IPNS - Dans notre dernier numéro, vous avez dressé un panorama de l'histoire limousine dans lequel vous avez relevé quelques "clefs" qui expliquent selon vous le Limousin d'aujourd'hui. Parlons maintenant de lui. Vous dites qu’aujourd’hui on ne part plus parce que la terre est trop pauvre mais parce que les limousins ont intériorisé l’image négative de leur région qui impose que, pour réussir, il faut partir.
Marie-France Houdart - On continue toujours à partir car on continue à obéir à des schémas de réussite hérités du passé, stéréotypés : un bon poste stable (que le réseau de relations d’ "originaires" aide souvent à obtenir), un bon salaire et la considération de sa famille restée au pays... Un "plaçou" comme on dit toujours ici. Ah ! Cette idée de "plaçou", c’est elle qui a ruiné et vidé le pays ...! Rester est sûrement plus difficile : cela demande de l’imagination et de la détermination. On préfère donc continuer à dire qu’ici on ne peut rien faire... Et malheureusement, les organismes officiels n’encouragent pas toujours les jeunes, même les plus déterminés, à rester : "Avec vos diplômes, vous ne trouverez rien ici".
IPNS - Mais au final, vous écrivez : "Hier pour être quelqu’un il fallait partir. Aujourd’hui, pour être quelqu’un il vaut sûrement mieux rester".
Marie-France Houdart - Bien sûr, car être quelqu’un, c’est d’abord être connu par son nom, ne pas être a-nonyme, "sans-nom", comme on peut l’être en ville. Ici, on est tout de suite une personne. Et puis, il est si facile ici de "se faire un nom" ... Il y a de la place pour tout le monde, il y a tout à faire. A Latronche (Corrèze), une dame aime chanter, elle y monte une chorale, la chorale tourne dans les communes voisines ... L’aurait-elle fait à Paris ou à Lyon ? Sûrement pas. Maintenant la chorale est connue dans le secteur, on en parle dans les journaux... Vous avez quelque chose à dire, à montrer, on vous invite à en parler. Vous faites quelque chose d’intéressant, tous les médias sont là. Bien sûr, il faut avoir deux ou trois idées, il faut inventer, innover, créer. Oui, ici c’est facile d’être quelqu’un, d’exister, pas seulement aux yeux des autres, mais même à ses propres yeux, d’être fier de ce qu'on fait et de ce qu'on vit.
IPNS - En 2002, s’il vous fallait résumer les principaux facteurs de blocage en Limousin, vous citeriez quoi ?
Marie-France Houdart - Je dirais que les blocages viennent essentiellement des hommes.
Actuellement, et pour schématiser, on se trouve devant trois groupes en présence.
Il y a la population d’ici, et le blocage (son blocage) vient de ce qu’elle n’a pas la fierté de son histoire, de sa langue, de sa culture - je parle de ce qui a forgé son âme depuis bien avant les celtes jusqu’à aujourd’hui et de toutes les traces que l’histoire a laissées dans les noms de lieux, au bord des chemins, dans les musées du monde, dans la littérature, je parle de ses heures de gloire comme de ses moments de soumission et de reniement. La première chose, ce serait que le peuple limousin "se réapproprie" son histoire et sa culture, qu’il fouille dans son passé pour prendre conscience de ce qui est arrivé, l’analyser, l’accepter, le dépasser, le revendiquer. C’est seulement à cette condition que le pays pourra s’ouvrir à autre chose et qu’il gardera ses habitants.
Le deuxième groupe qui actuellement joue un rôle de plus en plus important est celui des "originaires". Avec la RTT et la préretraite, ils peuvent revenir de plus en plus souvent, de plus en plus tôt s’installer au pays, à moins qu’ils ne partagent leur temps entre ici (l’été) et Paris ou les grandes villes (l’hiver). Se considérant un peu comme une nouvelle élite, prêts à "s’investir" dans la vie communale (un peu pour se dédouaner de l’avoir quittée), ils sont maintenant nombreux dans les conseils municipaux. Et commencent à apparaître des divergences d’intérêts très nettes entre une population active restée au pays ou nouvellement arrivée, relativement réduite, mais exerçant une activité localement, ayant des enfants (donc intéressée par le maintien de l’école, de la poste ...) et une population citadine non active, vieillissante, orientée vers les loisirs, davantage soucieuse de préserver le paysage qu’elle a toujours connu et d’organiser des fêtes "de pays", que de développer des activités économiques. Ces originaires, disponibles et compétents, peuvent pourtant représenter une chance incroyable pour le pays quand ils veulent bien considérer que ceux qui ont maintenu en leur absence et continuent à maintenir l’activité économique ont leur place dans la vie et les affaires communales.
Le troisième groupe est celui des "néo-ruraux". Certains, arrivés il y a maintenant plus de vingt ans, ont développé des projets remarquables valorisant des ressources locales dans différents domaines, notamment forestier et agricole et commencent à jouer un rôle important dans la vie économique et sociale. Mais aujourd’hui, on fuit trop souvent le milieu urbain sans avoir une idée bien nette de ce qu’on veut faire, en pensant seulement être accueilli à bras ouverts tant le pays est vide, ou sans se demander si son projet est en adéquation avec les besoins du pays, son histoire, son tempérament, sa culture... Et ceux qui arrivent ainsi s’étonnent ensuite que ça ne marche pas, en faisant porter la responsabilité de leurs échecs sur les gens d’ici qui ne les ont pas accueillis comme ils auraient dû, alors qu’ils ne dérangeaient personne. Or leur simple présence dans une maison, sur une terre (à la place de quelqu’un d’ici) "dé-range" obligatoirement quelque chose. Et pourtant, eux aussi, qui viennent avec leur dynamisme et l’énergie de la jeunesse, ils pourraient représenter une chance pour ce pays, une véritable richesse, si d’une part on voulait bien leur faire confiance et les prendre comme les nouveaux enfants du pays, des enfants "adoptifs" en quelque sorte, en leur ouvrant terres et maisons, et si, d’autre part, ces mêmes enfants avaient la modestie de se considérer comme tels vis à vis de "nouveaux vieux parents" dont ils doivent reconnaître et comprendre la façon de vivre.
IPNS - Dans le Limousin, quelle place tient le Plateau ou la Montagne limousine ? On dirait que ce que vous écrivez pour la région entière - surtout pour les périodes les plus récentes - vaut encore davantage pour notre territoire.
Marie-France Houdart - Oui, parce que la Montagne Limousine est presque caricaturale de tout le Limousin. Mais justement, peut-être est-ce parce qu’elle a encore plus souffert et s’est encore plus dépeuplée, que c’est justement là que sont apparues les premières réactions positives. La Montagne Limousine avait pour ainsi dire "touché le fond" de la dépopulation. Elle ne pouvait que redémarrer. Et c’est ce qui s’est passé. Toutes les initiatives partent maintenant du plateau - la preuve : ce journal ! Au contraire, c’est actuellement dans les communes où la population locale se croit encore assez forte pour résister mais ne l’est pas assez pour survivre, qu’elle se ferme, se recroqueville sur elle-même, au lieu de s’ouvrir et de s’enrichir de toutes les énergies. Les communautés qui se replient sur elles-mêmes ne sont jamais les plus démunies, c’est bien connu ; ce sont plutôt celles qui pensent avoir encore quelque chose à perdre.
IPNS - L’avenir, vous le voyez comment ?
Marie-France Houdart - Il y aurait la version "cauchemar". Je préfère de loin la version "J’ai fait un rêve ...". Le rêve que toutes les maisons des bourgs et campagnes limousines sont ouvertes et habitées toute l’année, parce que les "Parisiens" ont finalement trouvé commode d’aménager leurs dépendances pour y loger une famille qui en échange entretiendrait en leur absence maison et jardin. Que tout est remis en culture, et qu’en combinant les ressources de la terre et de la forêt et en fabriquant des produits sains que tout le monde s’arrache, les nouveaux paysans vivent heureux. Le rêve qu’il y a maintenant partout des artisans qui utilisent et valorisent les ressources locales pour tout un artisanat créatif qu’ils arrivent à vendre partout dans le monde, par internet, mais aussi dans des foires réputées, car le Limousin est (re)devenu un carrefour artistique et commercial et la dernière région à la mode. Que quantité d’artistes et créateurs sont venus s’installer ici, tout en restant en relation avec le monde entier. Que la langue occitane, qui était en voie d’extinction, est de nouveau parlée couramment, qu’elle est enseignée dans les écoles, et que tous ceux qui arrivent ont à coeur de l’apprendre très vite, pour participer vraiment à la vie du pays. Que les Limousins, fiers de leur région qui bouge et qui crée, accueillent toutes les initiatives nouvelles. Et que surtout, ils ne partent plus, mais font chez eux, au calme, ce qu’ils croyaient ne pouvoir faire qu’à Paris : ils inventent, ils créent, ils embauchent tout en continuant à vivre dans ce pays qu’ils adorent et qu’ils veillent toutefois à ne pas abîmer, car ils savent que sa nature, qui a fait sa renommée, est sa première richesse. Ils ont compris que, pour réussir, il ne fallait pas partir… Naïf, utopique ? Non, un rêve ...
Marie France Houdart qui habite à Lamazière-Basse en Corrèze a fait paraître deux ouvrages : "Pays et paysans du Limousin" et "Comprendre le pays limousin"