Rien à voir avec les modernes faucheurs solidaires d’OGM, ceux-là étaient faucheurs d’herbe. On connaît cette histoire depuis les travaux de l’universitaire clermontois Marc Prival : Auvergnats et Limousins en migrance . La première originalité est que ces gars-là ne quittaient pas vraiment la région, ils montaient en altitude. Il est très difficile de se documenter sur leur parcours, l’herbe ne laissant pas de trace, contrairement aux ponts de pierre ou aux belles poutres. De plus, cet exil temporaire était très court, deux mois, et a suscité peu de récits. Les petits paysans de l’est corrézien étant aussi fauchés que les maçons creusois, la terre ne nourrissant que les plus « gros » (vieille rengaine), il fallait aller gagner ailleurs – durement – quelques francs. Le deuxième aspect remarquable est qu’il partaient pour faire le même travail que chez eux, à savoir les foins. Comment est-ce possible ? Les prairies de l’est corrézien – d’Eygurande à la Xaintrie – avaient une pousse plus précoce que celles des Monts d’Auvergne (à cause de l’altitude), elles étaient aussi plus vite fauchées, car moins prolifiques. Tout le système était donc tributaire de la maturité de l’herbe.
Au début du mois de juillet, nos faucheurs corréziens partaient donc vers l’est. Entre les Monts Dore et ceux du Cantal, se trouve le plateau du Cézallier, qui était la terre d’élection de ces travailleurs saisonniers. Terre qui, à cause de son abondance en herbe, manquait de bras. Au versant ouest des monts d’Auvergne, les Corréziens, au versant est, les « saugains » de Haute-Loire. Quand ces migrations avaient-elles commencé ? On ne se sait pas. Toujours est-il qu’elles ont duré jusqu’à la 2ème guerre mondiale. La mécanisation les a fait disparaître. On comprendra aisément que le train y a joué un rôle essentiel, un aller-retour à pied pour deux mois n’aurait pas vraiment été rentable. Les grands propriétaires auvergnats, très demandeurs, allaient même jusqu’à payer le billet.
Tout commençait par un dimanche de fête où avaient lieu les « louées ». La plus réputée était celle de Riom-ès-Montage, le 4 juillet. C’était la fête du pays, particulièrement animée. Là se rencontraient les faucheurs – reconnaissables à un petite enclume et un marteau, suspendus à l’épaule - et leurs futurs patrons. A la main, ils tenaient la « dailhe », la faux dans le maniement de laquelle, ils étaient réputés être les meilleurs et les plus rapides. Pour beaucoup c’était une habitude, on allait chez les mêmes d’été en été. Pour d’autres, cela se négociait verbalement. Avec une habitude assez étonnante : dès que l’accord – salaire, hébergement, nourriture – était conclu, on se donnait rendez-vous le lendemain. Comme aux foires de bétail, on tapait dans la main, cela valait pour une semaine, voire 15 jours. Mais le patron emportait les outils, on ne sait jamais ! Pourtant, la valeur de la parole donnée était forte, les anciens parrainant les jeunes.
On aura compris que se documenter sur ce type de migrations est difficile. L’essentiel de la connaissance se transmettait oralement, et nous savons bien que la rupture entre les sociétés paysannes et celles des villes a la plupart du temps interrompu les liens entre générations. A ces hommes durs au mal, on peut attribuer plusieurs caractères sans risque de se tromper. Un fort enracinement dans sa terre, dans la mesure où on ne la quittait pas longtemps. Voilà un sentiment fondamental, qu’on peut comparer à celui des maçons, qui partaient eux au prix d’un effort psychologique énorme, chaque fois un déchirement. On quittait pour des mois femme, enfants, amis, et l’on n’avait souvent qu’un désir : économiser pour revenir s’installer définitivement au pays. Les faucheurs eux n’avaient pas à gérer ce dilemme, ce qui explique leur aptitude à accepter des conditions de vie inconfortables et l’absence de loisirs. Bien sûr il y avait souvent un petit verre au village, mais comme il fallait être debout et dispos à 4 h du matin... On sait, de différentes manières (les courriers notamment), que ces gaillards pouvaient supporter des journées de 14 à 16 heures en plein été, que seule la tombée de la rosée interrompait. C’est ce que Prival appelle le « savoir-peiner », une qualité quasi naturelle, développée très jeune. Les corréziens la possédaient-ils plus que les autres ? Sans doute pas, mais beaucoup de témoignages insistent sur ce point, les conteurs en ont longtemps fait une matière de leurs récits. Il y avait aussi dans toutes les professions une forme d’orgueil assez compréhensible qui visait à prouver que la bonne réputation – au moins professionnelle – n’était pas usurpée.
Cette forme de migration n’est pas aussi spectaculaire que les voyages des maçons. Elle a pourtant beaucoup compté dans la vie rurale de ces montagnes – limousine d’une part, auvergnate de l’autre. Dont les patois se ressemblaient. Qui a dit que les deux régions se tournent le dos ?
Marc Prival évoque dans une étude très riche, bien d’autres formes de travail saisonnier : marchands de toile ou ramoneurs chez nos voisins, et colporteurs de parapluie corréziens, un quasi-monopole. Nous verrons cela une prochaine fois.
Emile Vache