Alain Carof (1929-2020), pilier de notre journal, nous a quitté au mois de janvier 2020. C’était une personnalité aux multiples facettes qui vivait depuis les années 1970 sur le Plateau, d’abord à Peyrat-le-Château, puis à Felletin. Il était prêtre, sociologue, militant associatif, historien, et que sais-je encore ?
Nous garderons d’Alain l’image d’un homme ouvert, engagé, actif, hyper-actif même (et cela jusqu’à la fin de sa vie), celle d’un homme attentionné aux autres, humaniste, d’une grande intelligence des choses et des gens, respectueux des différences et des approches de chacun.
Alain Carof : combien d’hommes ?
L’autre image d’Alain, c’est celle du grand éclectisme de ses engagements et de ses actions qui fait que l’on pouvait découvrir sans cesse de nouvelles facettes du personnage. La première fois que je le rencontre, en 1982, on me le présente comme Alain Carof, sociologue, qui encadre des maîtrises en sciences sociales à l’université de Limoges. Il vient parler à une petite quinzaine d’étudiants de l’université de Paris X Nanterre en stage sur le plateau de Millevaches dans le cadre d’un enseignement de psycho-sociologie de l’aménagement. Mais la fois suivante, je découvre Alain Carof, militant associatif, qui nous invite chaleureusement à venir à la prochaine fête des Plateaux qui se déroule alors chaque dernier week-end de septembre au Villard, sur le lieu de l’association Les Plateaux limousins. C’est alors qu’on me présente Alain Carof, curé de Peyrat-le-Château, prêtre de la Mission de France, mais prêtre engagé dans la vie professionnelle, prêtre ouvrier « au travail jusqu’à l’âge de 65 ans » dont 30 ans en espace rural. Avant d’avoir été en Limousin, il a travaillé dans l’Oise comme ouvrier dans les usines de transformation de pommes de terre des plaines de Picardie dont il nous avouait avoir gardé, pour les avoir vu se fabriquer, une répugnance irréductible pour les chips... Là-bas, il avait été de ceux qui avaient créé une cellule syndicale au sein de l’usine. Mais ici, en Limousin, voici qu’on me présente un autre Alain Carof, technicien et animateur du Pays Monts et Barrages, en Haute-Vienne, où il travaille avec le maire communiste de Nedde, André Leycure, qui préside ce plan d’aménagement rural. Un homonyme ? Non ! C’est bien le même. Aurait-il quelques rapports avec cet historien, membre de l’association des historiens limousins, auteur de nombreuses publications (voir article ci-contre) ? Oui c’est toujours lui. Et on en aurait sans doute encore à découvrir. Par exemple, on savait qu’il avait travaillé à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales où il avait cotôyé Claude Lévi-Strauss, l’anthropologue Francoise Héritier ou les historiens Jacques et Mona Ozouf. Mais ce n’est qu’il y a quelques semaines, en parlant avec lui, que Jean-François Pressicaud découvre qu’il s’était rendu dans les années 1960 au Mexique avec d’autres prêtres de la Mission de France pour rencontrer Ivan Illich, à Cuernavaca, au Cidoc (le centre interculturel de documentation), une sorte d’université interculturelle, avec l’idée de faire un centre similaire au Brésil. Toujours avec ses amis de la Mission de France, il allait régulièrement à Prague entretenir des liens et soutenir des prêtres alors ostracisés par le pouvoir communiste. Bref, Alain semblait être partout, à l’aise aussi bien avec ses collègues universitaires, des militants associatifs assez peu religieux, ses paroissiens et paroissiennes, des élus et des institutions. Ne fût-il pas aussi rapporteur d’un groupe de travail sur le Limousin dans le cadre de la prospective initiée par la région Limousin en 1997 pour imaginer le Limousin de 2017 ?
Complice associatif
Mais Alain, pour beaucoup d’entre nous, c’est surtout le complice de nombreuses actions associatives. J’ai déjà évoqué les Plateaux limousins dont il fut avec Charles Rousseau et Henri Dupuytison entre autres, également prêtres de la Mission de France, un des actifs créateurs. C’est lui qui accompagne en 2003 la déconfessionnalisation de l’association, aujourd’hui toujours aussi vivante, et dont Alain était encore administrateur. C’est avec lui qu’en 2002, dans la cuisine du presbytère de Peyrat-le-Château, une douzaine d’individus crée IPNS dont il aura été jusqu’au dernier moment un actif rédacteur. Dans notre dernier numéro encore il s’attache à dresser le portrait d’un ouvrier méconnu, auteur de milliers de dessins que la médiathèque de Felletin avait exposés cet été. Il trouvait le personnage passionnant, et cela reflète bien son attachement à toutes les personnes. Il y a aussi son engagement au sein de l’association Lausec (Local accueil urgence sud-est creusois), dont l’objectif est d’accueillir et d’héberger les personnes sans domicile fixe. Il était aussi de l’Arban, la SCIC créée il y a dix ans pour trouver des solutions d’habitat sur la Montagne limousine, il soutenait activement la Solidaire, le fonds de dotation destiné à drainer du don sur des projets ou des personnes engagées dans des actions d’intérêt général. Et je le vois encore, s’appuyant sur sa canne devant la gendarmerie de Felletin, pour manifester contre l’expulsion il y a un an et demi d’un jeune Soudanais. Il était devenu ainsi ce qu’on appelle une « personne ressource » à qui, immanquablement, on envoyait l’étudiant, le chercheur, le journaliste, l’enquêteur, ou tout simplement le nouvel habitant curieux, qui voulait en savoir plus sur le pays, le Plateau, son histoire, ce qui s’y fait, ses enjeux, etc.
Curé laïc
Ses engagements associatifs, il les vivait à la fois comme, ce sont ses mots, « un laïc engagé au service de l’Évangile et de la communion ecclésiale ». Mais ses nombreux engagements étaient aussi pour lui une manière d’interpeller son Église. « À partir de ma retraite professionnelle – explique-t-il dans une lettre qu’il adresse à ses collègues prêtres, lorsqu’à 75 ans il décide de manière résolue de prendre sa retraite de curé –, j’ai développé de nombreux engagements associatifs et citoyens pour éviter de me laisser manger par les seules activités pastorales. Très vite celles-ci vous accaparent et vous enferment dans la sphère du religieux, qui demeure relativement éloignée de ce qui fait la vie réelle et le devenir d’un pays. Il faut lutter pour ne pas se laisser engluer dans ce principe de séparation qui fonctionne comme marqueur de la figure du prêtre, aussi bien dans la tête des gens que dans la mentalité cléricale. » De ce point de vue il aura certainement fait bouger des choses dans la tête de certains, créant une figure originale de « curé laïc ». À l’heure où la papauté rechigne encore à imaginer des femmes prêtres ou des prêtres mariés, il vaut le coup de relire sa lettre de 2002 à ses collègues de l’Église : « Cette lettre est une invitation adressée à d’autres prêtres atteints par l’âge de la retraite. Comment renouveler notre foi et notre désir de servir l’Église, tout en ne souhaitant pas participer à la représentation d’une Église organisée et conduite par des vieillards ? Si nous étions quelques-uns à poser publiquement ce geste, peut-être parviendrions- nous à convaincre nos évêques de sortir de leur mutisme et de leur peur face à la nécessité d’ordination d’hommes et de femmes mariés pour le service des communautés chrétiennes. »
Cette volonté de sortir d’un rôle figé et finalement caricatural, n’était pas du goût de tous. Dans l’Église sans doute, mais aussi en dehors. Il me revient une anecdote. IPNS était encore tout jeune et nous avions écrit une série d’articles critiquant la position de quelques communes qui, à l’époque, avaient refusé de rentrer dans le parc naturel régional de Millevaches qui venait de se créer. Sept maires offusqués avaient envoyé un courrier courroucé que nous avions publié. Alain était encore curé de Peyrat-le-Château.
Et l’un des maires en question, avait dit de lui : « Et ce curé, il ferait mieux de s’occuper de ses ouailles ! » Mais justement ne s’en occupait-il pas en s’engageant dans toutes ces actions que je n’ai fait qu’évoquer ? Nous sommes nombreux à avoir été heureux, chanceux, d’avoir pu le rencontrer, d’avoir pu faire des choses avec lui, et, même sans rentrer dans une église, d’avoir aussi été, un peu, ses ouailles.
Michel Lulek