Les Ardents Editeurs (Limoges) ont publié les travaux du collectif d'historien(e)s réunis dans l'association “Mémoire Ouvrière en Limousin“. L'ouvrage dresse un tableau très complet de cette année cruciale de notre histoire nationale. 12 auteurs se sont attelés à la tâche, pour un résultat étonnant. Tout le champ de la recherche historique est parcouru ; la Corrèze n'est pas oubliée, la Creuse restant cependant le parent pauvre. Parmi les plumes - qui respectent très exactement la parité - nous retrouvons des auteurs dont nous avons déjà publié des articles : Dominique Danthieux, le coordinateur (5 chapitres à lui seul!), Tiphaine Catalan, Eva Léger, Michel Patinaud. Ainsi qu'Anne Manigaud, dont le dernier ouvrage a été présenté dans le n° 60 (Marcel Body). Historiens connus aussi pour leur participation aux Bistrots d'Hiver (sans oublier Annette Marsac). Que trouve-t-on dans ces 220 pages abondamment illustrées ? Le volet politique est bien entendu un morceau de choix : 8 articles y sont consacrés, que ce soit les aspects électoraux (où l'on retrouve bien sûr “notre“ Marius Vazeilles, par Gilbert Beaubatie, les autres députés limousins, le commentaire des élections du printemps 36).
Vient ensuite la question des luttes (Socialistes et Communistes, Le peuple dans la rue, Gauche et pacifisme, par Annette Marsac). Les exemples locaux ne sont pas oubliés, que ce soit Saint Junien (Nicolas Lestieux) ou Eymoutiers (Michel Patinaud). Les questions économiques tiennent aussi une large place : des mouvements ouvriers, à la question du chômage ou la crise des campagnes (Philippe Grandcoing) , l'activité de la Maison du Peuple à Limoges (Anne Manigaud), le survol est (presque) complet. Les thèmes de société sont enfin abordés à travers “le temps des loisirs“ et “les femmes en 1936“ (Sylvette Néguiral) la place des étrangers en Limousin (notamment les réfugiés espagnols, voir IPNS n° 57) enfin la question de la consommation (N'achetez pas le lundi, Clotilde Druel-Korn). Un sujet très original évoque les “caricatures et dessins de presse“ (Vincent Brousse). Un très vaste panorama donc, qui n'oublie pas le contexte plus général des “années trente“, à savoir ce qui conduit à … ou ce qui est la conséquence de.... Des passerelles sont tendues vers les questions internationales : montée du fascisme, guerre d'Espagne,progrès du pacifisme... Le pacifisme : grand sujet. On croisera par exemple deux ministres de Léon Blum (Charles Spinasse, cf. IPNS n° 59, et Paul Faure, ancien directeur du Populaire du Centre).
Avec ces deux futurs soutiens du pétainisme, on pourra s'interroger : le pacifisme mène-t-il à tout ? Un petite réserve enfin, concerne le graphisme : un peu trop de rouge – mais est-ce un hasard ? - et une couverture pas très attirante, même si elle est parfaitement symbolique (elle évoque l'apparition des congés payés). On attend donc avec impatience les prochaines publications de l'association. Ses recherches en cours portent sur mai 1968 et son héritage, toujours en Limousin, et l'histoire de la Porcelaine. Nous aurons certainement l'occasion d'en reparler.
http://www.lesardentsediteurs.com/?1936-le-Front-populaire-en
“Ce qu'ils font est juste“ (ils mettent la solidarité et l'hospitalité à l'honneur) Editions Don Quichotte, 2017. Une vingtaine de nouvelles, quelques poésies, et même une courte BD d'Enki Bilal. Même si aucun de ces textes n'évoque le plateau, beaucoup de gens ici sont concernés, militants ou simples citoyens. Ceux qui s'intéressent aux migrants, réfugiés, demandeurs d'asile, qu'on peut croiser un peu partout dans nos coins, de Peyrat à Meymac, en passant par Eymoutiers ou Peyrelevade. Il s'agit de dénoncer le tristement célèbre article L 622, qui date de 1938 et permet de condamner, en les mettant dans le même sac, les filières de passeurs et les simples citoyens œuvrant à un accueil digne et de simple humanité.
Cet ouvrage a été présenté durant l'été à la Libraire “Passe-temps“ d'Eymoutiers, à l'initiative d'un des 28 auteurs, écrivain militant (ou l'inverse) Serge Quadruppani, que nous allons évoquer plus bas. Dans cet ouvrage, on trouve de petites histoires qui tournent autour du même pot, dont certaines sont de vrais bijoux. Celle que je préfère utilise un humour décalé : on y parle de la tente qui se déplie en une seconde, mais qu'il faut deux heures pour replier. Tente qui peut amener en taule celui qui en a fait don à un migrant. Surtout celui qui invente une tente plus pratique : “par votre invention vous favorisez leur séjour, vous le rendez plus facile, presqu'agréable... Vous sabotez le travail de la police...
Avant, le temps qu'ils replient leurs tentes, on pouvait les appréhender“. Mais le plus hilarant nous semble “Machin-Chose“ : au fin fond des Corbières, un couple recueille involontairement un migrant … et un ours. Les gendarmes ne réussissant pas à embarquer le premier, emmènent l'ours. Qui sera condamné à un lourde peine de travaux forcés au cirque Gavarnie. Le tout est à lire avec une bonne dose d'auto-dérision.
Sans être bibliophile, Brig Laugier aime les livres - d'ailleurs elle en consomme des quantités -, mais elle les aime à sa façon, qui est spéciale, qui est perverse aussi, et inquiètante, car elle passe moins de temps à les lire ou à les consulter qu'à en plier adroitement les pages pour en faire des sortes de tombeaux sophistiqués, des tombeaux pleins de crevasses régulières. En les voyant de loin, ou négligemment, certains d'entre eux du moins, on pourrait croire qu'elle pratique des saignées à même la tranche, qu'elle incise le papier avec un rasoir ou un scalpel très affûté, tant les angles qu'elle obtient paraissent francs et biseautés ; on pourrait croire qu'elle a voulu se venger des blessures que le tranchant de pages trop bien massicotées a pu infliger quelquefois à la pulpe de ses doigts en tailladant à son tour le papier, dans l'épaisseur. Mais non, elle n'utilise pas le moindre canif et si elle maltraite les gros pavés ou les petits formats qui lui servent de cobayes, si elle montre à leur égard une incroyable cruauté, c'est d'une manière plus indirecte et surtout plus subtile.
A proprement parler, elle n'enlève rien aux livres et ne leur ajoute rien non plus, nonobstant elle les prive d'une part d'eux-mêmes - la plus symbolique, la plus considérable - et leur apporte en même temps je ne sais quoi de primordial, une autre force d'expression. Cette redoutable lectrice n'est pas plus sectaire dans le choix de ses matériaux, notamment de leur ancienneté ou de leur provenance, que dans la sélection des titres ou des auteurs et elle travaille aussi bien sur des grimoires ou sur de bons gros dictionnaires à reliure coriace, comme le Bailly ou le Gaffiot - peut-être s'agit-il d'un règlement de comptes avec son passé d'étudiante, avec les langues mortes ? -, que sur des romans contemporains ou des ouvrages de poésie de taille plus modeste. Seule restriction, elle n'intervient jamais sur les livres dont le lecteur doit fendre les pages lui-même à l'aide d'un coupe-papier, sans doute à cause de l'irrégularité ainsi produite sur les bords, sans doute à cause de l'effritement de la matière première, des miettes impalpables, toutes choses qui pourraient nuire à la netteté, à la précision absolue qu'exige son travail ; mais c'est peut-être aussi pour des raisons personnelles qu'elle n'intervient pas sur les ouvrages publiés par les éditeurs qui, à l'instar de José Corti, ne rognent pas leurs livres à la machine.
Généralement, les lecteurs sans gêne ou désinvoltes cornent les pages lorsqu'ils n'ont pas de signet sous la main ; eh bien, cette artiste le fait aussi, mais avec le plus grand soin, systématiquement, et pour brouiller tous les repères. Son but, il me semble, est de détourner le lecteur potentiel de son activité favorite, son but est de le perturber, en faisant du livre un objet différent, hermétique, un objet de contemplation qu'il faut bien poser quelque part, qu'il faut bien placer en lieu sûr, tant il est devenu fragile, un objet si complexe qu'il ne se prête plus guère aux manipulations normales. Brig Laugier est d'une virtuosité diabolique dans l'art du retournement, en tous les sens du terme. Généralement, on range les livres dans la bibliothèque après les avoir lus, elle les en sort et les dérange. Pour les mettre à l'abri de la poussière, on les tient fermés, pressés les uns contre les autres, et on n'aperçoit d'eux que le dos, jamais la tranche. Brig Laugier, avec un mélange d'exhibitionnisme et de pudeur, montre ce que l'on cache, et vice versa. En pliant les pages, qu'elle a rendues mystérieuses et belles avec leurs lettres en désordre comme de fines mouchetures, elle a découvert une technique originale et raffinée pour caviarder tous les mots. Elle ouvre les ouvrages à sa manière, définitive, mais, avec une patience infinie, elle rabat les pages sur elles-mêmes afin qu'on ne puisse plus les feuilleter, de la sorte elle réussit cette étonnante gageure de resserrer, de recroqueviller le livre sur lui-même tout en l'évasant, tout en lui donnant plus d'ampleur, plus d'espace pour exister. Elle condamne les livres, comme d'autres, condamnent portes et fenêtres, sans contredit, mais c'est avec douceur, sans avoir l'air, pour mieux les imposer ; ce faisant, elle réalise des sortes d'éventails volumineux et lourds, impraticables, ou bien de drôles de soufflets, béants, paralysés. La surface du papier, qu'on ne voit plus que de biais, occulte alors les mots ou les dévalorise. Bref, elle rend inaccessible par ses gestes de plasticienne ce que l'écrivain s'était échiné à rendre, à faire savoir, ou bien à suggérer. C'est du bout des doigts que les aveugles parviennent à lire, c'est du bout des doigts qu'elle empêche de le faire ceux qui voient.
Scrupuleuse jusqu'à la maniaquerie, cette artiste plie les livres, au sens où on les emballe dans du papier, afin d'en faire des énigmes, afin de les livrer au regard, de les offrir. Je crois cependant qu'on aurait tort de reconnaître en elle une sorte de Christo reconverti soudain dans des activités lilliputiennes, car elle enveloppe les bouquins par l'intérieur et non comme on le fait d'ordinaire. Le résultat est fascinant, il est spectaculaire.
Il existait depuis longtemps une bibliothèque municipale à Peyrelevade, maillon du réseau de la bibliothèque départementale de la Corrèze. Mais installée dans des locaux limités, elle a vécu il y a quelques années une véritable renaissance en s'installant dans des locaux neufs, spa–-cieux et lumineux, dans le nouvel espace associatif communal, dans les bâtiments de l'ancienne maison de retraite où s'est également installée le Centre d'accueil de demandeurs d'asile (Cada). Ouverte les mercredis après-midi et samedi matin à tous, elle ouvre aussi le mercredi matin pour les classes de l'école ou pour les « petites oreilles », des séances où l'on raconte des histoires et on l'on joue avec des jeux sensoriels pour les enfants de... 3 mois à 2 ans. Une manière d'initier les enfants dès leur plus jeune âge au monde des livres.Accueilli par deux bénévoles, habitantes de Peyrelevade, Marie-Claude, une institutrice retraitée, et Sylvie, le public trouvera là un fonds permanent d'environ 3600 livres auxquels s'ajoutent les dépôts annuels de la bibliothèque départementale de prêt. On peut y trouver aussi des CD, des DVD et quelques jeux. Un effort particulier est fait en direction des jeunes avec des jeux de lecture ou des défis ludiques (chercher les cotes d'un livre par exemple). Pour les deux bénévoles, il s'agit surtout de ne pas transformer la médiathèque en un lieu fermé, mais au contraire d'en faire « un lieu de vie ». Les enfants de la MAM (la maison d'assistantes maternelles) viennent régulièrement ainsi que des adolescents du Cada qui passent parfois pour dessiner ou... manger un bonbon. « C'est aussi le moyen de rapprocher les habitants du Cada de ceux de Peyrelevade » explique Marie-Claude.La médiathèque organise également des rencontres ou des expositions. Une illustratrice d'album est venue travailler avec des enfants (entre autres de la Maison d'accueil spécialisée de Peyrelevade) ; Saul Mouveroux, jeune poète du coin, est venu présenter son travail ; un auteur de bande dessinée, Patrice Guillon également ; et un travail est entamé avec un jeune qui se lance dans un film d'animation (« Maman, il pleut des cordes »). En projet, un festival autour du livre dans la bibliothèque.
Avec la lettre Z l'abécédaire du cyclisme en Limousin qui nous a tenus en haleine sur 26 numéros a pris fin. Après les mollets, notre nouvelle rubrique fera travailler nos yeux et nos méninges en proposant un petit tour des bibliothèques publiques ou privées du Plateau. Et à chaque étape on demandera au bibliothécaire de nous sortir des rayons un ouvrage de son fonds. On commence au bord d'un lac.
Entre Peyrelevade et Faux-la-Montagne, une petite route mène à l'ancienne colonie de vacances d'EDF du lac Chamet, abandonnée depuis 15 ans, mais à nouveau habitée depuis 5 ans par une petite colonie de personnes qui ont voulu édifier ici une sorte de laboratoire de recherche informel, un « lieu d'étude » ouvert et hors les murs de l'université (Cf. IPNS n° 66). Qui dit labo de recherche (même informel !) dit aussi livres et bibliothèque. Le projet d'en installer une sur le lieu date de l'origine, mais il a fallu quelques années pour qu'il se réalise. Le temps de rendre habitable une des ruines de la vieille colo, la maison du gardien en l'occurrence, qui prenait l'eau et l'air – deux ennemis du papier !
Aujourd'hui, deux salles entièrement refaites accueillent quelques milliers d'ouvrages et depuis cet été, cette bibliothèque privée s'est ouverte au public, à tous ceux qui voudraient d'abord y flâner pour repérer ce qui s'y trouve puis qui auraient envie de profiter de cette nouvelle ressource. Le lieu est donc ouvert tous les mercredis de 10h à 20h. Yannick, l'une des chevilles ouvrières de l'affaire, ancien bouquiniste sur les quais de Seine à Paris, est venu avec ses cartons remplis de livres auxquels se sont ajoutés des ouvrages donnés ou récupérés auprès d'amis et de relations. Aux quelques 5 à 6000 ouvrages ainsi réunis sont venus s'ajouter récemment 10 000 autres provenant du legs d'une psychanalyste décédée – ces livres ne sont pas encore en rayon car la place manque. Pas pour longtemps, car si la bibliothèque actuelle occupe le rez-de-chaussée de la maison, elle pourra se développer dans les années à venir en conquérant l'étage qui nécessite encore des travaux et surtout une réfection complète de la toiture – un gros budget. D'autres rayons s'y installeront un jour.
Ce qu'on trouve dans cette bibliothèque ? Beaucoup de diversité. Mais ce qui domine ce sont les sciences sociales, un gros rayon philosophie, mais aussi des étagères consacrées à l'histoire, à la sociologie, à la politique, aux beaux-arts... On trouvera aussi un rayon sur la botanique et toute une partie consacrée à la littérature – française et étrangère – avec, entre autres, de la poésie et du théâtre. On pourra tomber sur un recueil de haïkus, sur les œuvres complètes de Lénine (une curiosité !), les livres de base des principales sciences humaines et des livres pour reconnaître les plantes ou jardiner. Un éclectisme apparent, tant l'ensemble respire une certaine unité, le reflet dirions-nous d'une aspiration à comprendre le monde et à y jouer un rôle actif, ne serait-ce que sur quelques arpents délaissés par le loisir social de la fin du XXe siècle.Sur place, on peut emprunter des livres (en particulier dans le rayon littérature et histoire) mais d'autres ne sont que consultables. Une table et des chaises et un gros poêle sont là pour ça. La bibliothèque n'est donc pas seulement un lieu de passage, c'est aussi un lieu de lecture, d'étude et d'échanges ; des évènements y seront parfois organisés et il y a même un coin lecture pour les enfants. Pour permettre de racheter les livres qui pourraient ne pas être rendus et participer aux frais quotidiens et à l'entretien du lieu, une caution-cotisation de 15 € est demandée qui permet d'adhérer à l'association. Alors, à un de ces mercredis au Chamet ?
Un livre sorti des rayonsManuel de survie de Giorgio Cesarano, édition la Tempête.Dès les années 1970, Cesarano observe que le développement du capitalisme sur l’intégralité de la planète exige de penser à nouveaux frais. Le monde comme les subjectivités sont désormais devenus fictifs. Les termes du conflit sont redistribués. Non plus « socialisme ou barbarie », mais « communisme ou destruction de l’espèce humaine ». Loin d’invoquer les formes historiques de la révolution, Cesarano propose d’un même mouvement une analyse profonde des développements du capital et une critique radicale des subjectivités contemporaines.
Roman de Serge Quadruppani
Serge est bien connu du côté d'Eymoutiers, à tel point que même le maire se mêle de l'aider à retrouver sa chatte fétiche ! Il est surtout beaucoup plus connu ailleurs. Auteur de plusieurs dizaines de romans, nouvelles, enquêtes et divers essais, il fait autorité comme traducteur d'ouvrages italiens. Il est très engagé dans différents combats … lesquels ? eh bien, il suffit de lire ses bouquins – à défaut de le rencontrer (voir sa photo jointe). Son dernier roman, intitulé comme ci-dessus, est une sorte de chronique de l'infiltration. Allo docteur ? Mais non, il s'agit du sort d'une poignée de personnages engagés (englués plutôt) dans l'antiterrorisme, ou le terrorisme tout court d'ailleurs. Toutes les bêtes noires de Serge y défilent, qu'on peut résumer ainsi: d'abord, les services spéciaux, plus ou moins officiels, ou occultes (plutôt plus que moins pour ces derniers). Ensuite les autorités, qui s'auto-définissent comme des élites, et manipulent, tout en étant manipulées. Vous vous demandez bien où je veux en venir ? Le fond des choses, c'est à mon sens, que les vrais terroristes ne sont pas ceux qu'on croit. Parce que la terreur qu'entretiennent les pseudo-élites politiques, mais surtout économiques et financières, vaut bien “l'autre“.... car elle fait aussi beaucoup de victimes.
Vous suivez ? Pour mieux comprendre, il faut lire bien sûr, en suivant les traces de “Pierre Dhiboun, membre des forces spéciales françaises infiltré dans un groupe djihadiste au nord du Mali . A son retour en France, il disparaît. Manifestement, il a déserté. Mais de quelle armée ? Beaucoup de monde aimerait le savoir“ … A partir de là, il faudra au lecteur une bonne carte, et un petit carnet pour noter qui est qui, et surtout qui fait quoi. Tout ce beau monde débarque enfin par ici, mais “ce n'est pas un roman régional“, dit l'auteur. Pour nous, gens de la Montagne Limousine (qui n'est pas “exactement“ le plateau de Millevaches, Serge !), les choses prennent une meilleure tournure, on se sent enfin chez soi. D'abord, parce que – écrit Serge - “il y pousse aussi la mauvaise herbe de la rébellion“. Aussi parce que Tarnac et La Villedieu, on connaît. Comme le camp militaire de La Courtaude – ne le cherchez pas sur la carte, c'est fortuit. “Quant à Ayguières, c'est limpide comme la Vienne“. L'intrigue “rencontre le Limousin profond, ses marginaux foldingues, ses gendarmes clochemerlesques, et surtout ses animaux bien décidés à n’en faire qu’à leur tête“. Là, c'est l'éditeur qui écrit, mais bien sûr personne ne l'a rencardé.
Et les loups dans tout çà ? On y vient : un vrai loup et des faux, le pire n'étant pas celui que craignent les éleveurs. Celui-là, laissez le tranquille, svp, Serge le premier. Par contre, la petite meute de bipèdes qui se promène dans nos bois, trimbalant le matériel qu'on imagine, là, franchement, ça craint. S'agirait-il de nos sympathiques chasseurs ? Une sorte, en effet. Mais quand l'amour s'en mêle, ça se complique, parce que tout est déréglé. Un seul conseil vaudra mieux que ce triste commentaire : lisez. Moi, ça ne m'a pas vraiment plu. Je n'aime pas qu'on se moque des loups !
Matrimoine sur un plateau est né en 2021, sur le territoire du plateau de Millevaches. Nous avions depuis longtemps pour projet d’animer des ateliers artistiques avec les habitant·e·s des villages alentours. Mais le véritable point de départ, ce fut une proposition de dispositif mettant en valeur des femmes exceptionnelles du territoire limousin. L’invitation a suscité nombre de questions en nous : de qui allons-nous parler ? Pourquoi cette femme-là et pas une autre ? Quelle poétesse, aventurière, paysanne ou figure locale pourrions-nous évoquer ? De quelle exceptionnalité parlons-nous ?
On a fini par comprendre que quelque chose nous dérangeait là-dedans. Nous ne voulions pas parler de femmes d’exception, mais de femmes inconnues, de femmes que l’on ne connaît pas encore, de femmes ancêtres qui ont eu des vies normales, banales, des femmes de nos familles, des femmes dont l’histoire n’est écrite nulle part. Nous avons alors mis en place des temps d’ateliers ouverts à tous et toutes, dans plusieurs villages du plateau de Millevaches, avec l’aide financière de deux bourses.Lors de ces ateliers, nous proposions de faire un entretien privé et enregistré, durant lequel le ou la participant·e racontait ses souvenirs liés à une ancêtre. Ces entretiens s’articulaient autour de plusieurs questions qui revenaient comme trame de fond et convoquaient la mémoire des entretenu·e·s. « Raconte-moi la vie de cette ancêtre. Comment s’appelait-t-elle ? À quoi ressemblait-elle ? Quelles émotions ont pu traverser cette personne ? Quel objet te fait penser à elle ? Qu’est-ce qu’elle t’a transmis ? » À la suite ou en parallèle de l’entretien, nous proposions aux participant.e.s de réaliser une linogravure en lien avec les souvenirs évoqués, et d’apprendre par la même occasion cette technique d’impression facile à prendre en main. Ces ateliers se sont déroulés sur une période de deux ans, de 2021 à 2023, dans différents lieux du plateau de Millevaches.
Nous avons travaillé dans des lieux collectifs, associatifs, chez des particuliers, dans des mairies. Plus précisément : au Planning Familial de Peyrelevade, au Constance Social Club (centre social et culturel) à Faux-la-Montagne, à la médiathèque de La Villedieu, à la Loutre par les cornes (lieu de vie et de programmation musicale), ainsi que chez nous, à Bourganeuf et Chez Chapelle. Le terme de « matrimoine » désigne l’héritage culturel légué par les générations de femmes nous précédant, qui ont souvent été les oubliées de l’Histoire. Notre démarche n’a donc rien de neutre, sachant que ce projet, au même titre que nos pratiques personnelles, s’inscrivent dans une approche féministe. Axer cette recherche sous ce prisme du genre était donc une évidence.Durant les ateliers, nous avons collecté 22 témoignages, soit 10 heures 38 minutes et 40 secondes d’enregistrement, ainsi que 46 linogravures. Avec l’accord des participant·e·s, nous avons reproduit dans ce livre 18 témoignages, chacun accompagné de son illustration linographiée. La plupart des personnes ayant participé aux ateliers nous ont parlé de leur arrière-grand-mère, de leur grand-mère ou de leur mère. Les participant·e·s ont fait appel aux souvenirs ou à l’absence de souvenirs et à la transmission, ou non, de leur histoire.Néanmoins, la femme ancêtre telle qu’elle est racontée peut-être multiple, c’est pourquoi d’autres femmes, voisines, autrices, amies de la famille, militantes, ont été convoquées par les personnes interrogées. Des sujets variés ont été évoqués. Parmi eux, ceux liés aux violences sexistes et sexuelles sont abordés frontalement. Nous vous invitons donc à lire en étant conscient·e de vos limites, à faire des pauses si besoin ou à carrément sauter des pages.
Plusieurs ami·e·s et connaissances ont apporté leurs témoignages, mais aussi des personnes habitant·e·s du territoire que nous connaissions moins. La plupart des participant·e·s sont des femmes, des personnes trans et non binaires, et une minorité d’hommes cisgenre. Le mot « matrimoine » a pu être perçu comme allant de soi avec une non-mixité choisie, alors que nos ateliers étaient ouverts à tout le monde sans distinction de genre et que nous l’avions explicitement communiqué. Les participant·e·s sont issu·e·s pour la plupart de notre génération, entre vingt et quarante ans, avec quelques personnes plus âgées. Nous avons choisi de mener cette série d’ateliers en itinérance, naviguant entre les villages de notre territoire.Une fois entérinée l’idée de faire un livre, nous avons réfléchi à la manière de retranscrire ces entretiens. Nous avons tenu à conserver l’intimité des histoires racontées, à ne pas couper les témoignages. Nous avons aussi anonymisé certains récits en y associant des pseudonymes à la demande des participant·e·s. Par ailleurs, nous avons souhaité retranscrire le plus fidèlement possible la parole des entretenu·e·s, en conservant l’oralité et les tournures de phrases répétitives, où se glissent souvent les émotions.Il s’agit pour nous de proposer cette édition comme une archive que nous créons à notre façon. Une mémoire qui s’imprime quelque part. Ce désir naît du constat simple que, dans nos vies et depuis notre plus jeune âge, nous n’avons pas assez de modèles de vies de femmes et de personnes en minorité de genres, et qu’il est urgent de faire exister ces récits sous toutes les formes que nous voulons. Nous encourageons toute personne ressentant ce même manque à réaliser ce travail de collecte de mémoires et de souvenirs auprès des sien·nes – amies, mères, grand-mères, arrière-grands-mères, afin de faire revivre ces vies trop souvent oublié·e·s.
IPNS - Dans votre livre “Comprendre le pays limousin”, vous donnez dix clés qui vous semblent expliquer le Limousin d’aujourd’hui. Parmi elles, certaines peuvent nous apparaître comme des évidences : le Limousin est une “terre pauvre et cloisonnée”, c’est un “massif contourné”, enclavé. D’autres clés, au contraire, nous renvoient une image plus inattendue. Ainsi, vous présentez le Limousin comme une “région florissante” et prospère, jusqu’au moyen âge. Vous parlez même “d’âge d’or”…
Marie-France Houdart - Une région prospère au moyen âge, peut-être pas, si l’on entend par là que chacun de ses habitants vivaient dans la "prospérité", mais florissante sûrement, si l’on songe à la place tenue alors par le Limousin, dans le monde des arts, du commerce, de l’économie, de l’artisanat... Comment expliquer cet "âge d’or" ?
Ce petit pays, qui, au gré des événements, passait alternativement sous l’autorité des puissances aquitaines (Toulouse, Poitiers), françaises ou anglaises, qui était lui-même divisé en huit vicomtés dont les seigneurs étaient constamment en guerre les uns contre les autres, était en fait sous l’autorité du seul pouvoir resté stable pendant 10 siècles : l’Eglise. Depuis le début de l’évangélisation, d’ermitages en monastères, de fondations en donations, régnant sur les âmes et sur les terres, elle s’était acquise une puissance économique, financière et morale remarquable qui lui permit de jouer un rôle moteur dans le développement de la région : défrichement et mise en culture des terres, irrigation, élevage, développement artisanal et commercial entraîné par la construction des églises et le culte des reliques... De Limoges partait dans toute l’Europe une production immense de pièces d’émaillerie et d’orfèvrerie. La région était un carrefour routier important pour tous les pèlerins se rendant à Compostelle et un lieu de grandes foires. Si bien que Limoges était devenue la ville phare, la ville "sainte" où les princes d’Aquitaine venaient se faire couronner, et le Limousin le pays dont il était de bon ton, dans toutes les cours du Sud, de parler la langue.
Cette ambiance à la fois intellectuelle, artistique, religieuse, ce raffinement de l’esprit ne doivent pas être étrangers au développement de la poésie des troubadours et de l’amour courtois, qui, parallèlement aux divers conciles tenus par l’église en Limousin pour ramener les seigneurs (qui s’en prenaient un peu trop souvent aux biens de l’église) à la "Paix de Dieu", rendit les mœurs plus douces dans les châteaux. Ainsi dans les cours seigneuriales, on menait, entre deux guerres, une vie de faste et de poésie, dans une ambiance courtoise et raffinée tout à fait inconnue dans le nord de la France encore très rustre. Entre toute les régions d’Aquitaine, du Limousin jusqu’aux Pyrénées, et même par-delà jusqu’à la Catalogne, règne ainsi, à l’époque, une communauté de culture et de langue, renforcée par des réseaux d’échange avec l’Espagne et déjà une importante émigration vers l’autre versant des Pyrénées.
Ce qui ne veut pas dire, encore une fois, que les habitants vivaient dans l’aisance, loin de là. Ils étaient assujettis, en tant que tenanciers de terres seigneuriales (dont une bonne partie étaient du reste des terres de monastères), à une accumulation de redevances. Encore n’ont-ils pas connu le servage des grands domaines du Nord et, se succédant souvent de père en fils sur les mêmes terres dont ils finirent par se sentir propriétaires, ont-ils acquis peu à peu un sentiment de grande fierté et même de liberté touchant "leur bien", qui marque encore aujourd’hui l’âme limousine.
IPNS - Qu’est ce qui a fait basculer le Limousin de la prospérité à la pauvreté qui semble le caractériser après le moyen âge ?
M-F H. - Ce basculement ne s’est pas fait en un jour et ses causes sont multiples. Mais finalement, on peut dire qu’elles découlent toutes d’une cause unique : l’assujettissement progressif et total au pouvoir de la France du Nord.
Cela commença par la croisade contre les Albigeois qui, sous prétexte d’écraser le mouvement cathare, aboutit finalement à l’annexion totale de l’Aquitaine par le roi de France (Louis IX dit Saint Louis). Vu, sans doute, l’influence de sa puissante église, le Limousin prit alors le parti des croisés.
Puis après les malheurs de la guerre de cent ans, quand, dans les autres provinces on mettait tout en oeuvre pour "reconstruire" le pays, le Limousin se voyait abandonné peu à peu des maîtres de domaines, nobles et ecclésiastiques, qui trouvant peu rentable d’investir dans la terre, la délaissèrent pour se tourner vers des charges plus lucratives. Il faut dire qu’entre temps, l’Eglise (c’est dire sa puissance), avait été appelée à un destin plus élevé : la papauté en Avignon, qui draina, à la suite de ses trois papes limousins, tout ce que le pays comptait de prélats. Les riches monastères tombent en ruines, les abbés n’y résident plus, les évêques se font représenter... Le Limousin est alors abandonné par la puissance qui avait fait son renom.
Puis le pays va se trouver pris peu à peu dans l'étau de la "centralisation", exploitable à merci dans les intérêts du royaume de France liés à ceux de la papauté. Il va être en effet assujetti à un régime d’imposition qui va peu à peu sucer toutes ses forces vives et lui faire perdre progressivement ses hommes, ses richesses, ses élites qui se transportent à la capitale, dont elles adoptent manières de voir et préjugés vis-à-vis de ce pauvre limousin “mache-râves”. Avec la centralisation française, le Limousin perd sa fierté et son âme.
IPNS - Vous dites qu’on arrive au XIXème siècle à une “situation de blocage”. Comment en est-on arrivé là et comment caractériser ce “blocage” ?
M-F H. - Au fur et à mesure du renforcement du centralisme royal et de son système fiscal, les limousins vont être entraînés dans un engrenage quasiment démoniaque.
Ils ont déjà bien du mal à "tirer leur vie" sur ces domaines minuscules dont il sont devenus au fil du temps propriétaires mais qui sont bien trop petits pour permettre de subsister : vivre en autosubsistance totale, à pot et à feu, utiliser tous les bras de la famille même ceux des enfants, vendre tout ce qui peut être vendable, tout faire pour transmettre le bien intact à un seul héritier, et puis se servir des terres communales pour compléter, moyennant le respect strict de règles observées par tous. On comprend que la plus stricte égalité doit régner entre tous pour que personne ne puisse se sentir lésé... ce qui n’encourage certes pas les innovations. Mais tout cela ne suffit pas pour payer ses impositions. Où trouver l’argent ? Pas d’emplois agricoles, aucune clientèle pour un quelconque artisanat, tant est grande l’habitude de tout faire soi-même sans dépenser. Et puis cet égalitarisme obligé encore, qui fait qu’on s’arrange toujours pour n’avoir pas à donner de l’argent en échange d’un service (on rendra par service équivalent : c’est un "emprunt") ou d’une marchandise (on paye par troc le tisserand ou le sabotier). Du reste un argent gagné au pays serait toujours un peu suspect, il serait comme pris aux autres. L’argent “bien gagné” ne peut venir que de l’extérieur de la communauté.
Alors, trouver un emploi en ville ? Longtemps tenues à l’écart du réseau routier puis du chemin de fer, les villes n’en offrent guère. Paris du reste avait-il bien intérêt au développement du Limousin ? On en doute quand on voit par exemple un préfet se réjouir de ce que les limousins avaient fait une bonne “campagne” d’émigration, et de ce que les impôts ainsi rentreraient bien... Car le voilà l’engrenage, source de tous les blocages : chaque année, une grande partie des limousins doit aller gagner ailleurs l’argent de ses impôts.
IPNS - La dixième de vos clés d’explication, c’est l’émigration saisonnière. Elle vous semble fondamentale.
M-F H. - Très chargé d’impôt par rapport à ses possibilités, le Limousin en effet ne va pouvoir s’en sortir qu’en "vendant" littéralement ses hommes. N’ayant aucune disponibilité financière, l’unique solution est donc d’aller chercher cet argent des impôts en dehors du pays, notamment dans les villes qui ont besoin de main d’œuvre, une main d’œuvre bon marché car elle est acculée.
Le problème de l’émigration est capital pour comprendre ce pays, comme tous les pays qui connaissent le même phénomène. Au XXe siècle, ce sont les Maghrébins, les Africains par exemple, qui ont besoin, comme les Limousins du XIXe siècle, de venir en France gagner l’argent qui permettra à leur famille restée au pays de payer impôts, semences... Ils quittent leur communauté pour lui permettre de subsister, de garder ses structures, son mode de fonctionnement. Ils en sont fiers. Partir, c’est montrer qu’on est un homme. Mais ce faisant, d’une part ils appauvrissent par leur absence leur communauté d’origine, d’autre part ils s’en éloignent peu à peu et finissent paradoxalement par la déstructurer en la rendant dépendante de cette société dominante qui a besoin de leur force de travail et dont ils propagent maintenant les valeurs. Et eux-mêmes se trouvent partagés finalement entre deux mondes, ici et là-bas, se sentant perpétuellement “d’ailleurs” où qu’ils soient.
IPNS - Vous opposez deux visions de la région : le Limousin noir et le Limousin rose. Ces deux images opposées sont en fait aussi fausse l’une que l’autre ?
M-F H. - Oui, ce sont ces deux images que renvoie simultanément ce pays. Un pays merveilleux, préservé, chaleureux, simple et beau. Un pays de misère, où il n’y a rien, où il ne se fait rien, d’où tout le monde est parti parce qu’on ne peut pas y vivre. Deux regards différents sur le pays, portés par des étrangers en visite ? Non ces deux images inverses sont véhiculées encore aujourd’hui par les Limousins eux-mêmes, ou plutôt par ceux d’entre eux qui sont partis et reviennent, par ceux qui ne savent pas s’ils sont d’ici ou d’ailleurs. C’est justement ce malaise qui les porte, selon les interlocuteurs et les circonstances, tantôt à parer des plus belles couleurs ce pays qu’ils ont "dû" quitter, tantôt à le peindre sous le jour le plus sombre, se justifiant ainsi de l’avoir abandonné. Eux-mêmes, en quittant en masse leur région d’origine dans les siècles passés, ont contribué à propager l’image d’un pays misérable, trop froid, trop déshérité, où on ne peut vivre. Le système même de l’émigration saisonnière, qui les empêchait alors de vraiment s’intégrer et de grimper dans la hiérarchie sociale de la société d’accueil, ne faisait qu’accréditer l’idée que les Limousins étaient arriérés et peu instruits. Ce système les coupait en même temps peu à peu de leur pays d’origine dont ils ne pouvaient plus partager vraiment les valeurs (d’où l’image noire), mais dont ils ne pouvaient se détacher (d’où l’image rose).
Images aussi fausses l’une que l’autre, bien sûr.
Dans notre prochain numéro nous poursuivrons cet entretien, en voyant comment le poids de cette histoire pèse aujourd'hui sur notre réalité.
Pour aller plus loin dès maintenant, n'hésitez pas à vous procurer les deux ouvrages de Marie France Houdart, “Comprendre le pays limousin” et “Pays et paysans du limousin” (La Nouaille, 19 160 Lamazière-Basse, tél. 05 55 95 88 31).
Professeur de Lettres, né à La Courtine, René Knégévitch a été quelques années Principal du collège d’Eymoutiers. En 1959 et 1960, appelé sursitaire, il est affecté à un régiment d’artillerie au bourg d’Aflou, dans le Djebel Amour, massif de l’extrême sud-oranais. Militant de gauche, anticolonialiste, il part avec l’intention d’observer, de comprendre, en dépit de « l’étau militaire et [de] la perte de [sa] liberté d’expression ».
Le livre est fait d’une partie des notes, remaniées, extraites du carnet qu’il a tenu au jour le jour (et dissimulé sous son matelas), durant les 24 mois de son service en Algérie. Tel quel, il constitue un double témoignage historique : sur les faits et gestes de l’armée française et les souffrances endurées par le peuple algérien, d’une part, sur l’expérience traumatisante, jamais complètement guérie, qu’un jeune homme instruit a faite de ce qu’il appelle « la sauvagerie de l’Homme », d’autre part. En exergue du livre est placée une phrase de l’écrivain italien Curzio Malaparte : « Je ne savais pas qu’une guerre n’a jamais de fin pour ceux qui se sont battus. »
L’auteur a pris soin d’introduire son récit par une quinzaine de pages qui rappellent avec précision le contexte historique et politique de l’époque, alors qu’officiellement on a parlé pendant un certain temps d’« événements » pour évoquer cette guerre. Il cite quelques chiffres glaçants : 24300 conscrits français tués, sans compter les invalides, blessés, traumatisés psychologiquement et jamais soignés ; un million de morts sur une population de 8 400 000 habitants arabes…
Avec un arrière-plan psychologique d’ennui, de dégoût, de honte, de mauvaise conscience et d’interrogations sur le rôle qu’on l’oblige à tenir en dépit de ses convictions anticolonialistes, avec tout autant la peur quasi permanente de mourir avant d’être libéré de ses obligations militaires, René Knégévitch raconte la routine et l’inconfort du quotidien, le chaud, le froid (« quand il neigeait… »), les convois sur la piste avec la crainte toujours présente des embuscades, le « crapahut » épuisant dans la montagne, les gardes nocturnes angoissantes derrière les barbelés du poste, les accrochages avec les maquisards du FLN et leur cortège d’horreurs. Si le niveau d’instruction de l’auteur en fait un « intellectuel » mal vu de certains de ses supérieurs, il lui permet néanmoins d’assurer des tâches administratives : « Secrétaire de jour. Soldat de jour et de nuit ». C’est ainsi qu’il découvrira en s’occupant de la comptabilité de l’unité que plusieurs officiers et sous-officiers de carrière détournent à leur profit la paye de harkis fictifs, inventés pour les besoins de la cause…
L’auteur, en dépit du réconfort trouvé auprès de quelques camarades partageant ses idées, est toujours guetté par le désespoir. Cependant, il garde la volonté de témoigner sur ce qu’il voit en Algérie, et qu’il énumère un jour où il répond à un sous-officier qui accusait les enseignants d’inciter les jeunes à détester l’Armée : « Ecoutez, mon adjudant, vous qui êtes chrétien, comment pouvez-vous approuver ce qui se passe ici : les corvées de bois [exécutions sommaires], les tortures, les représailles, les vols, les viols ? ».
L’humanisme de René Knégévitch le rend sensible aux souffrances de la population locale prise en étau entre l’armée française et la présence du FLN qui exige sous la menace aide et nourriture. Parmi les habitants avec lesquels il crée des liens figure le petit Djamel, l’enfant de la photo de couverture, à qui il offre des bonbons et qui pleurera en apprenant son départ.
Ce livre a le mérite rare de rompre le silence dans lequel se sont enfermés depuis quarante ans la grande majorité des anciens appelés en Algérie, marqués par l’expérience définitivement traumatisante qu’ils ont vécue là-bas. René Knégévitch conclut lucidement sur la nécessité que s’ouvrent aussi, de l’autre côté de la Méditerranée, les archives de cette guerre, à la faveur d’un renouveau démocratique. Il aspire à « la fraternité partagée afin de réparer les déchirures persistantes des hommes », il souhaite que puissent se « cicatriser les blessures des mémoires ».
Depuis son enfance, Régis a la passion des vaches et du travail de la terre. Il participe avec entrain à tous les travaux, arrivant avec sa petite fourche, son petit râteau, son petit fléau, pour faire comme les grands qu’il lui tarde de rejoindre. Ses jouets sont ses vaches, ses cochons, ses carrioles, et tout ce qui fait l’environnement d’une ferme limousine, qu’il trimballe partout avec lui jusque dans son casier d’école.
Il est paysan dans l’âme. Il ne l’est pas de famille, même si un de ses ancêtres, propriétaire terrien, a pu accrocher à la porte de sa grange les multiples médailles que les comices agricoles lui avaient rapportées. Mais heureux héritier d’une ferme, contrairement à tant de jeunes qui fuient le travail de la terre, lui s’y accroche et part compléter sa formation dans une école d’agriculture renommée. Une question le préoccupe déjà : comment faire pour redonner de la valeur au travail agricole et empêcher l’exode rural. Porté par son amour des vaches, il croit beaucoup à l’élevage. Mais pour lui, il fallait trouver quelque chose pour relancer et améliorer la race limousine, de façon à retenir les jeunes au pays, leur redonner l’espérance : ce fut le mobile principal de son engagement.
Dans cette école, il rencontre René Dumont, le précurseur de l’écologie dans les années 1950-70, futur candidat aux élections présidentielles de 1974, qui le conforte dans son intuition. « L’élevage en plein air, mais bien sûr ! Fais ça en Limousin, ça marchera ! Et donne l’exemple pour retenir les autres ! » Voilà l’idée ! Reste à élaborer sa méthode pour être en totale harmonie avec ses vaches et avec l’environnement, tout en offrant une solution à la désertification des campagnes. Envers et contre tous, il décide donc de laisser ses bêtes dehors à l’année.
Sa méthode associe le bien-être des animaux, le respect de la nature et l’économie.
L’élevage bovin en « plein air intégral », respectueux de la nature et des animaux, rompt ainsi avec le cycle basé uniquement sur le profit, tout en étant salutaire pour la vache, notamment la limousine, une vache rustique qui s’accommode très bien de vivre en plein air toute l’année.
Régis nous raconte comment, lui et quelques autres, ont alors mis en place une production de veaux sevrés, nourris uniquement dehors et à l’herbe toute l’année, la bonne herbe des prairies du Limousin : d’où l’appellation de « broutards », pour lesquels s’ouvrait justement un important marché en Italie où ils devinrent les « veaux d’Italie, destinés à nourrir le peuple italien ».
« Au sein d’un groupe d’éleveurs, dont Louis de Neuville, on a réfléchi, analysé, innové… pour trouver des solutions économiques, et surtout on a sélectionné pour améliorer toujours plus. » Régis s’est fait une spécialité d’éleveur-sélectionneur, au point de gagner tous les concours d’élevage, de voir un de ses taureaux primé en Argentine et de devenir lui-même juré de concours à Paris.
Mais là est le paradoxe. Il l’a pressenti dès l’enfance en voyant sacrifier un cochon. « On élève et tue des animaux que l’on aime bien pour les manger… Pour éviter cela, quand je suis devenu éleveur j’ai décidé de faire uniquement de la sélection. » Malgré tout, ce paradoxe le hante toujours. Si bien qu’il m’a sorti un texte d’une masse de papiers divers, pour que je lui trouve une place, il y tenait, un texte signé du poète et chantre de la terre limousine, de ses habitants et de sa langue, qui assista, en voyant sa grand-mère lier les vaches pour la dernière fois, à la fin d’une culture paysanne multimillénaire, Jan dau Melhau (voir encadré).
Terrible contradiction : il avait beau se dire « sélectionneur», parmi les veaux « sélectionnés », les plus beaux continueraient leur vie comme reproducteurs ou comme mères, mais pour tous les autres, ce serait fatalement l’abattoir, puis la casserole. Cet amour des animaux qui les fait naître et vivre les plus beaux possible pour les pousser vers la mort…
Vient aussi à se poser la question : et si cette civilisation paysanne « qui dura tant et tant de mille ans », il avait contribué lui-même à la faire disparaître ? Car ce fut une vraie révolution, dans les fermes et les familles, que de passer de la vache à l’étable à ce broutard engraissé en Italie ! Plus besoin de bergères pour garder les bêtes ! Il ne restait plus aux filles qu’à partir s’embaucher en ville à leur tour. Plus d’entraide paysanne, plus de grands rassemblements festifs au temps des grands travaux, plus de vaches qu’on rentre le soir à la tombée du jour, plus de rencontres sur les chemins…
En fait, il y a un moment qu’un processus de changement inexorable s’était déjà enclenché. Tout est venu du tracteur. Car, après la guerre, on avait voulu plus de bien-être. Les prisonniers de retour d’Allemagne rêvaient des tracteurs qu’ils y avaient vus. Quand le gamin, qui ne s’appelait pas encore dau Melhau, a compris que sa grand-mère déliait les vaches et raccrochait le joug et ses courroies à une poutre pour la dernière fois, c’est parce qu’un tracteur attendait déjà devant la grange.
Ce n’est pas l’élevage en plein air qui a déstructuré le mode de vie traditionnel, il était déjà condamné et les campagnes se vidaient de leur jeunesse qui fuyait une vie dure et des terres qui ne rapportaient plus de quoi vivre. Notre éleveur a essayé de lui offrir une alternative. C’était risqué, il en a payé les conséquences.
Dans ce pays pauvre et dominé, que le pouvoir royal considéra toujours comme un réservoir de bras et d’argent, on avait dû s’adapter à ce qui était imposé là-haut, élaborer pour y répondre des stratégies collectives devenues quasi instinctives, comme celle de quitter le pays tous ensemble à la saison, et revenir tous ensemble avec l’argent gagné ailleurs pour pouvoir garder sa terre. Y échapper pour faire à son idée, dans son coin, au mépris des modèles transmis, eût été inconcevable. Tous devaient s’accorder sur le modèle, fondé sur la nécessaire égalité de tous, seule façon d’empêcher la différenciation socio-économique. Le jeune Régis, honnête et naïf, issu d’un milieu de notables, de vieille noblesse catholique pour la plupart, a fait des études agricoles. A-t-il cru pouvoir s’autoriser de cette position pour agir comme il l’entendait, voire servir de modèle et donner un coup de pied dans la fourmilière de ce monde de « mercantis » qui faisaient la loi auprès du vieux monde des paysans traditionnels, jaloux de ses succès?
Qui était-il ce fils de famille, pour oser tout changer. Ici, on fait comme tout le monde. L’initiative est mal venue car elle remet forcément en cause le système que des générations ont établi pour maintenir chacun à sa place. Les ennuis qui se sont enchaînés lui ont fait comprendre qu’il n’était en fait qu’un « émigré » chez lui, un « émigré de l’intérieur ». Quelqu’un à qui on dirait, « tu n’es pas d’ici », c’est-à-dire
« de notre monde », comme on le dira plus tard à ces jeunes venus des villes pour expérimenter leur utopie en milieu rural, à qui on ne fait pas de cadeaux, surtout quand ils réussissent…
Plus tard, même « sa » révolution l’a dépassé quand, à partir de la station de Laplaud, qui fonctionnait bien, naquit l’ambition de passer au stade supérieur pour créer une station de qualification nationale. Ce sera le Pôle de Lanaud, où les critères de départ, basés sur une nourriture à l’herbe identique dans tous les élevages, ne pouvant plus être observés, la qualité de la sélection baissa et en même temps la réputation de la limousine, aujourd’hui dépassée.
Quelle déception ! Et que dire aujourd’hui de l’ère vegan qui s’ouvre et remet tout en cause ? Mais enfin, les vaches, c’est de l’herbe ! répond Régis. Elles ne font que transformer de la bonne herbe, cultivée sainement, pour nous nourrir ! Un monde, un paysage sans vaches, il ne peut y croire.
Courageux, honnête, crâneur, rebelle, tendre, frondeur, facétieux, inventif, généreux, meneur d’hommes, révolté contre l’injustice, toujours dans l’action, jamais fatigué, Régis a bravé tous les défis, tous les ordres pour ce qu’il estimait le bien de tous. Et quand l’âge est venu, quand on l’a écarté du travail alors que malgré quelques usures, il aurait pu continuer longtemps, que lui restait-il qu’une mince retraite ? Était-il réduit à faire les poubelles ? Non, heureux de sauver des poubelles ce que notre civilisation y jette. D’une nécessité presque honteuse, il a fait une passion, d’une richesse et d’une portée inouïe. Un trésor. Mais c’est encore une autre histoire…
En y allant, nous avons découvert un bourg très coquet, avec des habitations restaurées avec goût, une belle église et un jardin de la cure dédié à la botanique avec des espaces pour les activités festives. Nous avons été accueillis dans la rue par des retraités d’un village de Lioux, qui ont retrouvé le berceau de leur famille après une vie professionnelle urbaine et qui sont habitués à participer aux manifestations associatives. Ils nous ont présenté le maire, Jacky Paillard, qui veille avec une autorité bienveillante à ce que les différentes composantes sociales de sa commune (les agriculteurs, les autres actifs, les retraités ayant ou non des racines dans la commune) vivent le plus possible en bonne intelligence.
La journée du livre avait lieu dans La Grange, une salle municipale dans laquelle se déroulent tout au long de l’année des conférences, des expositions, du théâtre et diverses manifestations festives. Cette année, dix auteurs étaient présents avec des productions très diverses. Parmi eux, les auteurs de romans et d’oeuvres poétiques étaient majoritaires, mais nous avons aussi rencontré d’autres personnages. Olivier Noaillas, par exemple, qui est le président de Brézentine environnement. Il raconte dans Une rivière en résistance l’engagement associatif d’habitants de Dun-le-Pallestel et des alentours pour sauver la Brézentine des pollutions qui l’asphyxiaient, principalement celles de l’usine d’équarrissage. Il y avait aussi Hervé Krief qui présentait son essai Internet ou le retour à la bougie, une critique radicale du numérique, et Julien Dupoux qui, dans son pamphlet Requiem pour un pays sauvage, dénonce les laideurs de l’architecture et de l’aménagement modernes (ces deux ouvrages ont été présentés dans IPNS n° 65). Martine Castello, présidente de Vivalioux, donnait, elle, dans l’autobiographie avec Nature morte aux quatre citrons.
Arrêtons-nous sur son histoire personnelle. Avant de vivre sa retraite à Lioux-les-Monges, elle a eu une vie bien remplie. Enfance en Algérie, exode en métropole après l’indépendance, puis une vie professionnelle parisienne. Journaliste scientifique, elle a d’abord travaillé à Libération, pendant les premières années du journal où avaient été instituées l’égalité des salaires entre toutes les catégories de travailleurs et la pratique des décisions collectives. Elle en a gardé un souvenir ému et quelque peu nostalgique. Après cette expérience marquante, elle a travaillé au Figaro et publié de nombreux ouvrages scientifiques allant de l’astronomie à la géologie en passant par la biologie. Depuis sa retraite à Lioux-les-Monges, son dynamisme, son sens du collectif et ses capacités d’animation de groupes ont grandement contribué au dialogue associatif dans la commune. Outre Vivalioux, deux autres associations y sont actives : Passerelles, présidée par le peintre Pierre Passani, qui organise des stages d’art plastique, et La Souillarde, animée par Anne Lemeunier, qui consacre son activité au théâtre et au chant. Une de ses récentes manifestations a consisté à présenter de façon collective et théâtrale les résultats d’une enquête menée par les membres de l’association auprès des agriculteurs du secteur concernant leur travail quotidien et leur vision de l’avenir. Ce qui a donné lieu à un débat approfondi et parfois conflictuel sur le monde rural.
Le dynamisme des associations et des habitants de Lioux-les-Monges démontre que l’intensité de la vie sociale d’une commune ne dépend pas de son nombre d’habitants, mais de la volonté de ceux-ci de pratiquer la convivialité et d’avoir le souci du collectif.