Avant l’arrivée de Marius Vazeilles sur le Plateau, les tenants du reboisement, essentiellement des notables étrangers au territoire, ne rencontrent que peu d’adhésion de la part des habitants...
Un homme va tenter d’atténuer l’antagonisme créé entre les populations locales et les tenants du boisement en cherchant à intégrer la forêt au mode de vie local. Ce personnage, Marius Vazeilles, fait partie de l’administration forestière mais s’en distingue par son souci de rallier la population à la cause du boisement. Son action forestière ne peut pas être séparée de son action politique. La forestation a constitué la concrétisation de sa conception politique.
Vazeilles, qui habitait le plateau sur lequel il a mené son action pendant près de 60 ans, a été détaché en 1913 au Service des Améliorations Agricoles pour la propagande et pour la direction des travaux de mise en valeur à entreprendre dans les landes du plateau, avec le grade de garde général. Mais il était également responsable de la fédération socialiste de la Corrèze. Sa volonté de mettre en place une forêt paysanne et un partage égal du communal est souvent présentée comme l’émergence du communisme rural corrézien. Dans son sillage, les cadres de la SFIO vont se dévouer à la cause paysanne et lutter contre ceux qui veulent un partage censitaire du communal (au prorata de l’impôt foncier) qui prolongerait l’inégalité de jouissance du communal instauré par la règle dite des “foins et pailles”.
En 1921, Vazeilles est nommé secrétaire de la fédération communiste de Corrèze. L’année suivante, il crée la Fédération des travailleurs de la terre, qui réunit quinze syndicats d’ouvriers agricoles et forestiers et de petits paysans. L’action de ce syndicat sera très importante. C’est grâce à lui notamment que les paysans obtiendront la possibilité de réaliser, quand ils le souhaitent, un partage du communal en lots égaux, en pleine propriété.
En 1936, il sera élu député communiste de la circonscription de Tulle. En 1939, il fait partie des 27 députés communistes qui s’opposeront à la décision prise par le comité central d’avaliser le pacte germano-soviétique
Les ambitions que Vazeilles nourrit à l’égard du plateau sont rassemblées dans un ouvrage intitulé Mise en valeur du plateau de Millevaches, édité en 1917. Cet ouvrage, qui compte plus de deux cents pages, se propose de formuler le modèle d’un projet de transformation de la mise en valeur agricole, qui passe notamment par les éléments suivants :
Bien qu’étant forestier, Vazeilles ne concevait le reboisement que dans le cadre d’une réforme profonde du système agraire. L’ouvrage ne se contente donc pas de promouvoir la forêt, mais encourage la mise en place d’un nouvel équilibre agro-sylvo-pastoral. Plus encore, la forêt doit seulement constituer un des maillons qui permettent la mise en place de ce nouvel équilibre ; en ce sens, elle n’est qu’un complément aux mesures essentielles touchant le partage des communaux ou le développement d’un élevage bovin intensif.
Néanmoins, le parcours de Vazeilles explique l’attention accordée au volet sylvicole dans la Mise en valeur du plateau de Millevaches. A plus d’un titre, l’ouvrage se présente comme une sorte de guide raisonné de la plantation à l’attention de paysans peu familiers de la sylviculture. Les différentes essences et la manière adéquate de les planter y sont décrites. Les paysans sont incités à planter de façon sélective : Vazeilles cible essentiellement les parcelles trop éloignées pour être cultivées avec profit ou carrément inaccessibles.
Dans l’esprit de Vazeilles, le boisement ne doit donc pas venir concurrencer l’activité agricole ; au contraire, il doit l’étayer en permettant aux paysans de se constituer un appoint complémentaire aux faibles rendements de l’agriculture. Vazeilles insiste sur le faible coût de la plantation puisque la main d’oeuvre sera fournie par les paysans eux-mêmes qui planteront à la morte-saison ; les plants seront fournis gratuitement, grâce aux subventions de l’Etat.
L’originalité du projet de Vazeilles repose en partie sur les buts sylvicoles qu’il se propose d’atteindre. En effet, si la plantation de résineux, exclusivement des pins sylvestres, constitue seulement la première étape de l’opération, celle-ci n’est que transitoire et sera rentabilisée grâce à la demande pressante des houillères d’Auvergne en étais de mines. Au fil des ans, cette première plantation devra laisser la place à l’instauration d’une futaie jardinée de hêtres, chênes et conifères (sapins essentiellement) produisant du bois d’oeuvre de qualité. Mais, insistons encore une fois sur le fait que tous ces objectifs, pour précis qu’ils soient, doivent être replacés dans le cadre d’une tentative de mise en valeur du système agraire tout entier, et que, dans cette entreprise, la forêt, si nécessaire qu’elle soit, ne tient qu’un rôle secondaire.
Vazeilles était un ruraliste avant la lettre dont le discours, contrairement à celui de l’administration forestière, ne va pas se modifier au cours du temps. Constamment, il envisagera le boisement comme un moyen pour les paysans du plateau de continuer à vivre dans leur pays et de connaître des conditions matérielles de vie plus douce. En un mot, la politique de Vazeilles est tournée vers l’homme autant que vers le territoire et, s’il prône le reboisement, c’est qu’il estime que celui-ci “peut conduire les travailleurs ruraux vers un peu plus de bien-être qu’en attendant ils vont chercher ailleurs, à la ville, dans le fonctionnariat”.
Le discours tenu par Vazeilles reprend en partie celui des forestiers traditionnels quant aux bienfaits de la forêt sur la régulation du climat. Ainsi, en accord avec ses collègues, il hisse le reboisement au rang de devoir patriotique, mais cette fois fondé par un devoir de répartition égalitaire des biens de la nation. Il estime en effet que “les pays pauvres sont onéreux pour la nation par les subventions continuelles que l’Etat leur alloue pour les dépenses publiques”. Il convient donc de “féconder hardiment ces régions et ne pas les entretenir dans la misère”.
Ce souci envers la répartition des ressources fonctionne à double sens. En effet, “les pays pauvres” sont peut-être onéreux au dépens des régions où sont créés des revenus, mais peuvent dans certains cas être, eux aussi à l’origine de certaines richesses. Ainsi Vazeilles souligne que de nombreuses rivières qui prennent leur source sur le plateau arrosent et rendent fertiles les terres des plaines environnantes. Boiser le plateau et retenir une partie de cette eau au bénéfice des paysans de la région reviendrait là aussi à procéder à une meilleure répartition des richesses nationales.
Au-delà du caractère pratique et rationnel de son projet, qui était sans conteste novateur puisqu’il envisageait la revitalisation d’un pays en prenant en compte ses différentes composantes sociales et tablait sur la mise en valeur de ses atouts naturels, Vazeilles est fondamentalement imprégné d’une morale, à tendance progressiste. Ainsi la forêt selon ses dires devra assurer “par la suite [aux travailleurs] une santé plus robuste, de meilleures mœurs et plus de clairvoyance et de liberté pour lutter contre les forces qui les exploitent”.
Ce projet prend même la forme d’un rêve utopiste dans lequel la volonté d’intégrer la population du plateau à la mise en valeur de son territoire est enseignée dès l’enfance. Même les plus petits doivent être sensibilisés à la question forestière. Ainsi, s’associant à un instituteur de la région, Vazeilles soutient la création de pépinières scolaires, dans lesquelles travaillent les écoliers en dehors des heures de classe, leur travail étant récompensé par un dédommagement qui prend le plus souvent la forme de plants gratuits. Par ailleurs, il présume que si le projet de plantation est mené correctement, la nature répondra enfin à des critères d’esthétique et de salubrité qui lui avaient fait défaut jusque-là. Dans cet ordre d’idées, Vazeilles promet que “la lande triste et monotone sera remplacée par la forêt riche et belle ; la tourbière marécageuse et déserte sera devenue l’herbage sain et abrité ; le troupeau maigre et perdu dans les bruyères à la recherche du gimbre ou de la fétuque, sera devenu beau et bien portant, à manger une herbe saine, plus abondante et plus riche en matières nutritives”. Cette “mise aux normes” de la nature influera finalement sur l’agencement du territoire dans son ensemble, puisque “le village mal désservi, aux rues remplies de fumier, sera devenu coquet parce que le climat sera plus doux, le pays plus beau”.
Notons au passage que Vazeilles semble considérer le fumier comme le stigmate d’une société à l’agonie. Pourtant, celui-ci a longtemps possédé une toute autre signification sociale dans les campagnes, où il était considéré comme un signe extérieur de richesse. Ceux qui disposaient du fumier devant chez eux indiquaient par-là qu’ils possédaient du bétail et qu’ils faisaient partie d’une certaine classe sociale. Pour Vazeilles, au contraire, l’éradication du fumier dans les rues sonnera l’heure d’une ère nouvelle dans laquelle “les paysans seront plus heureux ; leur situation sera devenue plus aisée. Ils hésiteront moins à se lancer dans l’agriculture nouvelle parce qu’ils auront à leur disposition pour parer aux frais d’améliorations diverses une caisse solide et jamais vide : leurs bois”.
Cette différence de point de vue sur un élément aussi banal que le fumier pourrait paraître anecdotique. A mon sens, elle est pourtant révélatrice de la nature des difficultés que peut rencontrer un projet s’appliquant à un groupe social mais qui lui est extérieur, quand bien même serait-il promu par un acteur aussi bienveillant et aussi bien intégré que l’était Marius Vazeilles.
Tania Nasr