En 1978, une voiture se gare devant la ferme du Mas, sur la commune de Faux-la-Montagne. En sort une petite femme chargée d'un lourd magnétoscope. Comme elle n'a pas le permis de conduire (et ne l'aura jamais), c'est son fils qui fait le chauffeur. Derrière ses lunettes de star, un visage doux, une voix tranquille. Elle vient questionner les Peyrissaguet, un couple de jeunes agriculteurs nouvellement installés, sur leur pratique agricole. Elle enregistre, les écoute patiemment et s'interrompt de temps en temps pour fumer sa pipe. Cet entretien, elle le mène pour le compte de l'Institut technique ovin caprin (ITOVIC) dans le cadre d'une recherche sur l'installation des jeunes éleveurs bergers et chevriers. Elle réalise ainsi 20 monographies régionales dans 4 zones désertifiées : la Haute-Loire, le Pays basque, les Alpes-de-Haute-Provence et... le plateau de Millevaches.
Des enquêtes comme celle-ci, Michèle Salmona en a menées de nombreuses autres en France. De par sa double formation de psychologue d'une part, d'ethnologue d'autre part, elle est sollicitée en effet dès le début des années 1970 par des économistes et technologues du Commissariat au Plan pour réaliser avec eux une assistance technique aux petites entreprises localisées dans des territoires marqués par une histoire économique et culturelle dite “en déclin“. Elle poursuivra ses enquêtes et ses formations dans le cadre du Centre d'anthropologie économique et sociale de l'université Paris X-Nanterre en s'orientant de plus en plus vers le monde paysan dont elle étudie les violences qu'il subit : “Je découvrais que les ingénieurs-vulgarisateurs considéraient les paysans comme une société uniforme auprès de laquelle ils véhiculaient un discours scientifique et technique qui „devait passer“, explique-t-elle. La violence des politiques de vulgarisation liée aux politiques d'incitation économique dans le monde paysan, devint un des registres de mes recherches et un thème de réflexion dans la formation.“ Elle repère sur la mosaïque de territoires et de cultures paysannes où elle intervient, les mêmes violences que celle que Roger Bastide dénonçait en 1966 pour le tiers-monde. « Je retrouvais en France ce même terrorisme scientifique et technique de la part des agronomes, des décideurs et des vulgarisateurs. Ces questions de „l'oubli“, par l'appareil d'État, des grandes cultures paysannes en France et de la violence liée aux politiques de vulgarisation et d'incitation économique, recouvrent, dans leur apparente banalité, une interrogation sur les formes de l'appareil d'État d'une société démocratique. » Dans cette optique elle travaille beaucoup sur les pratiques spécifiques des paysans – celles qu'ils maîtrisent, dont ils ont hérités, qu'ils combinent avec les techniques imposées par la modernisation. Elle met en évidence en 1984 les coûts humains de l'incitation économique en agriculture à partir de l'exemple des “plans de développement“ qui se généralisent dans les fermes de Loire-Atlantique. Elle révèle ainsi ce qu'elle appelle “le refoulé de la modernisation“ : conflits intrafamiliaux, maladies, folie, suicides... Elle montre comment l'activité agricole n'est pas séparable de la vie privée et familiale des paysans et s'intéresse alors aux femmes comme en témoignent quelques titres de ses publications : “Travail, fatigue, imaginaire : les paradoxes dans la famille et les réactions des femmes“ (1980), Putain, petite fille rebelle ou Belle au bois dormant (1982) ou Analyse des tâches, division sexuelle du travail et de la fatigue (1983).
Mais si elle note avec minutie les dégâts du développement en agriculture, elle ne considère pas les paysans comme passifs et inertes devant le rouleau compresseur de la modernisation. Elle s'intéresse aux stratégies de résistances qu'ils peuvent mettre en place, comment ils “rusent“ avec les injonctions technocratiques et parfois inventent de nouvelles manières de travailler. C'est ainsi qu'elle rencontre dans les années 1974 à 1980, dans le cadre d'une recherche-action sur le travail des maraîchers du Var, un groupe de maraîchers d'Ollioules. Parmi eux se trouvaient Denise et Daniel Vuillon, futurs créateurs des AMAP en France, avec lesquels elle restera très liée. Car ses recherches sont toujours des recherches au long cours et les “sujets“ de ses enquêtes sont largement engagés dans celles-ci : “C'est dans la dynamique de recherche d'actions menées sur une longue durée, et dans une relation de compagnonnage et d'échanges réciproques avec les paysans de micro-territoires que j'ai tenté de déchiffrer la complexité cognitive, affective, symbolique, imaginaire et actuelle de leurs métiers et cultures techniques. Au-delà du recueil de leurs discours-conversations-discussions, j'ai pu observer les paysans „au long cours“ de leurs travaux, avec leur complicité et leur désir de décoder autrement que selon les codes des sciences „dures“. “
En début d'année, Michèle Salmona commençait son cours à l'université en demandant à ses étudiants de remonter jusqu'aux métiers de leurs grands-parents, pour leur montrer de manière intime combien le monde paysan était en réalité très proche d'eux (la plupart en effet se trouvait un ancêtre paysan). Ces liens, elle cherchait aussi à les créer en emmenant ses étudiants sur les terrains qu'elle avait explorés au cours de ses enquêtes. C'est ainsi qu'en février 1982, elle débarque avec une vingtaine d'entre eux à Gentioux où ils bivouaquent pendant trois jours avec elle dans la salle des fêtes. Un sociologue de l'université de Limoges, Alain Carof, intervient, tout comme un agriculteur de Gentioux, François Christin, et le maire de Faux-la-Montagne de l'époque, François Chatoux. Elle conduit (non, elle se fait conduire) jusqu'à la ferme des Peyrissaguet et organise une rencontre entre le couple et les étudiants. Deux d'entre-eux (dont le rédacteur de ces lignes) qui ont le vague projet de créer une scierie se disent alors qu'ils pourraient bien venir le faire ici... sans savoir encore que ce serait Ambiance Bois. Michèle Salmona revenait de temps en temps sur le Plateau. À chaque fois elle disait aux uns et aux autres : “Il faut que vous alliez rencontrer les Vuillon à Ollioules, ou que vous les fassiez venir : vous avez des choses à vous dire ensemble !“ Le 3 mai dernier, au cimetière du Père Lachaise, quelques personnes du Plateau et les maraîchers du Var se sont enfin rencontrés. Et promis de se revoir, sur le Plateau ou à Ollioules. Les liens tissés par Michèle Salmona ne vont pas se défaire de si tôt.
Michel Lulek