« Sornettes » ? Soit. À l’origine, ces notes, prises quotidiennement depuis 1980, n’étaient pas destinées à la publication. Mais qui peut douter une seconde qu’un auteur de talent, dont le travail d’écriture régulier, voire quotidien, procède d’un besoin profond, irrépressible, produirait du texte pour lui tout seul, sans intention, immédiate ou différée, voire post-mortem, de le faire partager au public ? Dans le cas de Bergounioux, ce conseil de Picasso à un ami s’avère inutile, et d’ailleurs inefficace pour l’essentiel sur le plan thérapeutique : « Écris, mon vieux, écris… Écris n’importe quoi, mais écris et tu verras que le cafard disparaîtra et que tu te sentiras mieux1. » De l’aveu de l’auteur de Miette, il s’agissait à l’origine de « lutter contre le monstre, l’oubli », d’un « viatique à usage personnel »2. C’est le même souci lancinant, une course pathétique contre l’écoulement irrémédiable du temps qui guide la plume de Marcelle Delpastre dans ses Mémoires à travers lesquels elle tente de recueillir, de façon exhaustive, désordonnée et digressive, de sauver tous les souvenirs tapis au fond de ses circonvolutions cérébrales. Bergounioux écrit pour lui, peut-être, et parfois lui échappent des mots, des phrases dont le caractère intime est susceptible de gêner le lecteur. Cris du cœur, sans doute, assez loin de la forme corsetée, travaillée, parfois à l’excès, jusqu’à la préciosité, que prend son écriture dans ses ouvrages « littéraires ». Mais il semble finalement ravi de voir publiés ces Carnets, et ce changement de statut, du privé (« secret »), au public, ne peut pas ne pas être totalement sans conséquences sur leur contenu et leur forme (1 200 pages pour couvrir d’abord une décennie, puis seulement cinq années de vie).
Si les Carnets ont quelque peu évolué au fil du temps, si les notes prises au jour le jour se sont étoffées, l’écriture reste donc d’une sécheresse sans apprêt, jetée sur le papier avec une sobriété d’expression quelque peu automatique qui, parfois, frôle la négligence. Relevé systématique de l’heure du lever – l’obsession du temps, dès avant l’aube –, coup d’œil sur le ciel, les nuages à travers des notations d’une brièveté non dénuée de charme, mais qui, elles aussi, se réfèrent fréquemment à la course des saisons, et puis la journée de travail, domestique, professionnelle ou créative, les lectures, immenses et variées, avec les prises de notes afférentes (Bergounioux « extrait »…), les relations avec la famille et ses confrères écrivains et artistes. Mis à part les déplacements liés à sa carrière d’écrivain et de sculpteur sur métal, et le mois de juillet passé en Corrèze, c’est une vie très sédentaire qui est évoquée dans ces Carnets, une vie à l’austérité quasiment monacale, perturbée de plus en plus fréquemment, notamment dans la période 2011-2015, par les soucis de santé de l’auteur vieillissant.
Monotonie, répétitivité d’un quotidien souvent banal, grisaille virant de plus en plus souvent au désespoir, c’est la vie de (presque) tout le monde, ce qui fait écrire au critique Christophe Mercier : « On a tous en nous quelque chose de Bergounioux3 ». Pas sûr que cette référence à Johnny ait enchanté l’écrivain, s’il en a pris connaissance… Mais c’est peut-être ce qui « accroche » le lecteur persévérant des quelque 4 500 pages actuellement disponibles des Carnets : l’évocation factuelle, parfois hyper-réaliste dans son quotidien très ordinaire, d’une expérience existentielle, le récit d’une vie dont l’auteur a la conscience aiguë qu’elle est impitoyablement grignotée par le temps. Et puis… ce n’est plus de l’« autofiction » romancée (comme dans Catherine), et aucune virtuosité scripturale ne sublime à travers un projet esthétique l’évocation des moments qui ont bouleversé ses débuts dans la vie. Sans en prendre l’engagement comme le fait Rousseau dans les premières lignes des Confessions, l’auteur tend néanmoins à « montrer à [ses] semblables un homme dans toute la vérité de la nature ». Pour le lecteur, c’est la vie même qui s’écrit au jour le jour, les personnages du récit sont de « vraies » personnes, et nul ne sait comment l’histoire va évoluer. La publication de l’œuvre, forcément échelonnée, présente l’intérêt dramatique supplémentaire d’un feuilleton ou d’un cycle romanesque : on s’habitue aux personnages, on s’interroge sur leur devenir, on aspire à les retrouver, on s’impatiente, on les perd (le fils aîné, Jean, et sa famille dans le tome 4).
Pour autant, répétons-le, la matière des Carnets est rien moins que romanesque. Si toutes les critiques auxquelles nous avons eu accès sont très élogieuses, on peut néanmoins émettre quelques réserves sur certains aspects de l’œuvre. Pour prendre un seul exemple, on notera que Pierre Bergounioux s’attache assez régulièrement à narrer ses déplacements en automobile ou en train, fournissant aux lecteurs les détails circonstanciés liés au parcours, à l’itinéraire, à ses péripéties (il s’égare assez fréquemment). Ces notations à usage strictement personnel (l’auteur au volant « va chercher » la voie express de ceinture et se trompe de bretelle4) sont à peu près illisibles, on peut les sauter avec profit, quitte à oublier cependant qu’au second degré elles illustrent la non adaptation au monde d’un homme dont le plus clair du temps se passe chez lui, dans les livres, et qui, lorsqu’il sort dans la rue, se sent de plus en plus étranger à ses contemporains, notamment des jeunes et des « bonnes femmes », croqués bien souvent de manière peu indulgente.
La répétitivité est sans doute liée à la forme même des Carnets (un journal intime), tout autant qu’à la régularité des habitudes de l’auteur, au respect inflexible des règles de vie qu’il s’est fixées dès l’adolescence, ainsi qu’au caractère obsessionnel, de plus en plus sombre, de ses réflexions et émotions. Christophe Mercier observe justement à propos du 4ème tome qu’il « donnait comme un ciment à l’œuvre, l’éclairait de l’intérieur, explicitait le terreau autobiographique dans laquelle [sic] elle était ancrée5. » L’homme Bergounioux apparaît derrière l’écrivain et, d’une manière assez crue, se dessine le portrait bouleversant d’un être dont l’incapacité affichée au bonheur procède d’un mélange désespéré d’autodénigrement à tonalité masochiste et d’égocentrisme têtu. Ainsi, au fil des Carnets, il ne fait aucun commentaire positif sur les prix littéraires qu’il reçoit, sur les marques d’estime, d’admiration, de reconnaissance par ses pairs que le récit suggère : modestie, retenue pudique, ou intime conviction que tout cela lui est dû ? En revanche, son côté atrabilaire et misanthrope le conduit à égrener de page en page une litanie de plaintes récurrentes motivées par le sentiment d’être harcelé par les soucis et les deuils, par l’agressivité dérangeante du monde. Il note : « Ma joie ou, simplement, mon repos tiennent à tant de choses, et j’ai donc un si grand nombre de raisons d’être malheureux [sic], que c’est un bonheur lorsque rien n’est pour m’échapper, se perdre, rompre entre mes mains » (Je 18.1.1990). D’ailleurs, tout ce qui fait peu ou prou obstacle au projet de vie et de travail de l’écrivain (tout mettre en œuvre, dès son adolescence, pour comprendre « pourquoi nous sommes au monde », en restant rivé à son bureau, lisant et écrivant), fait l’objet de commentaires amers, voire méprisants. Avec le temps, il supporte de moins en moins ses élèves de collège. Pour des raisons de commodité personnelle (Je 9.3.2006), il est resté trop longtemps dans le premier cycle du Second degré, au-delà de cinquante ans, « dépêchant » [sic] des cours qui ne l’intéressent plus, alors que son cursus d’excellence (Normale sup’, agrégation, thèse de troisième cycle sous la direction de Roland Barthes) lui aurait permis de partir rapidement enseigner dans le Supérieur. Et pourtant, recruté tardivement par l’École des Beaux-Arts, il n’y trouve pas pour autant la satisfaction qu’il pouvait en attendre : « Depuis que l’ennui, la contrariété de l’enseignement en collège me sont épargnés, ce n’est pas à une enivrante liberté que je suis rendu, mais au désespoir rampant que m’inspire, depuis les plus lointains commencements, ma profonde nature.
Me serais bien dispensé du détour par la vie » (Di 28.10.2007). Un jour, Cathy, son épouse, lui suggère qu’il doit être dépressif (lu 2.3.2015). Vers la fin de l’année 2015, après la mort de sa mère, alors qu’il vit en permanence sous la menace d’un accident cardiaque, il note : « Je songe à ce vizir né de l’imagination d’un écrivain des Lumières et qui constatait que, cousus ensemble, les moments heureux de son existence couvriraient à peine une matinée. Les miens, tout compte fait, occuperaient peut-être une journée » (Di 27.12.2015)6. Pourtant, les Carnets nous permettent de nuancer ce très sombre bilan personnel. Sans doute sa vie familiale semble-t-elle lui apporter des satisfactions mitigées. En dépit de son engagement réel dans le quotidien domestique (il épluche des quantités de légumes qu’il congèle, « fait le plein » au supermarché, repasse etc.) il donne fréquemment l’impression de vivre à côté de ses proches plutôt qu’avec eux, et même l’admirable Cathy, brillante chercheuse au CNRS, tant aimée, et tellement dévouée au bien-être de la famille, époux, enfants et petits-enfants, n’est pas complètement à l’abri de reproches amers et sans doute très injustes (Je 9.1.1986). Mais l’auteur est manifestement heureux avec ses copains d’enfance du Limousin, avec ses anciens camarades de lycée, ainsi qu’avec ses confrères écrivains et artistes, qu’il retrouve très souvent du fait de sa grande notoriété.
La réussite littéraire, la reconnaissance à peu près unanime de la qualité de son œuvre vont donc de pair, dans sa vie privée, avec un sentiment de déréliction aggravé par l’âge, les deuils, la dégradation de sa santé. Au cours d’une récente émission de radio7 lui a échappé une espèce de cri dont la violence d’expression sans nuances et la trivialité donnent à réfléchir, même si l’on n’est pas psychanalyste : « Nos pères sont là pour nous foutre en l’air, et nos mères pour nous sauver ». Érudit en matière de sciences humaines, amateur des grandes synthèses sur l’évolution des phénomènes sociaux et civilisationnels, Bergounioux a-t-il songé que, père de deux fils, il est censé, lui aussi, illustrer cet aphorisme taillé à coups de serpe ? Quoi qu’il en soit, c’est bien par le biais des origines, au sens élargi, familial mais aussi géographique du terme, qu’il faut essayer de revenir sur l’univers intérieur de l’homme et de l’écrivain, sur sa vision subjective de lui-même et du monde.
Comme tout créateur, Pierre Bergounioux a construit une sorte de mythe personnel qui alimente son œuvre et qui est, en retour, enrichi, conforté, illustré par elle. Très tôt, il prend conscience d’une sorte d’opacité énigmatique et désespérante du monde. Il forme alors le projet chimérique mais définitif d’y voir clair8… En même temps, il garde le souvenir émerveillé et douloureux du temps d’avant, celui de son enfance. Ses plus belles pages en témoignent.
Cet avatar de Prométhée, mâtiné de Sisyphe, ne saurait trouver sa cohérence sans un arrière-plan familial, ancestral, géographique et historique suffisamment arriéré et désespérant pour donner du sens à sa quête d’intelligibilité. L’écrivain, qui affirme sa limousinité, a rendu un hommage mémoriel émouvant aux derniers combattants gaulois, Lémovices et Cadurques qui, en 51 av. J.-C., furent vaincus par César au Puy d’Issolud, ainsi qu’aux « croquants » creusois qui, quinze siècles plus tard, payèrent de leur vie la volonté de s’affranchir des impôts royaux et seigneuriaux9. Sa vision extrêmement sombre du Limousin, à laquelle ne souscriraient pas forcément les historiens, s’accorde parfaitement avec son pessimisme, auquel elle fournit un cadre, des racines, une assise. Les milliers de pages des Carnets reviennent régulièrement sur ce thème de « la tristesse noire du pays limousin […], de sa déshérence, de sa fin » (Je 19.9.2002). L’auteur parle avec ses collègues limousins « […] de l’âge désastreux où nous sommes entrés, de la désillusion qu’a essuyée notre génération, de l’espèce de deuil que nous portons » (Je 22.3.2007). Il évoque « la nuit millénaire qui pesait depuis l’origine des temps sur la Corrèze » (Je 6.11.2008), il parle de « l’enclave arriérée » (Ma 11.11.2008) où il a commencé sa vie. Il se souvient en ces termes du tournant que cette dernière a pris en 1965 : « […] la conscience soudaine de la noire disgrâce dont j’étais frappé, avec mes petits compatriotes » (Me 12.11.2008). La vue d’une jeune femme solitaire dînant à la table d’un café amène la réflexion suivante : « Et je songe combien pareille chose me demeure toujours inconcevable. Quoi ! S’accorder pareilles aises, s’asseoir, tout uniment, à la terrasse d’un restaurant de Paris et prendre tranquillement un repas complet. Quelle sauvagerie, quel incurable sentiment d’indignité la vieille Corrèze m’a laissé ! » (Lu 27.8.2007). D’ailleurs – et pour en finir, mais les exemples sont innombrables –, si l’on en croit l’auteur, cette malédiction ancestrale aurait même frappé « les truites inéduquées, faméliques, de la haute Corrèze » (Di 3.7.2005) !
Au risque de paraître désagréable, il faut néanmoins rappeler ce que Pierre Bergounioux sait parfaitement : ses « petits camarades » baby boomers, Limousins ou non, et lui-même ont bénéficié d’une chance historique non négligeable dont n’a pas profité la génération précédente affrontée aux monstrueux délires mortifères du nazisme. Pas gâtée par l’Histoire non plus, celle des grands-pères, invités en août 14 à partir la fleur au fusil pour une promenade de santé en direction de Berlin (avec tant d’autres, mon grand-père en témoigne dans sa tombe du cimetière d’Eymoutiers)10. Enfin, plus près de nous, Bergounioux était trop jeune pour aller crapahuter dans les djebels algériens…
De plus, il n’est en aucune manière, quoi que puissent laisser entendre ses écrits et ses déclarations, un laissé-pour-compte, un « réprouvé »11. Il n’est pas issu d’un milieu socio-culturel particulièrement défavorisé12 : dans cette Corrèze dont l’ « arriération », censée peser sur ses épaules, est évoquée avec une délectation morbide et quasi obsessionnelle, il a pu bénéficier, à Brive et à Limoges, de l’éducation solide d’un lycéen des années 60, du soutien tendre et éclairé d’une mère bachelière (3 % des femmes en 1941) et c’était, à l’époque, même dans le contexte psychologique d’une adolescence douloureuse et d’une personnalité peu douée pour le bonheur, un statut privilégié. Latin et piano : bien des adultes souhaiteraient avoir connu une enfance aussi disgraciée !
« Nos pères sont là pour nous foutre en l’air, et nos mères pour nous sauver ! ». Gageons que, pour le pire et pour le meilleur, le Limousin a servi à la fois de père et de mère à Pierre Bergounioux. Ce sont ses origines limousines, présentées comme un handicap socio-culturel inscrit dans la géologie et l’Histoire du pays, qui sont censées « foutre en l’air » le devenir du futur écrivain. Mais ce sont elles aussi qui servent de catalyseur aux forces créatrices qu’il porte en lui et lui fournissent l’énergie et la volonté de forger son destin. Elles le « sauvent » ainsi, après lui avoir fait ce don précieux de souvenirs d’enfance inoubliables dans une nature propice à l’essor de son imagination et de sa sensibilité poétique.
Pour finir, on reviendra un instant sur cette mythologie personnelle d’une misère et d’une souffrance corréziennes ancestrales que les générations continueraient de ressentir jusqu’à nos jours comme une écrasante fatalité. C’est accorder beaucoup d’importance à une « limousinitude de souche », transéculaire, à la réalité problématique. Depuis la fin des années soixante, des jeunes et moins jeunes néoruraux tentent de redonner vie à la campagne limousine, au plateau de Millevaches, apportant des idées, de l’imagination, de nouveaux projets de vie et de bonheur collectifs. Etre Limousin, de souche ou pas, c’est d’abord aimer la région, et cela peut sans doute se vivre autrement qu’à travers une vision misérabiliste et désespérée du pays. Et même si, comme l’écrit Musset, « Les plus désespérés sont les chants les plus beaux »…
Daniel Couégnas