Parmi l'heureuse diversité de ses activités, la médiathèque de Felletin présente tout au long de l'année de nombreuses et excellentes expositions. Du 13 septembre au 6 novembre 2019, l'une d'elles était consacrée à Roger Bichard. Sur toutes les cimaises disponibles de la médiathèque, le visiteur était invité à découvrir une prodigieuse et prolifique collection de dessins au crayon noir colorés à la gouache. Des dessins d'enfants, expression d'un art naïf, d'un art brut ou d'un art singulier ? Laissons ce débat aux spécialistes et dévoilons au travers de cette extraordinaire profusion de plus de 3 500 dessins, l'exceptionnel récit de la vie de Roger Bichard dans la seconde moitié du XXe siècle, un « simple » au pays d'Emile Guillaumin.
Le petit Kremlin
Roger Bichard est né à Hérisson (Allier) en 1937, où ses parents se sont mariés en 1935. Son père, Octave Bichard, est né à Saint-Aubin-le-Monéal en 1896 dans une famille d'agriculteurs et il est puisatier. Son épouse, Louise Cognet, naît à Hérisson en 1908. Son père est entrepreneur de maçonnerie, elle est couturière.
C'est à Louroux-Bourbonnais, une petite commune rurale du Bourbonnais (aujourd'hui 230 habitants), que le couple s'établit, dans le hameau des Moullières où Octave acquiert une carrière créée en 1900 qu'il exploite comme artisan carrier-puisatier. Au pied de cette carrière, il construit au fil des ans une demeure atypique et hors du commun. Comme d'autres habitants de la commune et des environs, il est membre du parti communiste et sûrement militant, comme il le manifeste jusque dans la construction de sa maison. Celle-ci est entourée d'un muret en pierre qu'il surmonte d'une frise où il sculpte les emblèmes du marxisme-léninisme : la faucille et le marteau et l'étoile à cinq branches. Pour les habitants du village et pour ses clients, c'est le « petit Kremlin » ou « radio Moscou ». On est au cœur du Bourbonnais, ce territoire rural que le parti communiste a investi depuis 1925 jusqu'à aujourd'hui.
Bibiche, carrier et dessinateur
C'est dans ce cadre singulier que grandit Roger, entouré de l'affection de ses parents, diligence d'autant plus pressante qu'à sa naissance Roger est frappé par un grave handicap. Un bec-de-lièvre et un trou dans le palais le privent de moyen d'élocution et d'échange. L'attention prévenante et permanente de sa mère lui permet de cependant de prendre sa place dans la vie sociale du village. Il fréquentera un peu l'école mais, comme il est de constitution robuste, son père l'engage avec lui dans les travaux de sa carrière, dans ses activités de puisatier et sur divers chantiers sollicitant les engins mécaniques de la carrière.
On peut suivre à travers les dessins de Roger Bichard les étapes de la mécanisation des travaux agricoles pendant les trente glorieuses
Avec sa mère, Bibiche, tel était son surnom, fréquente aussi les très nombreuses manifestations communales : les innombrables fêtes, les meetings du parti, les voyages organisés par l'amicale laïque, etc. Lorsque son père prend sa retraite, il a le souci d'assurer la sécurité de Robert et fait toutes les démarches pour obtenir sa reconnaissance, en 1965, comme entrepreneur individuel et propriétaire du patrimoine de sa carrière de pierres ornementales pour la construction. Malgré son handicap, après la mort de son père, il sera fréquemment sollicité par les uns ou les autres pour divers dépannages avec les moyens de traction et de transport de son entreprise, des engins mécaniques qui le fascinent et qu'il manie avec compétence. En 1992, sa mère âgée est contrainte de trouver refuge à l'EHPAD de Cosne-d'Allier. Tributaire des dépendances de son infirmité, Roger est contraint de l'y rejoindre. Il bénéficie dans cet établissement d'un statut particulier, y contribue aux tâches quotidiennes et consacre le reste de son temps à ses talents de dessinateur. La directrice de l'établissement a su reconnaître cette aptitude artistique et l'incite à la développer en décorant le hall de la maison de retraite. C'est la seule reconnaissance publique de son exceptionnel talent.
Un témoignage sur le monde agricole
L'année précédant son décès en 2006, François et Elisabeth Boissière, artistes parisiens, prennent possession de sa maison qu'ils lui ont achetée en 2005 sur un coup de cœur pour cette bâtisse hors du commun. Dans le désordre d'une propriété inhabitée depuis quinze ans, ils font la découverte exceptionnelle d'un nombre inimaginable de dessins rassemblés dans des « carnets de dessins Lavis » ou dans des cahiers ordinaires, voire sur des feuilles volantes, le tout entassé dans des coffres. Bon nombre d'entre eux sont datés et titrés, relatant quelque événement marquant de sa vie et de ses relations à partir d'un événement de la sociabilité villageoise à laquelle il a participé. Par l'étonnante qualité et précision de son dessin, il compense son infirmité et développe une stupéfiante capacité d'observation et de mémoire. Il y a les découvertes faites au cours des voyages organisés où, par exemple, il recopie des œuvres d'art d'un musée visité. Mais les plus intéressants relatent les différentes phases de l'exercice de son métier d'exploitant de carrière et ceux qui se rapportent à tel ou tel chantier pour lequel on sollicite ses moyens de traction et de transport, notamment chez ses voisins agriculteurs. Tant et si bien que l'on peut suivre à travers ses dessins les étapes de la mécanisation des travaux agricoles pendant les trente glorieuses.
Figure du communisme rural
L'engagement militant d'Octave et de sa famille au parti communiste se retrouve dans de nombreux dessins attestant du rôle prépondérant du parti communiste dans la sociabilité bourbonnaise. Cette trace aujourd'hui oubliée nous est rappelée dans un numéro des études Rurales paru en 2006 où Rose-Marie Lagrave, directrice d'études à l'école des hautes études en sciences sociales, avec une cohorte d'historiens, sociologues et économistes, a présenté ce qu'étaient « les petites Russies dans les campagnes françaises » durant le XXe siècle. Le département de l'Allier y tient une place importante en raison du croisement de courants socialistes, tant chez les paysans que dans le monde ouvrier, dès les dernières décennies du XIXe siècle. C'est émile Guillaumin, le paysan écrivain, qui apporta son talent et son expérience à la révolte des petits métayers contre les grands propriétaires fonciers. En 1923, à la naissance du parti socialiste départemental, les trois-quarts des militants étaient des paysans. Pour la classe ouvrière en 1880, la ville de Commentry est la première ville européenne gérée par les socialistes. En 1885, Jean Dormoy le maire de Montluçon, la seconde ville industrielle du Bourbonnais, crée la fête chômée du premier mai pour célébrer le travail ouvrier. Pour autant, la revue présente aussi les nombreuses formes de ce communisme rural dans de nombreux cantons des trois départements du Limousin, en Dordogne et dans quelques départements de l'arrière pays méditerranéen.
Alain Carof
- Art naïf à Vicq-sur-Breuilh
Les dessins de Roger Bichard sont conservés au Musée et Jardins Cécile Sabourdy à Vicq-sur-Breuilh, en Haute-Vienne. Ce musée présente la collection d'Henri de la Celle, un fonds d'œuvres naïves que le collectionneur et mécène originaire du Limousin avait constitué. Peintes par Cécile Sabourdy, qui habita toute sa vie à Saint-Priest-Ligoure (village situé à 9 km de Vicq), cet ensemble de toiles raconte la ruralité limousine. La collection naïve du musée dévoile aussi le talent d'autres peintres limousins : Existence, Robert Masduraud et Clarisse Roudaud, qui traduisent chacun une vision singulière de leur contrée natale, ses paysages et ses habitants.
- Vie et mort d'un maçon
Roger Bichard a des racines creusoises. Sa grand-mère, Philomène Adeline Prady, lors de son mariage avec Pierre-Philippe Cognet à Hérisson, était domestique à Moulins mais native de Dontreix en Creuse, dans le village de Valleron où sa famille était enracinée depuis des lustres. Elle appartient à une fratrie de sept enfants. Son père est, au gré des dénombrements, tantôt cultivateur, tantôt maçon. Il est donc maçon migrant et c'est au cours de sa dernière migration, le 10 septembre 1897, qu'il meurt à Badevel dans le Doubs. Mort accidentelle ? C'est le directeur de l'usine Japy qui en fait la déclaration à la mairie et qui a constaté le décès en se rendant au domicile du maçon.