Comment ce jeune apparatchik parachuté en Creuse depuis le siège parisien de LR a-t-il pu conquérir un département ultra-rural, parmi les plus pauvres et âgés de France ? Comment ce fils de la grande bourgeoisie ligérienne a-t-il su surfer sur la vague de rejet des élites ? Difficile de faire plus étranger à la réalité creusoise... Grands-parents médecins, papa avocat, maman PDG, Bartolomé est bien né. Éduqué dans le privé, il fait son lycée à Saint-Joseph-du-Loquidy, un établissement catholique élitiste pour la jeunesse dorée nantaise. Diplômé d’une école de commerce à 20 000 euros par an, il épouse une femme issue d’une grande famille aristocrate.Bartolomé Lenoir se présente comme entrepreneur. Il cofonde La Chaise française en 2017, une start-up saluée dans plusieurs grands médias pour sa démarche made in France. On y fabrique au compte-goutte des tabourets design à 300 euros pièce que peu de Creusois auraient les moyens de se payer. Les heureux acheteurs se voient promettre pour chaque chaise la plantation d’un arbre par le fonds de dotation Plantons pour l’avenir, faux-nez de la coopérative forestière Alliance forêt bois, bien connue pour sa politique de coupes rases.
Lenoir manifeste ses idées d’extrême droite dès l’université. Alors étudiant à Assas, il s’oppose dans un post Facebook1 aux étudiants souhaitant bannir de la fac le GUD, organisation d’extrême droite raciste et ultra-violente proche des milieux néo-nazis. Une publication qu’il dit assumer toujours aujourd’hui. C’est en 2021 qu’il quitte l’entrepreneuriat pour prendre pied en politique, devenant directeur de Contribuables associés, une association fondée par un richissime homme d’affaires français. Derrière cet organisme prétendument apolitique, se cache un lobby ultra-conservateur, œuvrant pour la promotion des idées libertariennes en France. Si elle prétend défendre le petit contribuable, c’est en fait les intérêts des plus riches et des milieux d’affaires que protège l’association. Son credo : réduire l’action de l’État à ses seules fonctions régaliennes (police, justice, armée) et privatiser le reste. Hostile à toute forme de redistribution, elle milite contre l’impôt sur les successions, la progressivité de l’impôt sur le revenu et bien sûr l'impôt sur la fortune. Elle s’oppose à toute réglementation et taxation environnementale, relayant volontiers des thèses climato-sceptiques. Elle utilise souvent la pétition et les réseaux sociaux pour promouvoir ses propositions, parfois relayées par de grands médias, du Figaro à la sphère Bolloré. Réalisées dans un style tapageur, ses campagnes cherchent à créer le scandale. La presse a plusieurs fois épinglé de fausses informations propagées par Contribuables associés, comme un projet de « taxe sur les femmes au foyer »2 qui s’est révélé une rumeur. Des méthodes que Lenoir a continué de mettre en pratique lors de sa charge contre le Chammet.
Contribuables associés est membre d’un ensemble plus vaste : le réseau Atlas3. Basé aux États-Unis, il coordonne plusieurs centaines d’organisations dans le monde, qui partagent la défense d’un agenda libertarien et ultra-conservateur. Il est financé par d’influents milliardaires ainsi que de grandes entreprises du pétrole, du tabac et du secteur pharmaceutique. On retrouve ses membres dans les réseaux de soutien à Bolsonaro au Brésil, à Milei en Argentine et bien sûr à Trump aux États-Unis. Certains ont aussi œuvré pour le Brexit au Royaume-Uni ou pour la diffusion du climato-scepticisme, mais aussi dans des campagnes anti-IVG ou contre les droits des peuples autochtones en Australie.À la même période, Lenoir entre comme auditeur à l’Institut de formation politique (IFP), également membre du réseau Atlas. Cet organisme créé en 2004 vise à coloniser l’espace public en formant une nouvelle génération de cadres politiques d’extrême droite, mais aussi des journalistes, des militants associatifs ou des influenceurs. Outre des cours d’inspiration identitaire et libertarienne, on y apprend les techniques médiatiques et les stratégies d’influence appliquées dans les réseaux pro-Trump. Parmi ses anciens élèves, des journalistes de la galaxie Bolloré comme Charlotte d’Ornellas, la porte-parole du collectif Génération identitaire Thaïs d’Escufon, ou encore Alice Cordier, la fondatrice du collectif identitaire pseudo-féministe Némésis. L’un des buts de l’IFP est aussi de faire sauter les barrières entre l’extrême droite et la droite traditionnelle. Plusieurs de ses anciens membres entrés chez LR œuvreront ainsi au rapprochement avec le Rassemblement national.
Ce sera le cas de Bartolomé Lenoir. En 2022, il rencontre Anne Méaux, une influente communicante de la droite et de l’extrême droite, conseillère de nombreux grands patrons. D’après Valeurs actuelles, cette ancienne du GUD « parraine » Lenoir pour qu’il rejoigne l’équipe d’Eric Ciotti. Il s’occupe alors du média en ligne du parti. Mais peu de temps après, toujours résident à Paris, il s’inscrit chez LR en Creuse, où sa famille a de vagues attaches. A-t-il été placé par Ciotti en prévision d’une dissolution imminente pour rallier le RN au moment opportun ? D’après un adhérent de LR en Creuse, « personne ne se méfiait de ce jeune bobo parisien », arrivé poliment à l’automne 2023 dans une section aussi clairsemée qu’assoupie. Plusieurs voyaient alors dans sa jeunesse et son physique de gendre idéal un atout pour les années à venir. Quand il est élu président de la fédération départementale au bout de quelques mois, on se dit chez LR qu’il va sagement écouter les anciens et prendre le temps de comprendre la ruralité avant de prétendre à plus de responsabilités, lui qui semblait perdu dans un département qu’il découvrait à peine. « T’as pas dû souvent te baisser pour ramasser les patates », lui a ainsi lancé un agriculteur lors d’une visite de ferme avec ses camarades du parti. D’après ce même adhérent, Valérie Simonet ne s'est pas davantage méfiée quand Lenoir lui a demandé de peser en sa faveur pour une place sur la liste LR aux Européennes de juin 2024. Personne ne l’imaginait trahir la présidente du Conseil départemental et rallier Jordan Bardella. Un rapide coup d’œil sur son parcours aurait pourtant dû leur mettre la puce à l’oreille…
La suite est connue : le dimanche 9 juin 2024 au soir, Macron annonce la dissolution et la tenue d’élections législatives. Le mardi 11 après-midi, Valérie Simonet se déclare candidate pour LR mais le même jour, Eric Ciotti annonce en solo un accord de LR avec le RN, contre l’avis du bureau politique. Le jeudi 13, Lenoir suit Ciotti et se déclare candidat. Il reçoit le soutien de Jean Auclair, ex-député de la Creuse, figure de la droite agrarienne.Totalement inconnu, Lenoir est porté par la vague médiatique pro-RN. Tout comme en 2017 il suffisait d’être macroniste pour gagner, le soutien de Jordan Bardella lui garantit 33,5 % des votes au premier tour. Profitant du non-désistement de Valérie Simonet au second tour, il lui suffit pour l’emporter de se montrer souriant face à la caméra, et d'éviter les gaffes que commettent certains autres candidats RN moins bien préparés et issus de milieux plus modestes.
La trajectoire de ce petit marquis peut faire sourire, mais on aurait tort de se focaliser sur sa personne. Bartolomé Lenoir n’est pas un épiphénomène. Il est le produit d’une stratégie à l’échelle mondiale, pilotée depuis de nombreuses années par des milieux d’affaires libertariens, pour faire triompher leur agenda réactionnaire. Sa victoire lors d’une prochaine élection n’est pas inéluctable, mais la génération qu’il incarne est là pour longtemps. Elle est formée et dispose de ressources financières, médiatiques et organisationnelles colossales. La combattre aujourd’hui nécessite de prendre la mesure de sa puissance.