Les chroniques de Zig et Puce n’ont pas laissé indifférent Roger Fidani qui leur répond dans ce courrier.
Disons-le. J’ai de la sympathie pour Zig et Puce. Je les devine farouchement post-capitalistes mais j’ai une crainte. C’est qu’ils perdent pied à théoriser dans les eaux troubles de la violence politique. Ils ont un mot magique, “insurrection“, et toute stratégie qui s’en écarte est vouée aux sarcasmes les plus agaçants. Armés de certitude, naguère, leurs complices tiraient à boulets rouges sur les “traîne-savates“ des manifestations syndicales qu’ils jugeaient trop sages, sur les collectifs de Nuit Debout où la parole prenait le pas sur une philosophie du geste, sur les marxistes, et j’en passe. Maintenant, Zig et Puce fustigent “le petit monde militant“ et “la myopie politique“ de celles et ceux qui sur le Plateau portent trop d’attention aux “singularités locales“. Bref, peu de monde trouve grâce à leurs yeux si bien que l’on se demande avec qui l’on va pouvoir contribuer à dépasser le monde existant. Avec le cortège de tête ? Un cortège qui n’existerait pas sans les manifestations des centrales syndicales !
Il y a, me semble-t-il, au fondement de ces sarcasmes la croyance fausse en la possibilité de rompre avec les procédures du politique dans la construction d’une alternative au néo-libéralisme ; de s’arracher à la temporalité de la domination de son système sur la société par des “fulgurances“ minoritaires insurrectionnelles, comme si, par exemple, la charge métaphorique de la démolition des vitrines de luxe et des guichets de banque pouvait contribuer à affaiblir les mécanismes du capital et de son pouvoir, ou créer les conditions d’une dissidence populaire majoritaire. Ce n’est pas le cas. En aucun lieu, l’insurrection n’a apporté ce que l’on attendait d’elle. Elle a même signifié partout l’arrêt des processus de rupture avec l’ordre existant. Les “complices“ de Zig et Puce l’ont reconnu. Au mouvement des gilets jaunes on ne doit donc pas – ils le disent et j’en suis d’accord - “faire dire ou faire n’importe quoi“. Il ne rêve pas en effet de révolution. Pas encore. Il souhaite être entendu, ce qui n’est déjà pas si mal pour un peuple que l’on croyait il n’y a pas si longtemps endormi par les violons de la marchandisation. Et il souhaite notamment être entendu dans sa revendication d’une revalorisation de son pouvoir d’achat. Dès lors on est interloqué que Zig et Puce reprochent aux centrales syndicales “des décennies de gesticulations rituelles en faveur du sacro-saint pouvoir d’achat“ !
En aucun lieu, l’insurrection n’a apporté ce qu'on attendait d’elle.
Ce reproche nous interpelle d’autant plus qu’au même moment et à propos des gilets jaunes, Henri de Castries, ancien PDG d’ Axa, met en garde contre “le désir de justice fiscale“ et invite à “éviter les fausses pistes“ comme “de redistribuer du pouvoir d’achat“ car “ceux qui pensent qu’on achètera le soutien des Français comme le faisaient les Romains en leur donnant du pain et des jeux ne font que les mépriser“ ! On a envie de dire à l’instar de Maurice Ulrich, dans L’Humanité du 25 mars, “ceux qui pensent qu’on peut vivre comme il faut avec le Smic, le RSA ou une retraite réduite comme peau de chagrin, ils les estiment ou ils les prennent, pardon, pour des cons ?“ Les gilets jaunes ont-ils raison ou non de formuler des revendications salariales correspondant à la valeur de leur force de travail, à leur nécessité sociale ? Je dis à l’intention de celles et ceux qui, comme moi, peuvent joindre les deux bouts à la fin de chaque mois sans difficultés, d’imaginer ce que serait notre existence avec des revenus équivalents à ceux de millions de Français dans la précarité.
Un gilet jaune déclarait : “Je crois que les citoyens peuvent être acteurs de leur avenir, de leurs lois, de leur pays. C’est en les faisant participer que la démocratie vivra.“ C’est aussi mon avis. Est-ce aussi le vôtre ? Vous considérez que “l’attention portée avec tant d’insistance sur les singularités locales, réelles ou supposées... dégénère en myopie politique“ ! Sont-ils aveugles celles et ceux qui, sur la Montagne limousine, s’engagent dans des projets territoriaux de coopération et de mutualisation ? Des projets qui veulent répondre aux spécificités locales pour libérer “des énergies endormies“, rendre plus fortes celles qui se sont incarnées dans le passé. Je considère qu’une politique d’émancipation anticapitaliste durable est une politique d’intervention en situation, donc inséparable du rapport au réel, et, en conséquence, que cette politique ne peut advenir que si “les subalternes“ dans leur majorité deviennent “une puissance d’élaboration et d’imposition“ (Lucien Sève). Il s’agit de contribuer à l’émergence du local au global – hors de l’espace étatique et de la posture délégataire – d’espaces publics de la parole et de l’action où un peuple se construit et concourt aux alternatives de gestion du social répondant à leurs intérêts communs. Cela implique des pratiques politiques nouvelles pour promouvoir le chantier d’un mouvement auto-organisé. Tout le contraire de l’impatience d’une radicalité “insurrectionnelle“ vide de sens.
Roger Fidani