A propos de la loi CESEDA (Code de l’Entrée et du Séjour des Etrangers et du Droit d’Asile) de Nicolas Sarkozy.
Les lois successives sur les conditions d’entrée et de séjour de ceux qu’elles nomment étrangers visent à ce qu’une partie d’entre nous qui vit ici – ou qui serait amené à y vivre – n’ait pas le droit à une vie totale, une vie à part entière, mais seulement à une part de vie, amputée : par exemple, dans le meilleur des cas, on nous admet comme travailleur en nous empêchant de vivre normalement avec notre famille et sans pouvoir participer à la vie civique. C’est une partie du droit qui nous est interdite. On vit alors une vie tronquée, une part de vie. L’autre part de vie n’est alors plus nulle part ou bien dans l’imaginaire. En revanche pour l’Etat cette autre part de vie non vécue ici est renvoyée implicitement ou explicitement dans le rapport au pays d’origine : notre vie à part entière, totale, ne sera vécue que lors du retour au pays d’origine.
Cette vie élémentaire rendue impossible, semée d’embûches par les lois, est là pour nous rappeler sans cesse que certains d’entre nous ne seraient qu’invités pour quelque temps.
Le gouvernement substitue à notre vie à part entière, une vie morcelée, telle une incitation active à nous convaincre de partir de nous-même vers un pays qui n’est pas le nôtre. La loi Sarkozy, en créant un espace de non droit, une frontière intérieure (notamment par la suppression de la loi des 10 ans), réduit ici la part infime de vie qui reste à une vie délinquante (le fait d’être en “situation irrégulière“). Si les lois successives sur l’immigration ont crée des Sans Papiers, cette nouvelle loi vise à créer ce que le discours médiaticopolitique appelle des clandestins.
On assiste depuis quelque temps dans le discours politicomédiatique à un glissement du terme Sans Papiers vers celui de clandestin. Cette distinction joue sur la représentation que l’on se fait des gens (en y associant le très en vogue “sentiment d’insécurité”). Dans l’imaginaire collectif la figure du clandestin renvoie à quelqu’un d’anonyme, tapi dans l’ombre, se servant des autres à leur insu, hors la loi, invisible. Le mouvement des Sans Papiers de Saint Bernard avait justement voulu sortir de cette image qu’on leur collait en se montrant au grand jour. A travers cette lutte collective il s’agissait, d’une part, de montrer que certains d’entre nous sont des femmes, des hommes et des enfants comme tout le monde mais ayant subi le mépris de nouvelles lois – lois qui contraignent encore aujourd’hui certains d’entre nous à une vie plus morcelée et précaire ; d’autre part, le mouvement de Saint Bernard indiquait que les lois elles mêmes créaient des Sans Papiers, des situations de non droit. Depuis, la catégorie de Sans Papiers désigne positivement une situation d’injustice et d’inégalité, un problème subi par une partie de la population vivant ici dont les droits élémentaires ont été confisqués, alors que celle de clandestin est une catégorie subjectivement extérieure à ce que l’on vit et subit en tant qu’exclu du droit. La loi Sarkozy et la rhétorique discursive qui l’accompagne tentent de substituer à la figure positive des Sans Papiers celle du clandestin invisible, anonyme, délinquant, que l’on subirait et contre lequel il faudrait lutter “avec humanité” (oxymoron).
Alors qu’au tournant des années 80, une partie d’entre nous s’est vue progressivement exclue des droits les plus élémentaires, exposée à une traque policière incessante et violente, Nicolas Sarkozy supprime aujourd’hui le seul espace de droit restant qui nous permettait d’être régularisé (de pas-ser du non droit au droit). Il s’agit de ce qu’on appelle communément la loi des 10 ans. Bien que très restrictive, elle permettait néanmoins d’obtenir un titre de séjour si l’on pouvait prouver, non sans difficulté, que l’on a résidé sur le territoire pendant au moins 10 ans sans discontinuer (!). En remettant en cause cette peau de chagrin juridique qui pouvait permettre une régularisation à l’intérieur de la loi, Sarkozy annule définitivement toute véritable possibilité de recours et nous enferme dans un espace de non droit, expulsés à l’intérieur. Alors que nous avons un devoir, respecter la loi, le seul droit que nous aurons sera de ne pas en avoir.
Ainsi, en nous enfermant derrière une frontière intérieure comme irréguliers à perpétuité, il ne nous restera plus qu’à nous cacher, à être expulsés, ou bien à lutter plus encore.
A travers ses lois sur l’immigration le gouvernement aborde la question du droit des gens qui vivent sur le territoire sous deux angles : économique et national.
Aujourd’hui, le pays est toujours envisagé par le gouvernement sous l’angle de l’Etat-Nation selon une vue qui nous scinde en deux parties inconciliables : l’une serait déterminée par une culture spécifique, un sentiment d’appartenance, fondant un Etre-Français ; l’autre, qui vient d’ailleurs, ne serait jamais en mesure de réaliser et d’incarner cet Etre- Français, ou de s’y intégrer. La dimension économique constitue pour le gouvernement une façon de distinguer une catégorie de personne qui selon la conjoncture serait ou non profitable à l’Etat-Nation. Certains d’entre nous sont tour à tour désignés comme délinquants (irréguliers, clandestins) ou profitables au “rayonnement de la France”. Il y aurait les bons et les mauvais étrangers, justifiant “l’immigration choisie contre l’immigration subie”.
Les bons étrangers sont présentés comme bénéfiques à l’économie de l’Etat Nation et par là même hautement intégrables, étant posée que la nation française (l’Etre français) est substantiellement rayonnante. En corollaire il y aurait des Etats-Nation au rayonnement blafard (souvent d’anciennes colonies qui à un moment de leur histoire se sont justement débarrassées du soi-disant “rôle positif apporté par la colonisation”) d’où proviendraient certains d’entre nous. Et comme on est dans la logique de l’Etat Nation, une personne venant d’un pays blafard se retrouve désignée comme substantiellement blafarde, terne, souvent noire…
Les mauvais étrangers sont alors dénoncés comme délinquants, car étrangers (“en situation irrégulière”). Dans tous les cas il s’agit pour le gouvernement de maintenir que l’étranger existe comme une catégorie à la fois législative et subjective. Le législatif détermine ici un droit pour une partie de la population et un droit différent (ou un non droit) pour une autre partie de la population. Le subjectif le justifie : les catégories législatives (étranger, immigration, nationalité…) associées aux catégories médiatico-politiques (clandestins…) – catégories par elles mêmes à haute valeur ajoutée délinquante – visent, par la représentation qu’elles imposent dans l’imaginaire de la population, à justifier que le droit ne soit pas le même pour tous ceux qui vivent ici. Nicolas Sarkozy va encore plus loin en cloisonnant définitivement l’accès au droit si on n’a pas été “invité”.
Le fait est qu’il existe des Etats avec des frontières. Il devrait être défini que ces frontières délimitent non une culture, un sentiment d’appartenance, mais un territoire administratif à l’intérieur duquel est mise en place une politique, celle de l’Etat et du gouvernement. La démocratie, qui est un système politique à l’oeuvre dans ce pays qu’on appelle la France, présuppose que toute personne qui y vit soit en droit de participer à l’orientation politique de ce pays. En ce sens les politiques des lois CESEDA sont antidémocratiques puisqu’elles ne prennent pas en compte une partie de la population en la privant de droit fondamentaux ; pire, en la plaçant dans une situation de non droit. Il ne faut pas confondre frontière nationale et frontière administrative.
Au concept douteux d’unité de la nation il s’agit d’opposer celui d’unité de la population.
La droite et une très grande partie de la gauche parlementaires posent toutes deux la question de la résolution du prétendu problème de l’immigration : immigration zéro, immigration choisie, régularisation au cas par cas par souci humanitaire, ouverture des frontières pour des raisons économiques (besoin de main d’oeuvre)… Dans tous ces cas le débat est homogène car il présuppose sans discussion que “l’immigration est un problème”.
Il s’agit de soutenir que l’immigration n’est pas un problème pour l’Etat (pour autant que l’on n’envisage plus l’Etat comme un Etat-Nation).
On doit tous être libres de vivre où bon nous semble. Il n’y a pas d’immigration, il n’y a que des gens qui vivent et de fait se déplacent.
Que nous changions de lieu de vie, voire de pays, pour des raisons économique, politique, familiale, psychologique, etc., que cela soit voulu ou non, cela ne regarde que nous. L’Etat n’a pas à légiférer sur notre choix de lieu de vie ; il s’agit là de notre vie privée à laquelle portent atteinte les lois successives sur l’immigration.
La nation est un sentiment. La politique se fait-elle sur des questions de sentiments ? C’est pourtant sur ce registre que le gouvernement fait entendre son discours et développe son action : sentiment d’appartenance (dit ou non dit ; “intégration”, “assimilation”), sentiment d’insécurité, sentiment de culpabilité (l’humanitaire)…
C’est ce qui l’amène à déplacer la question du prétendu problème de l’immigration vers celle de l’insécurité* et de l’intégration, au moyen d’une rhétorique lepéniste qui consiste à mettre sur le même plan (par substitution progressive) les termes : habitants des cités, des banlieues, immigrés, jeunes d’origine étrangère, musulmans, voyous, et plus récemment racailles.
Car il s’agit là d’une politique globale redoutablement cohérente. Le gouvernement ne cesse de nous diviser en créant dans son discours des catégories étanches communautaristes (immigrés contre nationaux, jeunes contre vieux, travailleurs contre chômeurs,…), multipliant les exclusions à l’intérieur du pays avec la création d’espaces d’extériorité où l’on se retrouve expulsé (ces frontières intérieures existent autour des banlieues, autour des gens exclus des droits élémentaires, etc.). C’est une politique de classes (nous n’avons pas tous les mêmes droits), voire de castes (nous n’avons pas le droit d’aider une personne privée de droit ; quant à se marier avec elle, voire tout simplement l’aimer, cela relève du parcours du combattant).
Cette politique sécuritaire et de lutte contre l’immigration tente par ailleurs de trouver son caractère positif à travers le concept d’intégration. Mais intégration à quoi ? A l’Etat ? Des lois existent déjà pour désigner les droits et les devoirs de toute personne. On voit bien qu’il s’agit, derrière ce terme, d’imposer davantage de répression, de non droit et de désintégration de la personne par le morcellement de sa vie.
Alors qu’il s’agit de parler de dignité, de vie en paix, d’égalité des droits, le gouvernement répond “immigration subie”, “immigration choisie”, “problème d’immigration”, “insécurité”, répression, traque, non droit, division entre les gens, précarisation de la vie, vie morcelée, kärsher, charter… Il y a une seule humanité. Il y a une seule population. Il n’y a pas de problème d’immigration, pas plus qu’il n’y a d’immigrés. Nous tous qui vivons ici sommes d’ici, que nous ayons un travail ou non, que nous ayons une famille ou non, que nous ayons un logement ou non… A ce titre l’Etat doit être en mesure de pourvoir au bien-être des gens selon un principe d’égalité pour tous.
Les lois CESEDA sont un déni de la personne. Ces lois n’ont pas lieu d’être.