Professeur de Lettres, né à La Courtine, René Knégévitch a été quelques années Principal du collège d’Eymoutiers. En 1959 et 1960, appelé sursitaire, il est affecté à un régiment d’artillerie au bourg d’Aflou, dans le Djebel Amour, massif de l’extrême sud-oranais. Militant de gauche, anticolonialiste, il part avec l’intention d’observer, de comprendre, en dépit de « l’étau militaire et [de] la perte de [sa] liberté d’expression ».
Le livre est fait d’une partie des notes, remaniées, extraites du carnet qu’il a tenu au jour le jour (et dissimulé sous son matelas), durant les 24 mois de son service en Algérie. Tel quel, il constitue un double témoignage historique : sur les faits et gestes de l’armée française et les souffrances endurées par le peuple algérien, d’une part, sur l’expérience traumatisante, jamais complètement guérie, qu’un jeune homme instruit a faite de ce qu’il appelle « la sauvagerie de l’Homme », d’autre part. En exergue du livre est placée une phrase de l’écrivain italien Curzio Malaparte : « Je ne savais pas qu’une guerre n’a jamais de fin pour ceux qui se sont battus. »
L’auteur a pris soin d’introduire son récit par une quinzaine de pages qui rappellent avec précision le contexte historique et politique de l’époque, alors qu’officiellement on a parlé pendant un certain temps d’« événements » pour évoquer cette guerre. Il cite quelques chiffres glaçants : 24300 conscrits français tués, sans compter les invalides, blessés, traumatisés psychologiquement et jamais soignés ; un million de morts sur une population de 8 400 000 habitants arabes…
Avec un arrière-plan psychologique d’ennui, de dégoût, de honte, de mauvaise conscience et d’interrogations sur le rôle qu’on l’oblige à tenir en dépit de ses convictions anticolonialistes, avec tout autant la peur quasi permanente de mourir avant d’être libéré de ses obligations militaires, René Knégévitch raconte la routine et l’inconfort du quotidien, le chaud, le froid (« quand il neigeait… »), les convois sur la piste avec la crainte toujours présente des embuscades, le « crapahut » épuisant dans la montagne, les gardes nocturnes angoissantes derrière les barbelés du poste, les accrochages avec les maquisards du FLN et leur cortège d’horreurs. Si le niveau d’instruction de l’auteur en fait un « intellectuel » mal vu de certains de ses supérieurs, il lui permet néanmoins d’assurer des tâches administratives : « Secrétaire de jour. Soldat de jour et de nuit ». C’est ainsi qu’il découvrira en s’occupant de la comptabilité de l’unité que plusieurs officiers et sous-officiers de carrière détournent à leur profit la paye de harkis fictifs, inventés pour les besoins de la cause…
L’auteur, en dépit du réconfort trouvé auprès de quelques camarades partageant ses idées, est toujours guetté par le désespoir. Cependant, il garde la volonté de témoigner sur ce qu’il voit en Algérie, et qu’il énumère un jour où il répond à un sous-officier qui accusait les enseignants d’inciter les jeunes à détester l’Armée : « Ecoutez, mon adjudant, vous qui êtes chrétien, comment pouvez-vous approuver ce qui se passe ici : les corvées de bois [exécutions sommaires], les tortures, les représailles, les vols, les viols ? ».
L’humanisme de René Knégévitch le rend sensible aux souffrances de la population locale prise en étau entre l’armée française et la présence du FLN qui exige sous la menace aide et nourriture. Parmi les habitants avec lesquels il crée des liens figure le petit Djamel, l’enfant de la photo de couverture, à qui il offre des bonbons et qui pleurera en apprenant son départ.
Ce livre a le mérite rare de rompre le silence dans lequel se sont enfermés depuis quarante ans la grande majorité des anciens appelés en Algérie, marqués par l’expérience définitivement traumatisante qu’ils ont vécue là-bas. René Knégévitch conclut lucidement sur la nécessité que s’ouvrent aussi, de l’autre côté de la Méditerranée, les archives de cette guerre, à la faveur d’un renouveau démocratique. Il aspire à « la fraternité partagée afin de réparer les déchirures persistantes des hommes », il souhaite que puissent se « cicatriser les blessures des mémoires ».
Daniel Couégnas