Une traversée du siècle via les maquis limousins
C'est un gros roman de presque 1000 pages. Un pavé dans l'histoire du XXème siècle qui commence en 1900 avec la naissance d'un certain Pierre Perrignon qu'on suivra jusqu'à l'autre bout du siècle à travers les vicissitudes de l'Histoire et de sa vie d'homme.
C'est aussi l'histoire d'un autre homme, Augustin, né en 1945, le fils inconnu et ignoré de Pierre, dont les retrouvailles sont le prétexte à revisiter le siècle : la révolte des vignerons de Champagne en 1910, la boucherie de 14-18, les hauts et les bas de l'espérance communiste, l'exode de 40, les maquis, la déportation à Buchenwald, la libération de Paris, puis 1968 et les hoquets nauséeux d'une fin de siècle un peu désabusée. On l'aura compris l'exercice romanesque est de proposer un bilan d'une période terrible au travers de deux hommes engagés dans les tourments de l'Histoire, des hommes passionnés, comme l'est Daniel Rondeau. On y rencontre de nombreux inconnus comme Berthet l'instituteur anarchiste, mais on y croise aussi beaucoup de noms connus devenus personnages de la fresque de Rondeau : Péguy, Thorez, Duclos, Hemingway, etc. Et parmi eux, un nom auquel Rondeau a donné une place de choix : Georges Guingouin, le préfet du maquis installé "dans sa corbeille de montagnes limousines, dont il faisait davantage qu'un centre géographique : un nombril moral, un tabernacle pour l'âme de la Révolution" (voir les explications de Daniel Rondeau ci-dessous).
Une lecture captivante et passionnante qui invite non seulement à relire son histoire, mais surtout à se demander si l'homme n'est qu'un jouet dans ce maelström où, au contraire, s'il peut y tisser sa trame de liberté, voire arquer la marche du temps. Des questions que se pose aussi Perrignon, le héros de Rondeau : "Et si le monde n'existait que pour permettre à des écrivains de le raconter ? Et si les hommes ne vivaient que pour permettre à une poignée d'entre eux, appelez-les comme vous voulez, bardes, poètes, romanciers, de les chanter ?". Il y a 3000 ans, Homère, plus sûr de lui, avait donné sa réponse : "Les dieux disposent les destinées humaines et décident la chute des hommes afin que les générations futures puissent composer des chants". On n'est évidemment pas obligé de le croire…
IPNS a demandé à Daniel Rondeau pourquoi il avait donné au personnage de Guingouin une place emblématique dans son roman. J'ai "rencontré" le personnage de Guingouin quand je militais à l'extrême gauche, après 1968. Nous étions "obsédés de sincérité", comme disait Malraux, et nous avions la religion du peuple et de la résistance. Guingouin, comme Tillon, était une de nos références. Des aînés fraternels. Plus tard (fin des années 80), j'ai passé plusieurs étés de suite dans une maison solitaire, très belle, du Limousin. Je me suis alors laissé envahir par la beauté de cette campagne, qui semblait restée la même que celle des gravures du XVIIème siècle, et où vivait un imaginaire toujours fécond. Ce n'était pas très loin de Magnac Laval. J'ai eu l'idée de rencontrer l'ancien Préfet du maquis, je me suis abonné à son bulletin de liaison (que je lis toujours), mais j'ai appris qu'il vivait non loin de chez moi, en Champagne. Je lui ai écrit et lui ai rendu visite. J'ai écrit un portrait de lui dans Le Nouvel Observateur, à la suite duquel j'ai reçu un très long coup de fil de Robert Hue, alors secrétaire général du parti communiste, qui était prêt à le réhabiliter. C'est vrai que le Limousin a beaucoup compté pour moi (j'ai failli m'installer chez vous plutôt qu'en Champagne !). Et Guingouin aussi, naturellement. J'avais tout de suite penser à lui en commençant ma Marche. Il y a du roman dans sa vie. Cette lumière qu'il incarne dans la résistance, cette vie ensuite passée ensevelie de mensonges et d'ombres...
Le roman interroge toujours la complexité des choses et des hommes. Guingouin à lui seul symbolise la complexité de notre histoire, comme de toute histoire (le communisme, la résistance, le gaullisme, la guerre, la paix...). Duclos aussi, comme Thorez d'ailleurs, mais ils sont ailleurs. Ceci posé, plus je m'enfonçais dans mon livre, moins je jugeais mes personnages. Dans l'Evangile, le Christ dit : "Je ne suis pas venu pour les juger, mais pour les sauver". Je pense que le romancier n'est pas venu pour juger ses personnages, mais pour les raconter. Péguy, Berthet, Perrignon, comme Guingouin, prouvent qu'à tout moment, un homme, quel que soit son milieu et les circonstances, reste LIBRE de choisir sa vie. Perrignon, comme Augustin de façon moindre, cherche la liberté supérieure et l'intensité de la vie. Ma Marche est un roman de mémoire et de fidélité.
Si j'ai fait la part belle à Guingouin, c'est parce qu'il a été le héros en terre limousine de ceux qui osaient dire Non. Il parlait pour tous les autres, au delà même des marches de sa province. C'est un personnage poétique. ("Je chante les armes et l'homme" disait Virgile). Un héros sorti du XIXème siècle et des pages de Victor Hugo lui-même, et plongé dans l'oubli du XXème par ses pairs. Un héros qui a porté sa croix (l'opprobre, le déracinement, les menaces, etc.) avec une dignité singulière. D'une certaine façon, le raconter comme je l'ai fait, c'est aussi, quoique j'en ai dit précédemment, tenter de l'inscrire dans notre mythologie française et de le sauver pour longtemps. D'une certaine façon, il incarne dans mon livre tous ceux, et ils furent nombreux, pour qui leur temps ne fut pas seulement un temps de désastre (celui de la double tenaille des deux totalitarismes), mais de courage et de liberté. C'est ceux là que j'ai voulu revivre dans La Marche du temps.