvisionnement local en céréales. L’autorisation d’ouverture est donnée début 2013 par la préfecture de la Creuse, au moment où des critiques commencent à être émises contre le centre. Ces critiques redoublent lorsqu’est annoncée la signature avec la SVA Jean Rozé, filiale d’Intermarché et actionnaire de la SAS Alliance Millevaches, porteuse du projet, d’un contrat exclusif pour la commercialisation des animaux à leur sortie du centre : le projet devient de moins en moins local.
Les oppositions proviennent de deux sources principales : la défense animale, avec l’OEDA devenue L-PEA (Lumière sur les Pratiques d’Elevage et d’Abattage) et les organisations défendant l’agriculture paysanne. L’association L-PEA, très pugnace, organise des manifestations contre la création du centre, deux à La Courtine en 2015 et deux à Guéret en 2016, avec à chaque fois une bonne participation des opposants. Le mot d’ordre est “Non aux fermes-usines“. La Confédération Paysanne, ses amis, le collectif 1000 Voix Novissen Creuse, les Amis de la Terre, Attac partagent cet objectif. Ils appellent à la manifestation du 26 mars 2016 à Guéret en même temps que L-PEA et y prennent la parole. Mais, parmi les défenseurs des animaux, certains ne se contentent pas du refus des fermes-usines, ils veulent aller plus loin, s’opposer à tout élevage, à toute consommation de viande, et réclament la suppression des abattoirs. Le radicalisme vegan, même s’il est loin d’être partagé par tous les animalistes, crée une fracture entre L.PEA et les organisations défendant l’agriculture paysanne et un élevage de proximité, de qualité et non productiviste.
Sur ce terrain, L-PEA obtient des avancées significatives. Après avoir attaqué pour “prise illégale d’intérêts“ les quatre actionnaires de la SAS qui étaient en même temps élus à la com com et avaient participé aux votes concernant le Centre, L-PEA a intenté un recours pour excès de pouvoir devant le tribunal administratif à l’encontre de l’ancien maire de Saint-Martial-le-Vieux. Ces deux actions sont en cours. Surtout, L-PEA a demandé au tribunal administratif de Limoges de constater la caducité de l’arrêté préfectoral autorisant l’exploitation (il datait de plus de trois ans) et obtenu gain de cause le 29 juillet 2016. Les responsables du Centre ont alors décidé, malgré ce jugement, de démarrer l’exploitation avec un nombre réduit d’animaux, en s’appuyant sur la réglementation qui prévoit qu’une simple déclaration suffit jusqu’à 400 bêtes. Mais l’équilibre économique ne pouvant être atteint dans ces conditions, les opposants attendaient avec confiance le jugement définitif du tribunal administratif, après le rejet de l’appel de la SAS au Conseil d’Etat.
Las, le Journal Officiel du 6 décembre 2016 publie un décret par lequel le régime de déclaration est porté de 400 à 800 bêtes. Plus besoin d’enquête publique, l’exploitation peut fonctionner tout de suite avec 800 veaux ! Vraiment, du sur mesure ! Quelques jours après la parution de ce décret, le 22 décembre 2016, un incendie détruit le hangar de stockage de foin et de paille. Dans le cas où le sinistre serait l’oeuvre d’opposants au Centre (L-PEA et la Confédération Paysanne ont condamné cet acte) on peut sans doute comprendre leur exaspération face à ce coup de force gouvernemental, mais on ne peut que qualifier cette destruction d’énorme bêtise, et constater à quel point elle est contre-productive. L’émotion soulevée n’a fait que générer un mouvement de solidarité de la part des agriculteurs (au moins de leurs organisations) avec un grand retentissement médiatique. Les élus et le gouvernement n’ont pas voulu être en reste. Après avoir reçu les responsables du Centre à Matignon, le premier Ministre Bernard Cazeneuve est venu à Saint-Martial le 10 février 2017 “confirmer l’engagement des pouvoirs publics auprès des éleveurs“. Quelques unes de ses déclarations méritent la citation : “Des conditions satisfaisantes au regard des principes du développement durable“, “Une mutualisation des moyens d’élevage sans que le productivisme soit ici à l’oeuvre“, “L’Etat vous aidera par ses financements à surmonter le sinistre“.
Dans La Montagne, Julien Rapegno note que “l’heure était à la cohésion, à une forme “d’union sacrée“ du PS et des Républicains autour de ce groupe d’éleveurs“. Heureusement, quelques voix discordantes se sont fait entendre. Celle de L-PEA, bien sûr, dont les membres ont subi l’intervention sans ménagement d’un imposant dispositif policier pour les empêcher de manifester, et celle de la Confédération Paysanne, par une lettre au premier Ministre qui synthétise les raisons de ne pas considérer le Centre d’engraissement comme une voie d’avenir pour l’agriculture.
Jean-François Pressicaud