Les géographes actuels sont souvent de brillants informaticiens, habiles à théoriser et modéliser. On a du mal à imaginer ce qu’étaient ces grands géographes du début du siècle, de Martonne, Jules Sion, Raoul Blanchard... Ils créaient autant qu’ils pratiquaient cette discipline neuve qu’était la géographie. Tous étaient issus d’une solide formation littéraire (rhétorique, latin, grec) et formés avant tout à l’histoire. Ils tenaient plus des explorateurs du XIXe siècle que des rats de bibliothèques. Leur pratique était basée sur deux piliers, la carte et le “terrain“. Ils furent tous de grands dessinateurs, souvent photographes, arpenteurs, randonneurs, cavaliers. Demangeon eut comme professeurs, entre autres, Victor Bérard (grec), Charles Seignobos et Ernest Lavisse (histoire) et Paul Vidal de la Blache en géographie. Et, comme camarades à l’Ecole Normale, outre de Martonne, Léon Blum, Edouard Herriot et Charles Péguy. Les anciens élèves de Paul Vidal de la Blache “trustaient“ les rares chaires de géographie de l’Université française. Leurs élèves aboutissaient dans les khâgnes, les grands lycées et Ecoles normales, qui formaient les futurs instituteurs et professeurs du secondaire. Une admirable chaîne ininterrompue entre maîtres et élèves, successivement l’un puis l’autre. C’est certainement grâce à tous ces enseignants que la France reste un des derniers pays où l’on “sait sa géographie“.
Une fois thèse soutenue et assise académique assurée, il met à profit ses temps de loisirs pour ouvrir le chantier d'une nouvelle synthèse régionale sur le Limousin. Mais pourquoi donc le Limousin ? On a la chance de posséder de remarquables archives d’Albert Demangeon - écrits, articles, notes et brouillons, des dessins remarquables de sa main, des relevés statistiques et surtout sa correspondance. Denis Wolff, son biographe, a su tirer un bel ouvrage de ce corpus documentaire sans équivalent. C’est grâce à ce fonds que l'auteur a pu reconstituer pas à pas l’enquête de Demangeon en Limousin. Ce dernier, géographe de son temps, était très attaché à la description des reliefs et des formes, ainsi que de la vie paysanne. Après avoir étudié dix ans les mornes plaines picardes, il semble qu’il ait été attiré par un relief plus vigoureux : “C'est un pays si intéressant, si original par sa structure, son relief, son hydrographie, ses ressources économiques et par le genre de vie de ses habitants...“ écrira-t-il à son ancien élève Joseph Nouaillac, alors professeur de lycée.
Il semble qu’il ait voulu d’abord s’intéresser aux Appalaches, mais l’inspecteur général ne lui accordant pas de bourse pour ses recherches outre-Atlantique, il lui aurait suggéré de s’intéresser au Limousin, qui présentait des formes proches. Son ami de Martonne, qui dominait la géographie physique française (et mondiale), lui signala alors tout l’intérêt de la région pour l’étude des cycles d’érosion. De plus, en choisissant notre région, il n’empiétait pas sur les terrains de ses collègues choisis pour leur propres recherches. En outre, le Limousin était bien desservi par le train Paris-Toulouse, via Limoges.
Demangeon se créa un véritable réseau pour documenter ses recherches, d’abord à la Chambre du commerce, qui lui ouvrait les portes des fermes et des usines. Puis ce furent maires, conseillers généraux, présidents de comices agricoles. Des instituteurs aussi, dont beaucoup avaient été formés par ses propres élèves. Pionnier, il mit au point un procédé d’enquête par questionnaire.
Pour ses travaux de terrain, il ne quittait jamais les grandes cartes d’Etat Major, au 80 000e. Il se fit même accompagner sur le terrain par le grand géographe américain William Morris Davis, grâce à qui l’audience de ses travaux dépassa rapidement le cadre français et européen. Albert Demangeon était un bourreau de travail, comme le montre sa bibliographie. Sa nomination à la Sorbonne, si elle lui laissait de beaux étés pour parcourir le Limousin, l’éloigna de sa tâche. Infatigable et impliqué, il rédigea dans les années d’après guerre de nombreux manuels du secondaire, des précis pour les jeunes instituteurs. Il donna également de remarquables études sur les Iles britanniques, la Belgique et les Pays-Bas puis l’Empire britannique. Il avait également en projet un manuel de Géographie humaine mais surtout - ce qui allait être l’œuvre de sa vie - la Géographie économique et humaine de la France, qui parut quatre ans après sa mort, ouvrage sur lequel il s’était littéralement épuisé.
“De ce plateau qui va s’élevant vers Est, les rivières s’échappent en rayonnant vers tous les points de l’horizon“. Les hauts sommets forment “une vaste surface rectangulaire qui correspond presque exactement ce que les paysans appellent la Montagne“ (Carte du relief du Plateau, au 2 000 000e, réalisée de la main de Demangeon)
Demangeon se rendit chaque été en Limousin de 1906 à 1911. On connaît assez bien les conditions de ses séjours, grâce à son importante correspondance. Ces voyages étaient souvent éprouvants. Ainsi, écrivait-il à son épouse en 1907 : “Quelle suée, l'après-midi à travers un plateau de landes et d'ajoncs ! J'ai pris trente-deux km dans les jambes“. Il était un remarquable marcheur, parcourant au moins 25 km par jour. Son élève Nouaillac se remémorait ainsi son barda : “un appareil photographique, une liasse de cartes et de volumineux carnets de notes“.
Réellement attaché à la région, qu’il voulait étudier dans le détail, il disait ceci, lors d’un voyage à Dublin : “[J'attends] mon petit tour dans le Limousin dont je me réjouis d'avance“. Denis Wolff a pu reconstituer ses itinéraires. C’est en 1906 et 1907 qu’il visite le Plateau de Millevaches. Il fait étape à Eymoutiers, Bugeat, Treignac et Ussel. Puis une nouvelle fois en 1910 et 1911, où il étudiera en détail ces mêmes régions. Il gravit les sommets, suit les cours d’eau. De la vallée de la Vienne en aval d’Eymoutiers, il évoque de “véritables gorges dont l'explication me tracasse“.
S’il observe avec grand soin la topographie, il n’en ignore pas pour autant la géographie humaine et les mœurs. Il note avoir “traversé un village dont le curé a été chassé par ses ouailles“. Et encore : “Tout près d'ici se trouve un bourg appelé Meymac, à plus de sept cents mètres d'altitude, où ne peut pas venir la vigne. Or les habitants se font émigrants pour vendre du vin : ils vont, paraît-il, en Belgique et en Flandre, proposer des crus célèbres auxquels ils donnent des noms de leur pays, des noms de côtes où poussent des fougères, mais dont ils s'approvisionnent à Bordeaux ; ils les vendent très cher et font fortune“ ! Il est cependant freiné par le particularisme linguistique de cette région occitane. A Eyjeaux, il rencontre “des paysans qui ne parlent pas un mot de français“, à 15 km de Limoges… En 1908, il se réjouit de croiser fortuitement Nouaillac : “depuis le début de mon voyage, c'est la première personne civilisée que je rencontre“.
Dès 1907, pour compléter ses propres observations, il établit un questionnaire d’enquête destiné pour l’essentiel aux instituteurs, maires, médecins… Il se heurte parfois à l’absentéisme des maîtres d’école. Ainsi, dans deux communes visitées le même jour, il trouve porte close : “dans l'une, il était à la chasse ; dans l'autre, parti en vacances très loin“. Mais le plus souvent ce sont des rencontres fructueuses. Avec l’instituteur du Vigeois : “une séance de trois heures pendant lesquelles j'ai noirci six pages de mon carnet“. En 1910, Demangeon publie dans les Annales de Géographie un long article sur “le relief du Limousin“. Les géographes universitaires ne tarissent pas d’éloges, de Martonne en tête, qui salue cette “lumineuse démonstration“. Jules Sion, en poste à Clermont, propose à Demangeon de poursuivre l’enquête en Auvergne. L’accueil est retentissant, jusqu’en Allemagne et aux Etats-Unis où son collègue William Davis, référence mondiale en matière de géomorphologie, rend compte de ses travaux dans le Bulletin of the American geographical Society. Demangeon n’a pas encore 40 ans mais cette reconnaissance le positionne comme un des grands géographes internationaux.
En 1911, Davis et une douzaine de géographes de diverses nationalités se rendent sur le terrain, pour confronter leurs propres travaux et observer la méthode de travail de Demangeon. C’est à Meymac, au Puy Pendu, qu’ils trouvent leur meilleur observatoire : “c'est à ce point culminant que les discussions sur les questions critiques ont été surtout débattues“. En 1927, Aimé Perpillou publie un nouvel article sur le relief limousin et se réserve la région pour sa thèse, qu’il soutiendra en 1940.
Un second article de Demangeon est consacré à la géographie humaine de la “Montagne“, nom ne figurant sur aucune carte mais dont il a clairement perçu l’identité, “une figure vivante, pittoresque, précise dans l'esprit des habitants“. Il souhaite rendre toute l’originalité de “ce petit coin de France, de cette terre montagnarde à l'intérieur du Limousin“. C’est une terre dure, où l’eau est partout, où le relief impose ses conditions. Il s’intéresse particulièrement aux formes agraires, au peuplement et à l’émigration. L’article trouve écho dans les publications de la diaspora limousine. On retiendra les comptes-rendus de Louis de Nussac pour Le Limousin de Paris (Hebdomadaire paraissant le dimanche. Organe des colonies limousines et des originaires du Plateau central), 7ème année, n°34, ainsi que celui du fidèle Nouaillac dans Lemouzi littéraire, artistique, historique et traditionaliste (Revue franco-limousine mensuelle, Organe de la Ruche limousine de Paris et du Félibrige limousin), n°175, novembre 1911. A l’étranger, l’article trouve une nouvelle fois un large écho. Notons juste, dans le Scottish Geographical Magazine, qu’un rapprochement est établi avec les “Highlands of Scotland, where the geographical conditions present certain similarities“. Après 1912, les autres travaux de Demangeon, puis la guerre, l’éloignent du Limousin. Il semble que la région l’intéresse toujours. En 1920, il dirige un mémoire de maîtrise sur le Confolentais.
Franck Patinaud