Sous le faux prétexte d’un lien entre la tremblante du mouton et la maladie de la vache folle, le gouvernement impose aux éleveurs ovins une sélection génétique de leurs béliers. Cette solution appauvrit les caractéristiques des races ovines. Mais elle pourrait bien assurer des bénéfices prolifiques aux laboratoires publics et privés.
Elle fait bien plus trembler les éleveurs que les moutons eux-mêmes. La tremblante est une vieille encéphalopathie avec laquelle on vit en parfaite compagnie depuis des lustres. Elle n’affecte que quelques moutons parmi quelques races. Mais dans les laboratoires on a trouvé là de quoi fouetter un chat. Bien entendu, que le ciel ne nous soit pas tombé sur la tête ne prouve pas que cela n’arrivera jamais. Et par conséquent, en application du principe de précaution mieux vaut tendre les filets. Aussi par crainte de voir la tremblante masquer l’encéphalopathie spongiforme bovine, on lui déclare la guerre. Une guerre préventive cela va sans dire.
Cette guerre, comme toute guerre a sa propagande. Elle pare les bons vieux sordides massacres d’animaux - sur lesquels devraient se fonder le bonheur de nos sociétés "modernes" - d’un aspect scientifique novateur et infaillible : la génétique ; voilà le mot magique. Pas la génétique de pépé avec ses beaux culs, ses grosses mamelles, la tête moirée, ses cravates et les pampilles. Mais celle du fiston avec son génome, et tout son charabia d’allèles, de polygènes et autres pléiotropes : la scientifique, quoi !
Voilà donc que surgissent dans nos campagnes des besogneux de l’éprouvette et autres agités de la calculette. Ils brandissent un décret émanant de politiques échaudés par les crises passées. Le mot d’ordre : éliminons les gènes sensibles pour ne garder que les résistants à la tremblante. La profession semble tétanisée. Vous comprenez : la vache folle, les médias, la traçabilité. Avant tout pas de bruit, pas d’ennuis avec le consommateur. Un cas est-il signalé à l’équarissage ou à l’abattoir, le troupeau est aussitôt génotypé et les animaux porteurs de gènes sensibles abattus.
Le plan d’éradication prévoit, en amont de l’éleveur : la sélection et la commercialisation des seuls béliers résistants de père et de mère. En aval, la fourniture à la consommation d’agneaux résistants au moins de père. De l’OGM rampant en quelque sorte. La biodiversité ? on n’en a cure. Est-on bien certain que les animaux dits résistants le sont effectivement ? Ne risquent-ils pas plutôt d’être des porteurs sains rendant, à terme, l’espèce ovine totalement désarmée face à telle ou telle agression pathogène ? On en est quasi certain. Il y a bien eu le cas d’un tel bélier au Japon, mais il est "de plus en plus inexpliqué" (en français dans le texte).
Le ministère débloque 13,3 millions de francs pour mener l’affaire sur cinq ans. Foin des qualités zootechniques jusqu’ici sélectionnées par les éleveurs. Ignorants ! Génotrucidons vous dis-je, c’est çà le top ! Reste aux éleveurs isolés, éprouvés, victimes d’abattage à discutailler des indemnités. Sur ce point là, l’Etat se révèle nettement moins spontané.
Mais l’addition ne s’arrête pas là. Au nom de la prophylaxie, un patrimoine génétique et certaines races de l’espèce ovine sont d’ores et déjà menacés d’extinction. Quand d’autres s’échinent à maintenir des zones cache-misère de biodiversité. Prophylaxie prétendue telle en effet, car tout récemment un bélier résistant ne vient-il pas de contracter l’ESB concrétisant les craintes suscitées ? Quand la machine est lancée, il est difficile de l’arrêter.
Et tout çà pour une maladie non transmissible à l’homme. Une maladie qui touche un animal sur 2 000 et dont les éleveurs se sont toujours parfaitement accommodés. Et sur la base d’une hypothèse fausse fondée sur le principe d’un déterminisme antique, contredit par la réalité des faits.
On est à l’amorce d’une filière d’exclusivité. Autant dire un tuyau dont un bout vient gicler de la bouffe normalisée, aseptisée dans l’entonnoir vissé sur la tête du citoyen publiconditionné en consommateur. Il exige, nous dit-on, de l’agneau génétiquement garanti. L’exigence remonte le tuyau jusqu’à l’éleveur. Il est prié par ses "responsables professionnels" de s’aligner bon gré au nom du progrès, mal gré sous peine d’être disqualifié comme fauteur potentiel de tremblante. En conséquence de quoi, son approvisionnement dépend de l’UPRA (Union pour la promotion des races) habilitée à fournir ou estampiller les béliers exigés, dûment génotypés contre rétribution évidemment.
La paysannerie est une fois de plus dépossédée de la gestion du vivant. Une fois de plus elle devient tributaire de la marchandisation de la semence animale ; après l’être devenue largement de la semence végétale comme, plus généralement, de tout substitut aux facteurs naturels de production jugés pas intéressants puisque renouvelables et gratuits. Quand à la rétribution, elle rejoint les laboratoires et les détenteurs d’exclusivité sur les béliers. L’INRA (Institut national de recherche agronomique) a beaucoup investi dans l’affaire par l’intermédiaire de LABOGENA, un groupement d’intérêt économique qu’il gère avec des groupes privés spécialisés dans la biotechnologie . A ce niveau on découvre que la pompe ne fait pas que refouler la bouffe dans le tuyau ; elle est aussi aspirante. C’est une pompe à fric, actionnée par des intérêts qui ne sont pas que philantropiques. On découvre aussi que la préoccupation sanitaire de la prophylaxie n’est pas essentielle. Ce qui importe, par contre, est que celle-ci serve de modèle à d’autres prophylaxies ciblant toute maladie parasitaire ou infectieuse, élargissant ainsi le champ de l’exclusivité et du gain financier. Et qu’importe le chaos biologique qui en résulte.
Cet épisode d’une prise de suprématie de la biotechnologie financière sur tout projet social n’est pas sans nous éclairer sur les choix qui doivent guider une nécessaire réorientation de la politique agricole planétaire. Soit la vanne alimentaire sera tenue par les rabatteurs de dividendes ; la société devra alors payer au prix fort les conditions de sa survie. Soit cette société passera contrat avec une paysannerie redevenue nombreuse et soucieuse de restaurer la fertilité de sols menacés par la désertification ou l’artificialisation outrancière de la production de nourriture. Cette seconde alternative ne semble-t-elle pas la condition nécessaire à l’exercice futur des libertés humaines ?
Philippe Betton, éleveur a Saint-Martin-Château