Marcelle Delpastre reste aujourd'hui très peu connue, y compris parmi les spécialistes de littérature contemporaine, à l'exception du milieu précis des études occitanes ; tout au plus son nom dit-il quelque chose à ceux qui travaillent dans le champ de l'ethnographie rurale et aux très nombreux amateurs de mémoires et autobiographies composées par les derniers acteurs des cultures populaires déclinantes, ce genre qui a acquis ses lettres de noblesses culturelles avec le Cheval d'orgueil, de Pierre-Jacquez Heliaz, grâce à la collection Terre Humaine. Or l'existence de ces poches de notoriété, tout comme cette méconnaissance ou ce défaut de reconnaissance générale, ont à voir, étroitement avec la manière dont une culture considérée comme locale ou localiste, à tort ou à raison, est perçue, appréciée ou puissamment rejetée dans le contexte idéologique pluriséculaire du centralisme à la française, tel qu'il s'impose peut-être d'abord par la taxinomie et les hiérarchies dans tous les domaines, à commencer par celui du livre. Par exemple, très concrètement, ce qui conduit les distributeurs et les libraires à classer automatiquement certains livres qui n'ont pourtant rien à y faire dans le rayon " régionalisme " ; et d'ailleurs le fait même qu'il existe des rayons " régionalisme ", chose tout à fait impensable en d'autres lieux du monde.
Marcelle Delpastre, pour la présenter en deux mots, c'est avant tout une oeuvre écrite multiforme et d'une extrême abondance : de la poésie, d'abord, en français et en occitan limousin - et parfois dans les deux langues mêlées - un grand nombre de recueils, et beaucoup de choses encore inédites ; des poèmes dramatiques ; des nouvelles ; un travail ethnographique et ethnologique énorme : collectage de contes, analyse ethnologique du matériel conté, recueil commenté de proverbes limousins, études multiples sur les rites ordinaires, les pratiques cultuelles et culturelles en Limousin, sur la sorcellerie et la magie en Limousin, etc. ; sept tomes de mémoires de cinq cent pages chacun, écrits en quelques années, le premier tome en limousin traduit par ses soins, puis tous les autres en français, le dernier, rédigé entre 1995 et 1997, n'étant plus à proprement parler un recueil de mémoire, mais une sorte de journal des dernières années, assombries par la maladie. Et il faut encore mentionner des chroniques dans des journaux locaux, une correspondance considérable, mais dispersée et presque complètement inédite à ce jour. Citons encore et enfin ses Chansons pour décharger le fumier, qui nous introduisent au métier qu'elle exerçait.
Il se trouve en effet que Delpastre, après son bac philo-lettres et une année passée à l'Ecole des Arts Décoratifs de Limoges, est retournée à la ferme parentale, en 1945, dans le hameau de Germont, commune de Chamberet en Corrèze, et qu'elle y a exercé le métier de paysan, d'abord avec ses parents, puis seule, jusqu'à sa retraite. De ce point de vue, on ne peut pas imaginer un écrivain plus ancré dans le local : Delpastre n'a presque pas voyagé ; c'est seulement à l'âge de 60 ans qu'elle sort du Limousin (pour se rendre à… Rodez !) et à près de 70 ans, qu'elle accomplit de brefs séjours à Paris, motivés par des passages à la télévision. Elle fait elle-même le compte dans le dernier de ses ouvrages : moins de trois semaines de son existence hors du Limousin... Marcelle Delpastre a vécu, écrit, est née et morte dans le même lieu, le même environnement, le même village, la même maison, à l'exception des années décisives de sa formation scolaire. Cet itinéraire n'a bien sûr absolument rien d'extraordinaire pour une paysanne née en 1925. Ce qui, par contre, laisse pantois, est la réalisation obstinée, en ce lieu là, loin des lieux consacrés de la culture et de la reconnaissance littéraires, d'une oeuvre de grande envergure, dans tous les sens du terme. Et le "phénomène" Delpastre, pour les rares critiques qui se sont intéressés à elle, est d'abord cela : "cinq mille, six mille, dix mille pages en n'ayant jamais ou presque jamais quitté le hameau de Germont, Chamberet (Corrèze)". De ce point de vue, strictement géographique, il est clair que le travail d'écriture de Marcelle Delpastre est on ne peut plus "localisé" ; il l'est aussi par les genres abordés, les sujets traités dans son oeuvre, et aussi bien sûr par le choix de la langue limousine. Cette localisation factuelle et effective n'est cependant jamais séparable d'une visée universelle sans cesse réaffirmée, qui s'insurge contre toutes les assignations au local ou au régional. La localisation ellemême, l'ancrage local de l'écriture, est foncièrement conçu comme un moyen pour exprimer ce que l'écrivain appelle "l'universel", dans tous les genres d'écriture qu'elle a pratiqué.
Or cette revendication de l'universalité du local est à comprendre en interaction avec une assignation imposée au local, à un localisme stérotypique auquel la critique a condamné très tôt Marcelle Delpastre, dès ses premières publications, et en réaction aux différentes procédures d'identification et de relégation au local et à une localisation dégradée et humiliante, tout à la fois géographique, culturelle, sexuelle et sociale, que l'écrivain a dû subir toute sa vie durant.
Les localisations stéréotypiques subies par Delpastre sont en effet nombreuses. On la "localise" d'abord, dans les années 1950, comme "pastourelle limousine" et à la fois, immanquablement, comme douce voix féminine, "poétessebergère". "Poétesse de mes fesses" rétorque-t-elle, et elle choisit, contre cela, l'écriture au masculin. On l'assigne aussi, cruellement, et dès sa jeunesse, au statut de "vieille fille" et de "bigote", parce qu'en effet, pour arranger les choses, Marcelle ne s'est pas mariée, va à la messe à Chamberet tous les dimanches et chante à la chorale de l'église. Il lui arrive d'ailleurs de revendiquer ce statut de manière provocatrice, mais elle est alors une vieille fille qui parle de sexe et une bigote qui chante le paganisme ; autrement dit, là encore, elle subvertit les stéréotypes. Elle est aussi, dans la même veine, localisée comme une artiste de la belle langue, française bien sûr, en un milieu rustre et patoisant.
C'est ce topos éprouvé que contient également, en filigrane, l'appellation de "poétesse-bergère" et lui vaut la curiosité passagère de la presse. Mais, voilà qu'elle se met, à l'âge de 40 ans, alors qu'elle a déjà derrière elle une oeuvre considérable, à écrire et à publier en occitan, avec une force et une efficacité jugée prodigieuse par tous ceux qui connaissent la langue. Cela, fatalement, aura pour effet sa relocalisation comme écrivain patoisant et régionaliste. Elle est repérée aussi et localisée comme source d'enquête ethnographique, c'est-à-dire, comprend-elle aussitôt, comme objet et non sujet de la pratique ethnographique et ethnologique.
Contactée par la Société d'Ethnologie du Limousin et de la Marche, elle sort très vite de la position passive d'informateur, pour revendiquer celle d'ethnographe et même d'ethnologue à plein titre. La boucle se boucle, non sans amertume, par sa localisation, vers la fin de sa vie, au moment où elle commence enfin à être un peu connue avec les premiers tomes de ses Mémoires - la télévision aidant -, comme "paysanne- au-cul-des-vaches", selon l'expression d'un critique justement exaspéré ; limousine authentique racontant d'authentiques souvenirs d'autrefois, de la "littérature pour grandmère", dit un autre critique, critiquant lui aussi la critique. Mais il faut aussi critiquer cette critique de la critique, et Delpastre est la première à le faire, qui sait que la majorité des lecteurs de ses Mémoires sont avancés en âge, d'origine rurale et y retrouvent ce qu'ils ont vécu eux-mêmes pourtant, forcément, en d'autres lieux. C'est là une chose qui l'étonne beaucoup et qui l'émeut.
Parce qu'en effet, ces Mémoires ne se contentent pas de raconter, mais réfléchissent sans cesse sur ce qui est raconté et surtout sur la source vive du récit, c'est-à-dire la mémoire elle-même comme mémoire des lieux, mémoire de tous ceux, tout autour, de proche en proche, de la maison aux villages voisins, qui ont animé les lieux, transmis la langue, les gestes, des contenus de culture, et sont désormais, tous ou presque, défunts, laissant derrière eux le silence d'une campagne vidée de ses paysans.
L'entrée non pas du tout en littérature, mais en publication de Delpastre date de 1956. Cela fait plus de dix ans qu'elle est définitivement revenue à la ferme, et pendant tout ce temps elle a accumulé une masse considérable de travaux d'écriture, dans la plus grande solitude. Cette année là, elle envoie une nouvelle, le Rosier Pourpre, à René Rougerie, qui vient de créer une revue "ultra littéraire" selon l'expression de Delpastre : Réalités secrètes. Rougerie la publie immédiatement et ses textes voisinent alors ceux de Paulhan, de Gracq, de Queneau, de Ponge, de Mandiargues, de Margerit, etc. Rougerie vit et travaille à Limoges, et c'est pourquoi elle lui envoie ses textes. Rougerie est tout sauf un éditeur régionaliste, il est surtout, dans ces années et pour longtemps, le premier éditeur de poésie en France : " deux fois Gallimard aussi bien pour le nombre de titres publiés à l'année que pour l'étendue de leur diffusion ", dit l'un de ses auteurs. Cette publication apporte une heure de gloire à son auteur, ce qui est d'ailleurs un peu étonnant, car Réalités secrètes, quelle que soit sa qualité (et de ce fait même !) est sans doute restée une revue relativement confidentielle : "Interviewes, articles élogieux, le Courrier du Centre, le Parisien Libéré, Radio-Limoges… que sais-je ! […] J'y gagnais ce surnom de Pastourelle qui m'est resté". Dans la foulée, le Courrier du Centre, à l'instigation de René Rougerie, lui offre une chronique, en lui imposant le titre "grotesque et dévalorisant" de Revenons à nos moutons.
L'événement est annoncé en première page du journal, le samedi 16 mars 1957 : " Marcelle Delpastre, la pastourelle limousine " vous dévoilera lundi ses " Réalités secrètes ", avec une photo de la dite pastourelle, sous laquelle on peut lire : " Marcelle Delpastre, la jeune bergère-poète corrézienne taquine la muse, mais joue avec les chats en attendant de vous révéler ses " réalités secrètes ".
Elle fera seulement cinq chroniques, très étonnantes par le style et le contenu, tellement que, très rapidement, on ne veut plus d'elle. Rougerie non plus, qui pour de tout autres raisons, cesse de publier les textes en prose et en vers libres qu'elle lui envoie : "je cessai de plaire et l'on en resta là".
Dans un texte daté du 31 décembre 1957, resté dans ses tiroirs, où elle revient sur l'une de ses chroniques, elle fait preuve d'une belle lucidité : "C'est comique, une paysanne - "pastourelle" comme ils disent, gardeuse de vache ou gardeuse d'oies - une fille à Jules Bouzeut (dixit Pellos) qui se mêle de poésie. Et voilà l'élite intellectuelle qui dresse de côté une oreille pointue, rajuste ses sentencieuses lunettes et de très haut laisse tomber un regard sur le phénomène, comme l'aigle royal lâche une crotte. Puis se détourne vers de vastes spéculations où n'entrent ni les vaches ni les oies". Cependant, elle continue à écrire, plus que jamais, et commence précisément à faire du lieu où elle vit, directement, immédiatement, la matière de son oeuvre, et cela au moment où elle entame une collaboration avec deux revues dont on peut dire qu'elles ont une vocation locale, ce qui ne veut évidemment pas du tout dire qu'elles sont des revues de seconde zone, ni que leur intérêt est seulement local : le bulletin de la Société d'Ethnographie du Limousin et de la Marche (SELM) et ensuite Lemouzi, qui est une revue félibréenne, littéraire mais aussi savante, consacrée à la culture limousine, et chacune de ces revues va jouer un rôle décisif dans l'orientation de son oeuvre : la participation à celle-ci va la conduire en effet à écrire aussi en occitan limousin, sans qu'elle ne devienne pour autant membre du Félibrige ; l'autre ouvre à la production ethnographique et ethnologique.
A la SELM, Delpastre a d'abord joué le rôle d'informatrice, sollicitée par un chercheur professionnel, Maurice Robert, pour remplir des fiches d'enquête sur les coutumes de Noël, puis pour du collectage de chansons. Mais, très vite, elle prend la place de l'ethnographe et de l'ethnologue, devenant, comme on a pu l'écrire, "l’ethnologue de sa propre culture". Cette rencontre avec le monde de la recherche ne s'est pas fait sans difficulté, au moins pour deux raisons : une question de registre de langue et une question de méthode de collectage. Mais implicitement, dans les deux cas, il est d'abord reproché à Delpastre de sortir de sa fonction et du lieu social qui lui est dévolu dans la production savante.
“Mes premières études, raconte-t-elle, que je voulais écrites en un langage si clair que toute personne sachant lire les comprît, m'avaient valu quelques coups de pied au cul de personnes compétentes. Je m'initiai donc au jargon de ces messieurs, et si ardemment qu'en rien de temps je vous parlai cosmogonie, hiérogamie et tout le toutim comme docteur en Sorbonne”.
En 1970 elle publie un recueil de contes en limousin (Contes du mont Gargan), et on lui reproche, cette fois, d'avoir écrit et donc réécrit les contes, autrement dit d'avoir trahi l'authenticité du témoignage, c'est-à-dire en fait l'authenticité de son propre témoignage, puisqu'elle est en quelque sorte sa propre source :
“Ah, monsieur, m'étais-je tout de même permis de dire, si vous étiez venu chez moi, avec votre petite machine, et qu'au lieu de les écrire, je vous les aie racontés, ces contes qui alors seraient devenus vos contes, comme ils auraient gagné en authenticité !”
Ces contes sont en effet les contes du lieu, comme elle l'explique dans sa préface, où la revendication d'une appartenance au lieu, d'une relation consubstantielle au lieu ne saurait être plus forte.
Dans sa "Présentation" de Sorcellerie et magie en Limousin, le lieu, le terrain d'enquête est encore plus restreint, puisqu'il se limite à la seule mémoire de celle qui écrit : “Je crois bon […] de souligner une fois de plus que tous les petits récits, toutes les notes que l'on trouvera ici ont été recueillis tels quels en un point très précis du Limousin, très limité, très étroit, pas même mon village de Germont, pas même ma famille, pas même ma maison, où sont toutes mes sources, seulement ma propre mémoire”.
C'est cette même dialectique du singulier/universel ou du local/universel qui l'a conduite à écrire en limousin, et à revendiquer un égal statut d'universalité pour l'occitan limousin et pour le français, contre la partition, toujours dominante, entre le " patois ", terme qu'elle n'utilise évidemment pas, comme idiome du local, et le français, langue à vocation universelle. Elle raconte comment, il lui est apparu, tout d'un coup, qu'il lui fallait écrire dans la langue de sa mère et du village (son père lui, né à Paris, ne parlait que le français), en
entendant, lors d'une réunion de la revue Lemouzi, l'universitaire et poète Jean Mouzat parler du limousin en limousin. Ce fut pour elle, raconte-t-elle, une révélation :
“J'en appris davantage sur ma langue, celle que je parlais tous les jours, en une petite heure qu'en trente-huit ans de vie. […] J'étais émerveillée que l'on pût parler si clairement, si longtemps, dans une chose aussi décriée que la nôtre, pour exprimer tant de choses plus passionnantes les unes que les autres […] je savais maintenant que cette langue pouvait tout dire, les finesses les plus subtiles des sentiments les plus passionnés comme les plus extravagants, décrire les lieux les plus charmants, raconter les aventures les plus banales ou les plus fantastiques”.
Elle en tira sur le champ la conséquence : "à partir d'aujourd'hui, j'écrirai en limousin, du Limousin et sur le Limousin". Et de fait, il s'ensuit une production occitane intense qui culmine en 1974 avec les Saumes Pagans (les Psaumes Païens), publiés à Périgueux, qui atteignent, avec leur réédition en 1999, une diffusion unique et presque inespérée (2000 exemplaires), dans une langue où l'édition poétique doit le plus souvent se contenter de quelques dizaines d'exemplaires. Beaucoup, dont je suis, estiment que cette oeuvre est en effet un sommet de la lyrique occitane.
Si Delpastre se déplace très peu, elle reçoit par contre volontiers chez elle la visite d'intellectuels, écrivains, etc. venus de la région ou non. C'est chez elle, en son lieu, dans sa ferme, que se font d'assez nombreuses rencontres, dont elle se nourrit aussi, bien sûr. Dans un très beau passage des Mémoires, elle raconte comment elle tenait salon, comme Madame Récamier, mais les pieds dans la cendre, la boue et le fumier.
Hors de la modeste distribution de ses oeuvres, elle doit de se contenter de quelques mises en onde de ses poèmes dramatiques à Radio Limoges, d'une chronique, cette fois prolongée plusieurs années, dans le Populaire du centre, d'invitations un peu partout dans le Limousin, pour dire sa poésie et (en fait surtout) pour conter. Mais enfin, il suffit de lire ses Mémoires pour constater qu'on la sollicite surtout pour animer des soirées contées dans une colonie de vacances et dans une maison de retraite, quand ce n'est pas pour assurer la partie intellectuelle des jeux Intervillages. Lors d'une représentation folklorique, dans les années soixante-dix, on lui demande même de tourner le rouet, qu'elle n'a évidemment jamais connu : "c'est dire, se rappelle-t-elle, si l'on tenait à me ridiculiser. À m'humilier."
Mais le pire est encore à venir. La publication des premiers tomes de ses Mémoires en français, cette fois à Paris, à la maison Payot, rencontre un succès de librairie considérable (le premier tome sera republié en poche). Les journalistes affluent à Germont, L'Express titre "Mes souvenirs en sabots", et le reste est à l'avenant… Ce qui suscite chez elle une légitime amertume et d'abord de l'absence de reconnaissance à proprement parler littéraire :
“Il s'agissait là de magazines, de la version magazine des journaux, pas du tout, lorsqu'elle existait, de l'édition sérieuse et littéraire. Faut pas rêver ! Est-ce que je fais de la littérature ? Est-ce que, du fond de la Galilée, je veux dire du dernier hameau de mon village, je peux faire de la littérature ?
Non. Faut pas rêver”.
Cela lui vaut en tout cas d'être invité à la télévision par Bernard Pivot. Voici ce qu'elle raconte :
“Avec Pivot, tout avait si bien commencé ! Oh certes, ils furent contents, les Corréziens, de l'entendre me demander si les indigènes possédaient la télévision, si d'aventure quelques-uns regardaient les émissions littéraires de la capitale. Bonne fille, je répondais que oui […] sans seulement demander si Apostrophes était une émission littéraire”.
Puis survient un incident, où Pivot la reprend pour avoir dit qu'elle était " chrétienne " et " catholique ", en lui expliquant qu'il s'agit là d'un pléonasme.
"Le comble fut lorsque Pivot, comme un os à un chien me jeta ce machin sur la lecture en milieu rural qui me revenait du droit de tout son mépris. La lecture en milieu rural !
Qu'est-ce que j'en avais à foutre, moi !"
Furieuse, elle va lui demander, à la fin de l'émission, hors antenne : "Dites, monsieur Pivot, si je suis là, c'est à cause de la littérature, ou parce que je suis une paysanne et que je fais des fautes d'orthographe ?" Son sort d'écrivain pour grand-mères et de "paysanne-au-cul-des-vaches" est scellé.
Le mérite de Delpastre est le refus de se plier au stéréotype dégradant du local, tel qu'il est imposé depuis un lieu érigé, et auto-désigné en lieu capital, central et universel, et surtout qui se fait accepter comme tel, localement, par le relais des institutions du savoir (école) et de l'informations (journaux, etc.) ; les "locaux" reconnaissant l'infériorité et l'indignité relatives de leur lieu propre, géographique, social, linguistique et culturel. Car s'ils revendiquent une identité, ce sera, bien souvent celle du stéréotype lui-même, dans le simulacre duquel ils deviennent alors leurs propres bouffons : ainsi de la culture folklorique, que Marcelle Delpastre n'aimait pas. Par contre, elle montre que le refus du local dégradé en stéréotype est possible et qu'il est dicté par le lieu lui-même, doté de sa mémoire propre, foncièrement irréductible au stéréotype imposé par le vainqueur ; il revient alors à l'écriture de témoigner du lieu et d'attester qu'il n'en est aucun, aussi dégradé, minoré, dénigré soit-il, qui ne puisse prétendre, au même titre que n'importe quel autre, à l'universel. Rien ne serait plus insuffisant que de concevoir cette invocation de l'universel comme une injonction rhétorique désormais obligée, car elle est, plus profondément, la condition de possibilité d'une reconnaissance de l'égale dignité des "lieux" singuliers de l'humain. Elle est, de fait, un postulat auquel la culture démocratique moderne ne saurait renoncer sans se renier elle-même.
Jean-Pierre Cavaille