Mais de quoi parle-t-on exactement ? Il n’est pas inutile de rappeler ici les résultats d’une enquête réalisée par des opposants, pour le seul département de la Creuse :
« Les collectifs France Nature Environnement et Alerte Éoliennes 23 ont mené une recension du nombre de projets éoliens dans notre département. Les chiffres d’ores et déjà atteints en octobre 2019 font froid dans le dos ; 27 parcs éoliens sur les territoires de plus de 40 communes, qui se répartissent comme suit : 25 machines en exploitation, 27 autorisées ou en construction, 34 en instruction à la préfecture, 73 à un stade d’étude moins avancé. Soit un total – toujours provisoire – de 159 machines […]. Chacune de ces machines coûte à peu près 3 millions d’euros. Nous sommes donc en face d’un investissement industriel dans notre département de... 480 millions d’euros (hors investissements publics pour les lignes très hautes tensions, les transformateurs, etc.).
De tels chiffres devraient suffire pour que n’importe qui de sensé et de bonne foi comprenne que l’avenir de notre région [...] se joue notamment aujourd’hui avec l’éolien industriel. »1
Il me semble que, dans son article, Jean-François Pressicaud, comme beaucoup d’habitants de notre région, ne prend pas véritablement la mesure de cette menace. Le « relativisme » dont il fait preuve à propos des éoliennes s’apparente à une forme de déni de réalité, dont il est assez difficile de comprendre les causes.
Ceux qui sont enthousiasmé par ces machines et en attendent « le salut de la planète », comme nous y invite en permanence la propagande des États et des entreprises, pourront se féliciter d’un tel déploiement – qui n’est sans doute qu’un début, si l’on en croit les annonces du gouvernement ou de la région Nouvelle-Aquitaine. Ils devront aussi, en toute logique, se féliciter de l’exploitation énergétique optimisée de la « biomasse » du Limousin (entendez l’exploitation/destruction industrielle de nos forêts et l’usine à pellets de Bugeat). Ils considéreront sans doute qu’« on ne fait pas d’omelettes sans casser d’œufs ». L’intérêt général l’exige, tant pis si le Limousin se transforme, après tant d’autres régions, en « banlieue industrielle de basse intensité » d’un nouveau genre. Une telle position m’est personnellement odieuse – d’abord parce que j’aime la région où je vis : je ne voudrais plus, et ne pourrais peut-être plus, habiter ailleurs ; l’idée de la voir abîmée, et gâché cet espèce de miracle : un endroit encore un petit peu épargné dans le vaste cloaque qu’a produit la société industrielle, cette idée me peine et me met en rage.
Par ailleurs, croire aujourd’hui en cette « transition énergétique » (ou écologique) d'État et de marché me semble aussi absurde que de croire hier au désormais un peu éventé « développement durable ». Aussi visiblement contraire à la raison et à l’analyse historique2 ; et aussi constamment démenti par des exemples renouvelés chaque jour aux yeux de tous3. On ne demande pas à un pyromane d’éteindre un incendie ; on ne soigne pas une blessure avec une arme. Mais malheureusement, le XXe siècle nous a assez montré que la raison comme l’expérience ne suffisent pas à eux seuls à détromper celui qui veut croire au mensonge.
Dans son article, Jean-François Pressicaud laisse entendre qu’il ne se fait guère d’illusion sur ces solutions technologiques que nous promet aujourd’hui le capitalisme industriel. Son parti pris de « neutralité » à l’égard de la menace éolienne n’en est que plus critiquable. Il donne principalement deux raisons pour justifier cet attentisme.
D’abord il avance qu’il existe des problèmes plus graves, comme le nucléaire et la pollution chimique universelle. Cette manière de mettre en concurrence les nuisances est parfaitement absurde. Devions-nous aussi choisir, par exemple, entre contester l’enfouissement des déchets nucléaires à Bure ou la construction de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes ? Une telle proposition aurait sûrement paru absurde voire scandaleuse à beaucoup ; et bien il en va de même pour la « concurrence » des luttes que nous propose Jean-François Pressicaud. Il faudrait plutôt s’efforcer de combattre, avec ses quelques forces, l’ensemble des ignominies dont notre organisation sociale est si féconde. Il n’y a pas à choisir. Les différents appareils industriels sur lesquels se fonde notre organisation sociale (énergies, mines, pétrochimie, métallurgie, agriculture, transports, numérique, etc.) sont interdépendants. Ils font système, et c’est en tant que système qu’on peut les comprendre et les critiquer. Si donc le nucléaire est infiniment plus grave et dangereux que l’éolien industriel, ces deux industries ne s’opposent pas et, loin d’être en concurrence, elles se renforcent mutuellement : elles se complètent. C’est d’ailleurs ce que n’ont cessé de répéter les présidents de la République française depuis que l’éolien a commencé à être implanté massivement dans notre pays4.
Le rôle principal du déploiement actuel de l’éolien, et plus généralement des énergies dites renouvelables, n’est pas de produire de l’électricité, pas même de rapporter beaucoup d’argent aux multinationales de l’énergie, il est d’abord de servir de clef de voûte à la propagande sur la « transition énergétique », d’alibi politique pour justifier la fuite en avant du développement industriel et de la croissance économique, bref pour faire accepter que tout continue le plus longtemps possible – et notamment le nucléaire – jusqu’à ce que mort s’en suive5.
Il est parfaitement exact, comme le dit Jean-François Pressicaud, que beaucoup d’associations d’oppositions aux éoliennes sont soit ouvertement pro-nucléaires, soit au moins ambiguës sur la question, vraisemblablement parce qu’elles s’imaginent que c’est un moyen de donner plus de crédibilité à leur opposition (c’est évidemment le contraire qui est vrai)6. Une telle complaisance à l’égard du nucléaire est inacceptable. Raison de plus pour intervenir dans ces débats en essayant d’y défendre une critique intransigeante à la fois de la folie nucléaire, et du rideau de fumée de la transition énergétique, éoliennes et consorts. En la matière aussi, il s’agit donc d’appliquer la consigne que Bernard Charbonneau et Jacques Ellul avançaient dès les années 1930 : penser à la globalité des enjeux, et agir à l’échelle locale, là où ces enjeux sont accessibles, là où on peut avoir une prise sur eux7.
Jean-François Pressicaud donne une deuxième raison pour ne pas s’opposer au déferlement de l’éolien dans notre région : ses conséquences locales ne seraient pas si graves, et notamment la dégradation des paysages par l’éolien serait une question esthétique, de goût, une question donc subjective et qui ne peut entrer en ligne de compte. Je conteste absolument cette affirmation. Constater qu’un paysage est abîmé ou même détruit par une intervention humaine démesurée n’est pas une question de goût : c’est une réalité factuelle, objective. Pour risquer une analogie avec des questions évoquées plus haut, c’est une réalité aussi objective que d’être soit à peu près en bonne santé, soit très malade (empoisonné par exemple par un polluant). Le fait de préférer la santé ou la maladie, ou de refuser de voir la maladie et ses causes, est, par contre, effectivement une question subjective. Ce qui est objectif dans la conséquence des éoliennes industrielles sur les paysages et les régions n’a évidemment rien à voir avec leur forme que l’on trouverait plus ou moins jolie. C’est exclusivement une question d’échelle. Les « problèmes » posés par la société industrielle, ses productions et ses techniques, sont en effet très souvent des questions d’échelles, ce qui ne les rend pas moins décisifs. Il n’y a en fait aucun rapport entre une éolienne domestique de 12 mètres de haut, ou même une éolienne de village de 40 mètres, et les machines dont il est ici question, culminant au deux tiers de la hauteur de la tour Eiffel. Il ne faudrait même pas utiliser le même mot pour des réalités aussi éloignées. La question d’échelle ne concerne pas seulement la hauteur de ces machines, mais aussi leur nombre, leur dissémination : si on laisse faire, on les verra (et on les entendra, et on subira leurs infra-sons) partout. On ne sera plus tranquille nulle part. Et on devra apprendre à vivre avec ça, apprendre à anesthésier, à mutiler encore un peu plus notre sensibilité pour « s’habituer ».
Le plus étrange dans l’article de Jean-François Pressicaud est que son auteur relève bien, en passant, que le problème de ces machines, c’est « leur gigantisme » ; mais, une fois de plus, au lieu d’en conclure qu’il faut donc combattre les éoliennes, étant ce qu’elles sont, il se perd, et perd le lecteur, dans des considérations sans aucun rapport avec le sujet. Peut-être en effet pourrait-on imaginer, et même expérimenter, une production d’électricité à échelle locale, par et pour des communautés devenues extrêmement sobres en la matière, et utilisant notamment des éoliennes de petites tailles. Ces questions ont sans aucun doute un intérêt, et sont plus convaincantes en tout cas que les fadaises sur la « transition énergétique » telles qu’on nous la sert tous les jours. Mais elles n’ont strictement aucun rapport avec les éoliennes géantes que l’on veut nous imposer ; elles ouvrent au contraire des perspectives exactement à l’opposé de l’éolien industriel.
Ce serait quand même un comble que de telles perspectives « utopiques » en viennent en fait à servir de justification à un saccage lui bien réel, et imminent. Aussi intéressantes que puissent être de telles réflexions, elles ne doivent pas faire oublier ou masquer la lutte qu’il faut mener aujourd’hui – et je dirais même de toute urgence – contre les éoliennes géantes et les autres destructions menées au nom de l’écologie (contre les forêts notamment), si nous aimons notre région et voulons la défendre, ou seulement, malheureusement, limiter les dégâts.
Cédric De Queiros