Tout commence pour Gérard Monédiaire par un souvenir d’enfance, lui qui est originaire de Chamberet. Il se rappelle, gamin, à la table familiale, les discussions des grands dans laquelle était évoquée avec une certaine aura, un fameux Capi qu’on disait « anarchiste ». Ce qu’il saisissait alors c’était que le Capi en question était un sacré personnage, un gars qui ne s’en laisse pas conter, qui sait ce qu’il veut et qui fait ce dont il a envie. Surtout qui ne fait pas ce dont il n’a pas envie. Or, Jean Chazelas, né de « pauvres gens d’un pays pauvre », ne veut pas en 1914 se joindre aux cohortes armées qui iront se faire tuer dans les tranchées de l’Est de la France. Il sera insoumis et quittera la France, via l’Espagne, pour les Amériques, afin d’échapper, d’abord au carnage auquel il ne veut pas contribuer, puis aux recherches de l’administration militaire qui jusqu’à l’âge de 53 ans le considère en état d’insoumission et donc condamnable.
Gérard Monédiaire va s’efforcer de comprendre comment on devient anarchiste à Chamberet au tournant des XIXe et XXe siècles. Il réunit quelques traces ténues qui prouvent que Chazelas fréquente les milieux anarchistes limousins. En 1910 il verse 2 francs pour soutenir « l’hebdomadaire des révolutionnaires du Centre » L’Insurgé, édité à Limoges. Même lorsqu’il sera exilé en Californie, on retrouve son nom en 1922 sur une liste de souscripteurs du journal anarchiste L’En dehors.
Comme quoi, même loin de France il entretient toujours des relations avec les milieux anarchistes, comme il le faisait sans doute à Paris où il est installé en 1907, comme il le fera certainement en Californie où se trouvent d’autres réfugiés anarchistes. Mais le coup d’éclat de Capi, il l’a fait beaucoup plus tôt, à Chamberet, en 1903 : avec quelques complices il lance un pétard dans l’église pendant une messe. Émoi, panique, la bande à Bonnot viendrait-elle jusque dans nos campagnes ? (Voir l’entrefilet du Corrézien : « une bombe à Chamberet »). Capi est dès lors catalogué dans le pays comme un rebelle, ce qui ne l’empêchera pas de faire son service militaire sans se faire remarquer. Entrisme ou conformisme ? On pencherait plutôt pour le premier terme au vu de son insoumission en 14.
Toute la réussite du livre de Monédiaire est de parvenir à nous raconter une vie dont au final on ne sait pas beaucoup de choses. Capi, contrairement à beaucoup de libertaires n’a jamais rien écrit (par contre il a beaucoup lu et sa bibliothèque impressionnait les gamins qui dans les années 1950 ont pu rentrer chez lui, à Chamberet, où il était revenu en 1935 ses 53 ans salvateurs ayant sonné).
On ne dispose même pas d’une photo du personnage ! Alors, à partir des indices retrouvés (la liste des passagers du bateau qu’il a pris pour se rendre aux États-Unis ou pour une excursion à Cuba, l’annuaire de Burlingame en Californie, ses états de service militaire avant 1914, quelques documents d’état civil, un vitrail mal réparé dans le chœur de l’église de Chamberet, etc.) et du peu de la mémoire locale qui subsiste encore, il reconstitue l’itinéraire de Capi en nous immergeant dans les différents univers qu’il traverse : le Limousin rural des années 1880-1910, les milieux anarchistes très vivants à l’époque y compris dans la région (« On voyait des anarchistes partout » colporte la mémoire locale), le monde des migrants qui découvrent l’Amérique, puis, après son retour en France, la guerre et la Résistance sur le Plateau à laquelle Capi, vu son âge, ne participa que comme point d’appui aux jeunes qui avaient pris le maquis, son « rigolo » (pistolet) néanmoins toujours chargé dans le tiroir de la table de sa cuisine.
Suivre ainsi le fil Capi comme nous le propose cet ouvrage, c’est traverser un siècle sur les traces d’un homme qui « prend place dans une cohorte minuscule et silencieuse, qui regroupe ceux qui n’imaginent pas ne pas mettre leurs actes en cohérence avec leur pensée, quel qu’en soit le coût. » Et Gérard Monédiaire de commenter : « Cet impératif individuel éthique n’est jamais que l’équivalent de la formule limousine selon laquelle, en toute circonstance, ce qui importe, c’est de « se faire honneur », aux yeux des autres sans doute, mais avant tout à ses propres yeux. »