Eh oui ! voilà bien mille ans que la roue de la vielle s'est mise à tourner. Enfin à peu près, parce qu'à vrai dire personne n'en sait exactement rien. La plus ancienne mention d'un ancêtre de la vielle - l'organistrum - date du Xème siècle. On a aussi retrouvé cet instrument sculpté sur des chapiteaux d'églises à plusieurs endroits, notamment au nord de l'Espagne et en Normandie, datant du XIIème ou XIIIème siècle. Pour ce qui est du lieu de sa naissance, le brouillard est encore plus épais, mais sans doute d'un côté ou de l'autre des Pyrénées. En tout cas, c'est le début d'une histoire mouvementée, car la vielle a connu bien des vicissitudes et traversé toutes les couches de la société. Son histoire c'est un véritable conte.
Cet organistrum accompagnait les chants religieux. Le XIIème siècle va lui adjoindre un clavier, et il prendra le nom de "symphonie" ou "chifonie", montrant bien son aspect polyphonique. De taille imposante, il était posé sur les genoux de deux personnes, l'une tournant la manivelle et l'autre actionnant les touches (on n'a pas pu déterminer s'il tire les touches ou les soulève). La précision d'une sculpture de Saint Jacques de Compostelle a toutefois permis de reconstituer l'instrument muni de trois cordes dont le corps rappelle la guitare.
Au XIIIème siècle, l'organistrum-chifonie va disparaître au profit d'un instrument nettement plus petit et maniable par une personne seule. Il s'appelle désormais "vièle" (un nom commun à tous les instruments à cordes et à archet au Moyen âge). Les troubadours et jongleurs qui parcourent routes et châteaux vont s'en servir pour soutenir les chants et les contes. Elle connaît des années de gloire à cette époque puisque la noblesse s'en empare et qu'on en joue jusqu'à la cour de Henri III. C'est ce qu'on a appelé le "premier âge d'or de la vielle". Ce nom ne paraît fixé qu'au XVème siècle.
Mais les jongleurs porteurs de rêve ont été remplacés par les livres popularisés par l'imprimerie. La vielle à roue délaissée par les grands de ce monde passe alors à l'autre extrémité de l'échelle sociale puisqu'on la retrouve surtout aux mains des mendiants, aveugles et autres petites gens. Et cela pendant une période de plus de trois cent ans ! On le voit très bien sur les tableaux du XVIème siècle chez Jérôme Bosch ou Bruegel l'Ancien par exemple. La vielle est présente dans la Cour des Miracles, souvent aux côtés de la cornemuse.
Puis le XVIIIème siècle arrive, et c'est un grand bouleversement pour l'instrument. De nouveau, il va se retrouver chez les nobles de la Cour, où l'on assiste à un véritable engouement. Bien entendu, il n'est pas question pour eux d'utiliser les pauvres instruments des mendiants ! Aussi les luthiers parisiens doivent- ils se mettre à l'ouvrage et présenter de véritables œuvres d'art. Il en profitent pour reconsidérer la vielle et la mettent au point de façon définitive, tant et si bien qu'à l'heure actuelle, il n'y a pas eu de véritable innovation dans la construction. Jusque là, le corps des instruments était uniquement à fond plat. C'est de cette époque que date l'apparition du fond bombé et l'habitude de sculpter une tête au chevillier de la vielle. Ce second "âge d'or" a été particulièrement présent sous Louis XV, lui-même vielleux, très médiocre d'ailleurs parait-il. Il fallait aussi un répertoire "classique" à cet instrument noble. De nombreux compositeurs s'y sont employés, souvent tombés dans l'oubli, mais Bach, Vivaldi ou Mozart n'ont pas craint d'écrire pour la vielle. Et cette fois-ci les peintures la représentent portée par de belles dames.
Toute mode a une fin, la royauté aussi, et la Révolution remisa la vielle en d'autres mains et en d'autres territoires. Le XIXème siècle la donne au peuple des campagnes. C'est d'ailleurs dans l'Allier, à Jenzat, que dès 1795 se crée un premier atelier de fabrication de l'instrument, qui ne prendra fin qu'en 1972. Au XXème siècle, la vielle est "attaquée" de toutes parts par d'autres instruments : le cornet à pistons et la clarinette d'abord, utilisés par les fanfares militaires, puis l'accordéon, facile à se procurer (et à accorder !). Après la deuxième guerre mondiale, la vielle disparaît quasiment des scènes publiques, et l'on est bien près de la remiser complètement. Seuls quelques ménétriers s'en servent encore et il faut vraiment chercher pour trouver un fabricant.
Les années 1970 voient renaître la musique traditionnelle et ses instruments, et placent la vielle au premier plan. Une très forte demande amène nombre de nouveaux luthiers dont les délais de livraison dépassent les trois ans. La vague est peu à peu retombée et beaucoup de ces fabricants ont dû retourner à d'autres occupations. Cette forte dynamique a malgré tout permis d'impulser de nouvelles idées d'amélioration et d'utilisation de la vielle ; ses possibilités très complètes, mélodiques et rythmiques ont séduit nombre de formations bien éloignées de la musique traditionnelle.
Alors … encore un bon millénaire pour la vielle à roue?
Son aire géographique : Non, vous l'aurez compris, la vielle à roue n'est pas issue du folklore auvergnat ou breton comme on l'entend souvent. Au cours de son histoire, elle a été répandue dans toute l'Europe jusqu'en Russie. C'est malgré tout en France qu'elle a perduré plus longtemps et avec le plus de force.
On trouve dans notre pays actuellement une vingtaine de luthiers spécialisés dans la vielle, sans compter les Allemands, Britanniques, Espagnols, Hongrois.. Mais allez donc faire un tour à Saint Chartier (dans l'Indre près de la Châtre) du 14 au 17 juillet 2005 et vous basculerez dans un autre univers où les luthiers vous feront découvrir leurs œuvres et vous repartirez la tête emplie et enchantée des mélodies ininterrompues qui fleurissent partout.