Sur les hauteurs du plateau : Pigerolles. Lieu magique dont Laurent Bourdelas et Marie-Noëlle Agniau se souviennent dans ces deux textes. Entre souvenirs d’adolescence pour l’un et quête “d’aération” pour l’autre, le plateau et Pigerolles en particulier prennent une dimension poétique et presque mythique. Laissons nous emporter par les mots.
Par Laurent Bourdelas écrivain et photographe.
C'est un retour incessant, comme celui d'un chevalier s'approchant encore et encore de Brandigan, la forteresse du roi Evrain ; j'y cherche cette étrange aventure ayant pour nom Joie de la Cour, mais dont on dit qu'elle n'apporte que deuil et douleur. Désormais, les lieux sont gardés par de hautes éoliennes blanches, grands donjons tournoyant aux vents qui glacent les os. Qu'y a-t-il au bout de ce chemin bordé de vaches rousses et de ruches, que nous empruntions adolescents avec insouciance ? Si je parvenais à l'emprunter à l'envers, trouverais-je la chambre parfumée d'encens, de myrrhe et d'aloès, et serais-je convié à un souper d'oiseaux, de fruits et de vins délicieux ? Si je poursuivais à travers prairies pâles et forêts de résineux, pourrais-je m'allonger sur le lit d'argent couvert d'un drap brodé d'or sur lequel m'attendrait la Dame inconnue et belle, aux longs cheveux fins enserrées par la ferronnière comme les fées de mon enfance ?
Que faisions-nous en ces temps anciens à Pigerolles ? C'était en juin, nous déambulions sous les étoiles entre le village et cette prairie au bout du chemin, celui qui prend presque en face du petit cimetière clos où des roses se figent sous la neige en décembre. Le monde vacillait, nous l'ignorions. Nous avions les cheveux mi-longs, des sweat et des jeans effrangés, des pataugas peut-être.
Nous attendions sans savoir quoi - la vie, sans doute (la mienne est en partie restée accrochée aux faîtes des arbres, là-bas).
Si je prends place dans le lit merveilleux, je sais que surgira de l'ombre Mabonagrain, le neveu du roi, lourdement armé, et qu'il me tranchera la tête, comme à tous les autres avant moi : sur chaque pieu qui borde le chemin, des heaumes sont plantés et sous chaque heaume, saigne une tête. On dit aussi que ce sont les pales des éoliennes qui coupent proprement le cou des candides voyageurs. Pourtant, je sais depuis toujours que ce lieu est à moi. Lorsque j'allais à La Courtine, saluant au passage l'enfant au poing levé de Gentioux me rappelant la vacuité de nos combats, immanquablement, deux chiens noirs venaient se coucher au milieu de la route, à Pigerolles. Si j'avais tourné la tête, j'aurais aperçu le cor pendu au tronc d'un arbre qui attend depuis des siècles celui qui parviendra à le faire résonner et dont la gloire et la renommée feront enfin la Joie de la Cour. Mais je n'étais pas encore prêt à éteindre les malédictions.
C'était il y a trente ans, et le monde vacille encore, et Pigerolles existe encore : maisons de pierre, église, vieille école transformée, cimetière enclos pour éviter aux morts allongés la morsure cruelle du froid. Les grandes pales tournent comme pour passer le temps. D'autres chiens viennent à moi et l'enfant de Gentioux lève toujours le poing. J'ai enfin compris la vacuité de nos combats.Je sais qui je suis ou presque (the fool on the hill). Je sais qui ira jusqu'au bout du chemin, jusqu'à Brandigan, jusqu'à mon adolescence : mon fils blond, qui croit déjà que l'on traverse la vie dans un sous-marin jaune.
(Texte librement inspiré d'Erec et Enide, de Chrétien de Troyes).
Derniers ouvrages parus : " Des Champs de fraises pour toujours ", récit, L'Harmattan, 2004 ; " Sombre nuit où fut ma mort ", poèmes, Encres vives, 2005. A paraître : " Les Chroniques d'Aubos " (2006).
Nu-tête
Le plateau de Millevaches, c'est pour moi, la grande aération du corps. J'y vais chaque fois que je suis en panne d'écriture, quand le corps peine à écrire et qu'en lui, tout résiste, à commencer par ses propres forces : comprimées, durcies par une masse qu'elles ne savent plus employer. Quand je n'y vois plus clair. Au début, je croyais que c'était le plateau des milles vaches, et ce n'était même pas la croyance de l'enfant. Je croyais à ce peuplement des bêtes, suspendues par l'échine aux cornes du ciel. Mais la croyance fut rompue et je fus instruite. De la nature de cet innombrable et de l'eau qui abonde dans les creux de la terre. Qu'elle soit si seule me ravit. Et quand je pose pied à terre et que je frappe la terre de mon pied, c'est pour faire tomber les déchets et la corne de mon corps. Et qu'un vent les promène comme autant de particules noyées dans l'exploit de sa force. Avez-vous remarqué - ressenti - l'arrondi de la terre et comme l'on pressent - ici ou presque - la totalité de la sphère sur laquelle nous sommes posés. C'est comme si nous tournions avec elle.
Les éoliennes ont rajouté leur propre mouvement. Ici, non seulement la tête vous tourne, mais le corps en entier, ici je dépose les parties défectueuses et comme malades, ici l'être que je suis s'affecte du grand air et du froid, et mon corps en entier devient ce lieu d'échange, toi pour moi, moi pour soi, un lieu de circulation - où même les nuages passent. Et quelques humains. Car comment les appeler autrement ? Ici, nous sommes frappés et tout nous semble étrange. Y compris le visage de l'homme. C'est l'évidence qui nous frappe, de plein fouet, comme le vent pousse les corps et la langue à sortir de soi. Ici, on aurait tendance à s'enfoncer dans les arbres et les feuilles, à ne plus faire qu'un. Mais ce n'est que tendance. Car le grand froid au bord duquel nous sommes assis, nous rappelle qu'il faut marcher. Stupeur tout en haut d'un souffle, le nôtre mélangé aux épices de la terre et au vide du monde, ici, à monter, puisqu'il faut monter et que le froid nous oblige à tenir, ici, je change de peau et j'opère la mue la plus silencieuse qui soit. On pourrait la croire insensible. On pourrait trouver d'autres métaphores, comme une espèce de machine à laver, géante. Ici, c'est grand tambour et c'est le vent qui lave et qui souffle en nos poumons et qui nettoie des pieds à la tête, jusqu'à nos idées, nos pauvres idées d'écriture et de poète. Ici, les chiens courent à l'état sauvage et quand ils reviennent vers nous - s'ils reviennent - c'est qu'ils ont déposé, quelque part, sous la terre, un peu de leur domestication. Nous faisons de même. Il y faut le ciel et le vent pur, le renouvellement instantané de ce que nous sommes, ici la pensée ne pense plus etc'est avec joie qu'elle s'abrutit sur le plateau du vent.
Ici, je suis changée. Et les muscles se détendent et le froid qui nous apprend à faire face nous apprend aussi à plier, à détendre, à recevoir ce qui vient.
Le 25 Novembre 2005
Marie-Noëlle Agniau
Marie-Noëlle Agniau est professeur de philosophie à Limoges. Elle est aussi poète.
Vient de publier Boxes aux éditions Gros Textes.