Au moment de la révolution de 1848, la corporation des maçons de Lyon se distingue des autres corps de métier du bâtiment par le fait que plus de 75% de sa main d’oeuvre vient du Limousin et de l’Auvergne. Deux zones sont en fait de très fortes pourvoyeuses de maçons : la Combraille, à cheval sur les départements de la Creuse et du Puy-de-Dôme, et le plateau de Millevaches.
Au milieu du 19e siècle, les maçons venant du Massif Central se logent très majoritairement dans le quartier de l’Hôtel-Dieu qui est situé dans la presqu’île, au débouché du pont qui relie La Guillotière à Lyon. Ce quartier est l’un des plus misérables de la ville et un des plus délabrés. Des populations pauvres très diverses, souvent migrantes, y vivent alors dans des conditions précaires. Mais les ouvriers de la maçonnerie s’y distinguent fortement : ils donnent l’impression de constituer un groupe à part, relativement clos sur lui-même : les migrants de la maçonnerie arrivent en groupes compacts ; ils vivent pour la plupart, dans des garnis tenus par des maçons et destinés exclusivement à recevoir des ouvriers de cette profession. Les migrants de la maçonnerie semblent vouloir préserver un entre-soi à la fois professionnel et villageois
A partir du milieu des années 1850, Lyon connaît des travaux d’urbanisme de très grande ampleur visant, notamment, à rénover la presqu’île. Ces chantiers gigantesques ont eu deux conséquences pour la corporation des maçons. D’une part, ils produisent une demande énorme de main d’oeuvre et une croissance de la corporation qui a pu atteindre alors aux alentours de 5000 ouvriers. D’autre part, le quartier de l’Hôtel-Dieu est éventré par le percement de la rue Impériale (actuelle rue de la République) et les travaux d’alignement des rues adjacentes. Les nouvelles constructions, luxueuses, ne sont pas destinées à accueillir une population pauvre. Lesmigrants limousins sont donc obligés de quitter le centre ville et passent de l’autrecôté du Rhône pour s’installer à La Guillotière qui vient d’être annexée à Lyon en 1852. A l’époque, ce faubourg est encore une zone insalubre, sous la menace continuelle des crues du Rhône. Mais c’est aussi un quartier qui est en pleine croissance, où s’installent les usines nouvelles, notamment les plus polluantes (chimie, fonderie, métallurgie), et qui est en train de devenir le coeur du monde ouvrier lyonnais à la place du quartier de la Croix-Rousse qui voit son activité de tissage de la soie décliner fortement.
La Guillotière va constituer, jusqu’à la seconde Guerre Mondiale, le centre vital de l’activité des migrants de la maçonnerie : il accueille rapidement la plupart des garnis de maçons et la plus grande partie des nombreuses entreprises de maçonnerie créées dans la deuxième moitié du 19e siècle, par des limousins. Quand les syndicats ouvriers apparaissent, à la fin des années 1870, ils s’installent au coeur de ce quartier. On y trouve aussi un réseau extrêmement dense de petits commerces et de cafés tenus par des limousins liés aux maçons (cafés Mouriéras, Gadinaud, Sirieix, Pimpaud, etc.). Dans ce quartier, les limousins, qui menaient une existence véritablement à part du reste de lapopulation lyonnaise, vont petit à petit s’intégrer au monde ouvrier et, à la fin du 19e siècle, se reconnaître une communauté de destin avec le reste de la « classe ouvrière ». Ce changement d’attitude correspond aussi à une évolution dans les pratiques migratoires qui s’affirme à partir des années 1880-1890 : les limousins de la maçonnerie viennent de plus en plus à Lyon pour s’y installer définitivement. La filière migratoire venant du Massif Central se resserre d’ailleurs presque exclusivement sur le plateau de Millevaches, celle de la Combraille s’amenuisant fortement à la fin du 19e siècle.
Au moment où la corporation des maçons connaît un déplacement de son centre de gravité géographique, elle connaît aussi des évolutions importantes d’un point de vue professionnel, notamment dans son rapport aux autres métiers du bâtiment.
L’industrie du bâtiment, au milieu du 19e siècle, est marquée par une très forte hiérarchisation des métiers. Les corporations organisées autour du compagnonnage (charpentiers, menuisiers, serruriers…) dominent cette industrie et montrent un profond mépris pour les métiers moins valorisés, notamment ceux du gros oeuvre. Les ouvriers de la maçonnerie subissent donc, à l’époque, une double forme de discrimination : ils sont considérés comme des « étrangers » à la ville et on ne reconnaît aucune valeur à leur travail.
La seconde moitié du 19e siècle constitue un période de forte transformation. L’apparition de nouveaux matériaux (la charpente en fer, le mâchefer, le ciment), l’introduction de techniques nouvelles (la scie mécanique) produisent des déclassements importants dans certaines corporations : cela est très sensible notamment chez les charpentiers, les menuisiers, les tailleurs de pierre qui voient leurs effectifs fondre en l’espace de quelques décennies et les ouvriers de ces métiers réduits, de plus en plus, à des activités répétitives où la créativité est bien souvent absente. A l’inverse, les grands travaux du Second Empire puis les projets urbains de la 3e République ont conduit au développement de la corporation des maçons et de celle des terrassiers. Elles deviennent, de loin, les corporations les plus fortes numériquement. Les transformations techniques du 19e siècle ont aussi été favorables aux limousins sur un autre plan : deux corporations se détachent de celle des maçons sans affecter d’ailleurs la force numérique de ce groupe professionnel : à la fin des années 1870, naît la corporation des cimentiers-tyroliens (qui réalisent les façades en ciment) ; dans les années 1880, naît celle des briqueteurs-fumistes (qui construisent les fours et cheminées industrielles). Ces deux corporations vont devenir, dans la première moitié du 20e siècle, les refuges des ouvriers d’origine limousine alors que celle des maçons connaît une diversification de l’origine de sa main d’oeuvre.
Au tournant du 19e et du 20e siècle, la corporation des maçons de Lyon s’impose comme la corporation centrale du bâtiment. Aussi bien pour les patrons que pour les ouvriers, rien ne peut se décider sans l’aval des maçons. On assiste donc à un véritable renversement des relations entre métiers du bâtiment en l’espace d’une cinquantaine d’années.
Les relations entre patrons et ouvriers dans la maçonnerie lyonnaise sont paradoxales au 19e siècle. Elles sont marquées par des conflits récurrents mais de nombreux signes montrent aussi une grande proximité entre employeurs et salariés, notamment dans les nombreuses petites entreprises où leurs conditions d’existence sont souvent assez proches. A partir des années 1890, on sent, par contre, monter une tension, en particulier du fait de l’émergence d’entreprises plus importantes où les relations de travail sont plus dures. La première organisation ouvrière naît en 1877 mais le syndicalisme ne commence à prendre de l’ampleur qu’après la grande grève de 1897. Ce conflit, qui dure 3 mois, met les maçons au premier plan des luttes sociales du bâtiment lyonnais. Pendant cette grève, les dirigeants du mouvement, pour la plupart limousins, imposent une cessation du travail presque totale, un contrôle strict des chantiers et une chasse aux «renards» (les non-grévistes) impitoyable. Mais, là encore, les maçons ont du mal à sortir de leur réserve. Pendant le conflit, par exemple, ils refusent de se rallier à un projet de grève générale du bâtiment de Lyon que prônent plusieurs corporations lyonnaise au motif qu’ils «ont bien assez à faire chez eux, sans se préoccuper de ce qui se passe dans les autres corporations».
La première décennie du 20e siècle constitue une période charnière qui va conduire les maçons vers une autre forme de syndicalisme plus sensible à des questions sociales dépassant le seul cadre corporatif. La grève de 1910 constitue le moment de cristallisation de ces transformations. A l’issue de ce mouvement, mené par de jeunes militants, la plupart limousins – dont le corrézien Antoine Charrial qui jouera, ensuite, pendant plusieurs décennies, un grand rôle dans le bâtiment lyonnais – le syndicat des maçons de Lyon adhère à la fédération CGT du bâtiment, à la Bourse du Travail, à la Ligue d’Action du Bâtiment (structure créée en 1908 qui regroupe les différents syndicats du bâtiment de Lyon). Le syndicat crée, en 1911, un journal bimensuel, L’ouvrier maçon.
Mais surtout, après la grève, cette organisation met en place de nouvelles formes de luttes. En particulier, elle essaie d’imposer une adhésion obligatoire des maçons au syndicat pour regrouper l’ensemble de la corporation en son sein et former un bloc ouvrier sans faille. Pour arriver à ses fins, elle impose, par le rapport de force avec les patrons, des délégués de chantiers qui sont chargés de contrôler que les ouvriers sont bien porteurs de leur carte de la CGT à jour. A la veille du premier conflit mondial, ces délégués commencent à être épaulés par des équipes de militants qui vont de chantiers en chantiers en vélo pour contrôler les cartes à l’entrée ou à la sortie du travail. Ces nouvelles méthodes de mobilisation permettent au syndicat des maçons de regrouper 3 000 adhérents à la veille de la guerre.
L’imposition de la carte confédérale à l’ensemble des maçons de Lyon marque définitivement la volonté, de la part en particulier des limousins, de sortir de l’isolement. En effet, la possession de la carte confédérale est clairement vue, en 1910, comme un acte d’adhésion à la classe ouvrière organisée au-delà des particularismes locaux ou nationaux. Les maçons de Lyon, en 1914, sont définitivement devenus des «ouvriers», porteurs des valeurs de cette classe sociale, et non plus des ruraux exilés dans un espace au sein duquel ils ont eu, pendant longtemps, du mal à trouver leur place.
L’auteur de cet article, qui effectue un doctorat sur l’histoire des ouvriers du bâtiment de Lyon, cherche tout document (lettres, journaux, contrats de travail, mémoires, etc.) ou tout témoignage touchant aux migrations limousines dans la maçonnerie lyonnaise au 19e siècle et dans la première moitié du 20e siècle. Contacts : De Ochandiano Jean-Luc - 37, rue de Blanzat - 63100 Clermont-Ferrand Mail :