Seconde raison de nous intéresser à Bergounioux : il est limousin. Né à Brive en 1950, il est du Quercy par sa mère et de Corrèze par son père. Il a du reste consacré au plateau de Millevaches un de ses livres : Miette, histoire de trois générations qui vécurent du côté de Davignac et dont il est en quelque sorte le dernier rejeton.
Mais là où les choses se compliquent pour nous, c'est que Bergounioux n'est pas - loin de là - un chantre du plateau. Ce territoire, au contraire, incarne à ses yeux tout ce qu’il n'aime pas. Au Quercy ensoleillé de son grand père maternel s'oppose le versant noir du Millevaches sévère et austère de la famille paternelle. De nombreuses fois on relève cette constante opposition entre le Lot : joyeux, riant, primesautier et le Millevaches : dur, sinistre, revêche. Ce sont des arbres fruitiers qui, sous sa plume, en témoignent.
Les premiers sont des pruniers du Quercy : "C'est là que j'ai découvert les pruniers croulant sous leurs fruits jaunes et bleus, l'exubérance tropicale du tabac, les figuiers, la vigne, les potirons géants sortis, non pas de terre - ce n'était pas possible - mais d'un coup de baguette donné par la main fée".
Les seconds sont des pommiers du plateau : "Les pommes avaient fini par mûrir. Elles sont à peu près du format des prunes, bien rouges, couvertes de chancres, infestées de vers, becquetées des oiseaux et rongées par les guêpes. On s'étonne de voir tant d'ennemis à des fruits si modestes. Puis on se rappelle, si l'on vient de loin, combien l'endroit est âpre, infertile et l'on regarde ces pommes au goût aigrelet, pendues aux branches d'un arbre nu, pour ce qu'elles sont : une aubaine un peu miraculeuse".
La comparaison est cruelle. Mais ne crions pas haro sur Bergounioux qui flétrit le pays où nous vivons. Il se pourrait que le Millevaches de Bergounioux ne soit plus le nôtre. Avec lui, nous avons tenté d’éclaircir cette histoire et de prévenir tout malentendu qui risquerait de vous faire passer à côté de lui sans jamais ouvrir un de ses livres.
IPNS - Quels liens personnels vous lient au plateau ?
Pierre Bergounioux - Je suis né à Brive. J’y ai vécu jusqu’à l’âge de dix sept ans. C’est là que j’ai reçu les premières impressions, qui sont irréversibles, indélébiles, laissé mes amitiés d’enfance, que reposent tant de gens que j’aimais, que les rêves me ramènent chaque nuit, que réside, pour toujours, le gosse que je fus et qui prescrit à l'adulte qu'il est devenu, par delà le temps et la distance, sa tâche, sa conduite, ses buts.
Il y a ce qui se passe et ce qu’on sait, qui coïncident rarement. Longtemps, je me suis cru corrézien parce que nul ne s’était soucié de savoir exactement ce qui avait précédé. On avait autre chose à faire que d’interroger le monde intérieur, l’âge antérieur. On était accaparé par les évènements. J’ai donc mis au compte d’une inexplicable bizarrerie le malaise vague, chronique, de la vie au Pays Vert, l’humeur chagrine, légèrement schizoïde, dont j’étais affligé. Mon père, qui était orphelin de père, pensait être briviste. Je l’ai cru. Je me suis regardé comme un sang-mêlé, limousin par son côté, lotois par l’autre. Après son décès, on a fait quelques recherches, découvert sans difficulté qu’il tenait, lui aussi, dès la deuxième génération, au Quercy.
Si, comme je le postule, rien ne se perd ni ne meurt et que revivent, en nous, ceux qui furent avant, alors je m’explique un peu mieux le goût d’exil qu’ils ont trouvé aux terres accidentées, acides, mouillées du Limousin, à ses couleurs tristes, à la froidure, à l’altitude, à l’ardoise et au granit gris. Tout me porte vers les lumineuses esplanades de la Bouriane1 où se sont écoulées - je le sais, désormais – mes vies antérieures, où les choses me parlent, me disent, lorsque je passe : "Arrête toi. Tu es chez toi !".
Peut-être qu’il n’y a pas d’intérêt à simplement recommencer ce qui a déjà été, à reproduire le passé. Etrangement, c’est vers la vraie Corrèze, l’âpre, l’orientale que je me suis acheminé, le moment venu, parce que quelqu’un est apparu que j’ai résolu, dans l’instant, de ne jamais plus quitter et qui est devenue ma femme. Que les esprits du plateau, les puissances occultes, les ogres et les fées aient regardé mon intrusion d’un fort mauvais œil, je m’en moquais bien. Ils n’avaient qu’à pas me montrer une créature des frimas, des forêts. Je n’aurais jamais dépassé Tulle, à mi-chemin. J’aurais suivi mon penchant, vers les terres sèches, éblouies, du Quercy.
La cruauté n’est pas dans ma nature. Une observation du philosophe anglais Hume m’a éclairé, jadis, sur un sentiment resté confus. L’homme est l’enfant, dit-il, de l’union monstrueuse de la faiblesse et du besoin. C’est ce qui confère aux terres cultivées le charme profond qu’on leur trouve. On devine, parmi les moissons et les vergers, que la disette, la misère nous seront épargnées. Les combes du Périgord et du Lot font penser à des cornes d’abondance. Elles débordent de fruits succulents, de grappes de raisin, de potirons, d’épis d’or, de branches ployantes, de fleurs.
Passé la limite du châtaignier, vers sept cents mètres, Millevaches n’offre plus rien de nourricier ni de consolant. C’est un pays d’aiguilles, de piquants, de plantes revêches, la bruyère, l’ajonc, la fougère. Lorsque, de Meymac, on part pour Eymoutiers, la route sinue continuellement sous la voûte des bois ; vers Felletin et Aubusson, elle s’élève en lacets entre les landes et les tourbières, s’efface, aux mauvais jours, sous la neige. Je persiste : un pommier aux branches duquel pendent quelques fruits chétifs revêt, dans ce contexte, une apparence légèrement miraculeuse.
IPNS - Vos liens avec le plateau ont-ils évolué au cours de votre vie ? Et qu’en est-il aujourd’hui ?
P. B. - Comment des rapports qui procèdent de la nature des choses pourraient-ils varier ? Le plateau devient chaque année plus silencieux et sombre, plus sévère, parce que sa population s’amenuise dramatiquement tandis que les bois gagnent. Quant à nous, le temps qui passe agit comme un puissant révélateur. Il souligne nos contours véritables, sépare l’être qu’on est de ce que par inexpérience, légèreté, on avait pris pour lui et qui ne lui appartenait pas vraiment.
Lorsque je reviens, chaque année, sur les hauteurs, c’est comme la première fois. Je me sens étranger, autre, effarouché mais tenu, par une raison que la raison ignore, d’être là et pas ailleurs.
IPNS - "Votre" plateau par bien des aspects est très différent du "nôtre"… Le plateau immémorial que vous dépeignez est mort et seul ce plateau là vous intéresse en tant qu’écrivain. Vous vous en êtes fait le mémorialiste et votre œuvre en est comme l’oraison funèbre. Mais y-a-t-il un second Pierre Bergounioux qui regarderait le plateau de façon plus contemporaine et qui percevrait un "plateau vivant" ?
P. B. - Ce qu’on pense se déduit de ce qu’on fait. Je passe onze mois sur douze aux portes de Paris où la fin des terroirs, la mise en sommeil des mauvaises terres ont conduit leurs occupants. Lorsque je suis en Corrèze, ce sont des fantômes, du passé que je retrouve. L’existence lointaine, seconde que je mène donne à Millevaches une réalité intermittente, mélancolique, abolie ou rêvée. Mais je sais parfaitement quelle consistance solide, authentique, économiquement fondée, lui trouvent les forestiers occupés d’un bout à l’autre de l’année à couper les bois. Je ne doute pas que cette étendue soit chargée de significations, d’échos vivants, d’espérance et de joie pour ses actuels habitants. Notre être est dans le devenir. Le plateau existe deux fois, en tant que tel, dans son épaisseur matérielle, et puis dans l’idée qu’on s’en fait. La mienne relève du passé, de l’éloignement, la vôtre de maintenant, de l’immédiateté. Elles ne s’excluent pas. Elles se complètent.
Si vous n’avez jamais lu Bergounioux, commencez par lire Miette (en poche chez Folio). D’abord parce que c’est le livre que Bergounioux dédie au plateau, ensuite parce que c’est celui qui, au travers des vies qu’il relate, nous permet d’approcher l’œuvre de l’écrivain de la façon la plus accessible. Pour aller plus loin et selon vos goûts, vous pouvez lire Un peu de bleu dans le paysage ou Le chevron pour suivre le filon corrézien de l'auteur (tous deux aux éditions Verdier). Si vous préférez le suivre dans les méandres de son enfance, commencez par La maison rose, très beau texte qui montre le monde des adultes par les yeux d’enfant de Bergounioux. Continuez avec C’était nous, La Toussaint ou La bête faramineuse, ce dernier livre nous ramenant sur le plateau (ces quatre ouvrages aux éditions Gallimard).
Si l'univers de Bergounioux vous a captivé, vous pourrez alors l'écouter vous parler de ses "héritages", tout ce qui l'a constitué, et qu'il raconte merveilleusement dans un dialogue avec son frère Gabriel (ce livre intitulé Pierre Bergounioux, l'héritage, vient de paraître aux éditions Les Flohic. C'est un ouvrage passionnant et abondamment illustré qui donne toutes les clés de son œuvre).
Enfin, signalons la parution aux éditions Mille Sources de l'ouvrage de Vincent Pélissier : Autour du grand plateau. Il s'agit d'une approche critique de l'œuvre de cinq écrivains inspirés par le Limousin, et en particulier par le plateau : Alain Lercher, Jean Paul Michel, Pierre Michon, Richard Millet et… Pierre Bergounioux. (Ed. Mille Sources, Société des Lettres, Sciences et Arts de la Corrèze, BP 102, 19003 Tulle cedex 10 ).