"Les Limousins", écrivait au XVIIIème siècle l'intendant Bernage dans un rapport à la Cour, "sont laborieux, durs à leurs affaires, craignant le mépris, durs sur le recouvrement des deniers royaux", sans cesse animés par "un esprit de révolte, de sédition et de mauvaise volonté". Un ensemble de traits qui sied particulièrement aux gens du plateau et qui explique en partie cette singularité sociologique qu'est la paysannerie "rouge". L'autre explication, c'est évidemment le phénomène des migrations temporaires : le paysan, en partant à Paris ou à Lyon, y devenait prolétaire, découvrait la culture ouvrière naissante, les "classes dangereuses" et, selon le rapport d'un préfet de la Corrèze, les "plus détestables doctrines" des premiers penseurs socialistes. Martin Nadaud raconte précisément cette évolution dans ses Mémoires de Léonard.
Dès avant, le plateau, malgré son isolement, avait participé aux grands déferlements de l'histoire. Il n'est pas certain que la Révolte des Croquants, à la fin du XVIème siècle, qui ravagea la région jusqu'en Périgord, se soit enflammée à Crocq, comme ont pu déduire certains historiens de la parenté étymologique des deux noms ; mais cette révolte y a été dure et mortellement matée, sur tout le plateau et ses abords. La Révolution y a été bien accueillie, et la région, contrairement à d'autres, ne rechigna pas à envoyer des volontaires défendre la République naissante. Cela changea sous l'Empire et les guerres napoléoniennes : le plateau devint alors un lieu de refuge pour les déserteurs et les réfractaires.
Mais c'est avec la révolution industrielle et l'accroissement de grande ampleur de l'émigration maçonnante que la personnalité rebelle du plateau s'affirma nettement. De Lyon, les maçons avaient rapporté la devise des canuts révoltés de 1834, "vivre en travaillant, mourir en combattant", devise plusieurs fois relevée par les rapports de police lors de troubles locaux. "Chaque émotion de la population parisienne" écrit l'historien Alain Corbin, "se traduira par un bain de sang pour la population limousine". Il fut établi un décompte des Limousins arrêtés à Paris après la répression des journées de juin 1848 : 427 dont 309 de l'émigration maçonnante. Parmi eux 95 "meneurs" qui furent "transportés" dans les bagnes de Nouvelle-Calédonie, d'Algérie et de Guyane. C'est le canton de Felletin qui paya le plus lourd tribut, avec huit déportés.
Récidive avec la Commune de Paris. Après la Semaine sanglante, du 21 au 26 mai 1871, pendant laquelle plusieurs milliers d'insurgés (chiffre incertain, entre 17 et 20 000) furent tués sur les barricades ou fusillés sur-lechamp, le gouvernement versaillais procéda à 24 584 arrestations, dont 1514 émigrés limousins. La répression nécessita un gros travail de renseignements. Le préfet de la Creuse, deux mois après la fin de la tragédie, note "le nombre relativement considérable de Creusois qui ont pris part, à Paris, à la lutte criminelle". Le maire de Vallière, sur le versant nord du plateau, écrit son inquiétude : "les feuilles les plus incendiaires, Le Père Duschesne, Le Cri du peuple (le journal de Jules Vallès), Le Vengeur, n'ont cessé de circuler ici, apportées par ceux qui quittaient Paris. Les dépêches annonçant les succès de l'armée, affichées par mes ordres, étaient l'objet de commentaires les plus malveillants. Toutes les nuits les affiches étaient arrachées". Après la fin des combats, dit-il, "la chute de la Commune a été accueillie comme une défaite et un malheur public". Le juge de paix de Treignac, sur le versant sud, abonde dans le même sens : "on sent que, depuis le règne de la Commune de Paris, l'esprit public s'est perverti, que l'union et la confiance ont disparu, le terrain est brûlant, chacun attend avec anxiété l'avènement de l'ordre des choses qu'il a rêvé". Le même état d'esprit est noté dans les villes qui entourent le plateau : Bourganeuf, Aubusson, Ussel. La rumeur court la région que les insurgés du pays, qui ont réussi à échapper à la répression, sont revenus constituer des maquis pour continuer la lutte. Sans doute y a-t-il eu des retours clandestins et des proscrits cachés dans les villages jusqu'à l'amnistie du 14 juillet 1880, mais une enquête, diligentée à l'époque par le procureur d'Aubusson, ne décela rien de véritablement menaçant pour l'ordre public.
La grande affaire qui eut pour cadre le plateau lui-même fut l'affaire du soviet de La Courtine, en 1917, l'année des mutineries sur le front de soldats épuisés par l'interminable Première Guerre mondiale. Le contingent russe, 16 000 hommes, travaillé par la propagande bolchévik, fut, par peur de la contagion révolutionnaire, replié sur le camp militaire. Il s'y révolta et y créa des conseils (soviets) qui exigèrent leur rapatriement. L'armée encercla le camp et régla l'affaire à coup de canon. Bilan officiel : onze morts. Deux cent, en réalité, selon le journaliste américain John Reed dans Dix jours qui ébranlèrent le monde. L'historien creusois Georges Dauger, qui estime que "la question se révèle insoluble", s'en tient à une fourchette de cent à trois cents morts.
Cette affaire, pourrait-on penser, ne concerne le plateau que de manière extérieure. Les Russes retirés du front auraient aussi bien pu être dirigés sur un autre camp, la Braconne en Charente ou le Larzac en Aveyron, et leur sédition s'est faite en vase clos. Sans doute, mais ce qui ramène à l'esprit du plateau, c'est que ces soldats exilés avaient tissé des liens amicaux avec les populations autochtones. Amicaux et parfois plus : l'un des principaux animateurs du soviet, l'ukrainien Afanassi Petrovitch Globa, s'était mis en couple avec une fille du pays. Et lorsque les mutins redescendirent en files de prisonniers vers Limoges pour être réexpédiés en Russie, l'encadrement militaire français de ces colonnes, raconte le journaliste limougeaud Pierre Poitevin qui consacra ensuite un ouvrage à l'affaire, fut pris à partie par les habitants des bourgs et des hameaux traversés : "Laissez les donc tranquilles, ces pauvres Russes, ils ne veulent plus de la guerre, et ils ont raison ; nous autres on n'en veut plus non plus".
Georges Chatain
Ce n'est pas tous les jours que sort un livre tout entier consacré au plateau de Millevaches. On doit ce beau cadeau aux éditions Culture et Patrimoine en Limousin dont on a déjà salué dans IPNS la qualité des productions. Ce fort bel album consacré au Millevaches a toutes les qualités des autres ouvrages que publie cet éditeur régional, et en particulier ceux déjà parus dans la collection "Regards" dont il est le cinquième volume : iconographie riche et nombreuse, mise en page impeccable, impression soignée, alliance harmonieuse entre le texte et l'image. Bref de la belle ouvrage qui fait rêver… Quoi, ces paysages superbes, ces sublimes panoramas, cette nature magnifique, à la fois sauvage et domestiquée, c'est chez nous ? Et oui, nous vivons bel et bien dans cet écrin majestueux dont la beauté et la grandeur ont de quoi faire tourner la tête. L'utilisation par le photographe Patrick Fabre du boîtier panoramique n'y est pas pour rien. Mais même les détails subtils, là d'unmur grignoté par un lichen, ici d'une vieille croix, ailleurs du tronc tordu d'un bouleau, conspirent à faire de ce pays le repère magique d'elfes ou de personnages mystérieux. Car, et c'est le parti pris de l'ouvrage, ses habitants sont à deviner, à imaginer. Pas un homme sur tous ces clichés. On se doute qu'ils existent, bien sûr, par les traces qu'ils ont inscrites dans le paysage : plantations de résineux ou clôtures des pâtures. Mais c'est comme s'ils avaient déserté, étaient partis depuis peu, laissant une nature parfaitement entretenue mais subitement abandonnée. Déjà, au milieu de la route, l'herbe a repris du poil de la bête. Elle envahit les vestiges immobiles de la nécropole de Soubrebost ou des thermes des Cars. Les seuls personnages que montre le photographe sont figés dans le granit de l'église de Tarnac. Même les créations les plus contemporaines comme les sculptures d'Andy Goldsworthy ont l'allure millénaire des rochers caressés par les eaux tumultueuses de la Vézère ou de la Maulde. Un plateau immémorial et sans hommes, austère et magnifique, sévère et grandiose, presque mythique si, en ouvrant notre fenêtre, nous ne le découvrions pas chaque matin ainsi.
Le texte de Georges Chatain tente de ramener un peu ces hommes, leur histoire, leurs luttes et leurs espoirs, dans ce pays légendaire dont le photographe a décidé de les exclure. Pour commencer à vrai dire par les réinscrire dans le plus ancien des passés. Comme il le rappelle le Limousin a été une terre d'élection pour les préhistoriens. La première sépulture néandertalienne n'a-t-elle pas été trouvée en 1908 à la Chapelle aux Saints près de Brive ? Au moment où l'homme de la Chapelle aux Saints vivait, "le plateau était une toundra venteuse et déserte et les chasseurs paléolithiques n'y montaient qu'épisodiquement".
Puis commence la longue procession des générations qui peu à peu façonnèrent le pays qui est aujourd'hui le nôtre : premiers agriculteurs du Néolithique, Gaulois (c'est alors "que le plateau entre véritablement dans l'histoire"), Romains, et bientôt, les moines du moyen âge. Et Georges Chatain de poursuivre avec l'épopée des émigrants, la saga des révoltés qui marquèrent tant l'esprit des lieux (voir l'extrait ci-dessus) et la grande entreprise des reboiseurs du XXème siècle. Il termine au plus près de nous en relevant les signes d'une "certaine modernité", faisant au passage un clin d'oeil à Télé Millevaches et IPNS…
Préfacé par l'inévitable Richard Millet, Un printemps sur Millevaches joue ainsi entre un passé quasi légendaire et un avenir incertain mais nullement fermé. Il a planté le décor dans lequel s'épanouissent d'autres saisons : celles d'une vie et d'un renouveau qui pourraient justifier demain un nouveau volume, plein des hommes et des femmes qui réinvestissent ici et maintenant ces hautes terres de la Montagne limousine.
Michel Lulek
39 euros.