Autrefois, il y a bien longtemps de cela, les habitants de Peyrelevade s’étaient aperçus que, certains soirs où la nuit était particulièrement noire, une clarté vacillante semblait venir d’un point situé sur les bords de la Vienne, au bas du bourg, à proximité de la route se dirigeant sur Saint-Merd les Oussines. Un passant avait affirmé qu’il s’agissait de la flamme d’une bougie posée sur le socle de la croix appelée "Croix du Mouton", à cause de son piédestal en granit sculpté représentant effectivement cet animal, doté d’une splendide paire de cornes. Que faisait là cette bougie, et qui donc venait subrepticement la poser en ce lieu isolé ? La curiosité des Peyrelevadois se trouvait de plus en plus aiguisée au fur et à mesure que se succédaient apparitions et disparitions. Comme toujours en pareil cas, un jour des téméraires se font connaître, qui affirment qu’une sortie de reconnaissance s’impose la prochaine nuit où la flamme de la mystérieuse bougie apparaîtra. Des solides gaillards qui n’ont pas froid aux yeux et ne craignent ni le Bon Dieu ni encore moins le Diable ! Il y a Pierrou, Jeantounot, Léonardou, un ancien scieur de long qui serait capable de vous transporter la croix et son socle – qui font bien leurs cinq cent livres ! - à bout de bras, si on le lui demandait. C’est lui, semble t-il, fanfaron, qui a affirmé vouloir la rapporter avec lui.
La nuit vint. Sur le coup des minuit ils quittent le bourg et se dirigent d’un pas mal assuré en direction de la lueur de la bougie. Dieu qu’il fait noir ! Le clapotis des eaux de la paisible Vienne, auquel s’ajoute le frémissement léger du vent dans les vergnes qui la jouxtent, leur procure une étrange et pénible sensation. Et puis ils voient la bougie, la mystérieuse bougie dont la flamme se tord convulsivement sous l’effet du vent nocturne. Ils approchent en retenant leur respiration. Un instant d’hésitation, ils s’arrêtent à une quinzaine de mètres. Lequel des trois va s’aventurer : Léonardou bien sûr, lui qui s’est vanté de l’arracher toute allumée de ses mains puissantes comme des battoirs de lavandières. Il se détache de ses amis, se dirige vers la croix. À quatre ou cinq pas il s’immobilise, une terrible sensation de chaleur lui brûle les yeux. Il tourne son visage de côté, avance un peu plus, s’impose de regarder à nouveau : une douleur insoutenable le saisit, il ne voit plus qu’un écran noir devant ses yeux, une force incroyable le projette en arrière. Il se retrouve alors avec ses compagnons à qui il explique le phénomène. Tous sont pris d’une peur panique qui les conduit à quitter les lieux au plus vite. Ils portent presque Léonardou qui se tord de douleur, ses deux mains plaquées sur ses yeux.
Le lendemain qu’apprennent-ils ? Léonardou est chez lui, alité, devenu soudainement aveugle !
Quelle affaire dans le pays lorsqu’on apprendra ! On est tout près de se gausser des vantards et de leur malencontreuse aventure qu’on feint de ne pas croire. Pourtant, s’ils ne veulent pas passer pour des poules mouillées, ils se doivent sans retard de renouveler leur exploit. Après tout, y a t-il bien une relation entre la soudaine cécité de Léonardou et la flamme de la bougie ? N’ont-ils pas été le jouet d’une hallucination collective ?
La nuit qui suivra, voici Pierrou et Jeantounot de nouveau sur le chemin qui mène à la Croix du mouton. La bougie est bien là, comme l’autre nuit, pas de doute possible ! Lequel des deux va s’aventurer vers elle ? Ce sera Jeantounot. Le désir de “faire l’homme”, comme on dit au pays, le ferait se jeter dans le feu. Il progresse avec précaution comme il l’a vu faire à Léonardou, s’approche. La bougie n’est plus qu’à cinquante centimètres de sa main tendue, il croit la partie gagnée. Soudain ? … Une atroce douleur lui paralyse le bras ! Dans le même temps une poussée extraordinaire le propulse en arrière. Et il se retrouve, hurlant de douleur, dans les bras de Pierrou médusé !
Le lendemain tout Peyrelevade apprendra que Jeantounot, dans la nuit, a été victime d’une attaque qui lui a paralysé le bras ainsi que tout un côté du corps.
Pierrou reste seul ce coup-ci à savoir ce qui s’est réellement passé. Il ne sait que penser de tout cela. Une peur inconnue l’habite. Et puis voici, comme un fait exprès, qu’après quelques nuits d’absence, la flamme de la bougie réapparaît, comme pour le narguer et afficher sa détermination. Il ne sait que faire, Pierrou, partagé entre le désir d’oublier cette sombre histoire, et en même temps, curieux d’élucider l’étrange phénomène. Après de nombreuses hésitations, il se décide une nuit à partir. Il avance, la peur au ventre, mais bien décidé d’aller jusqu’au bout. Il fonce, sans hésitations, droit sur la bougie, tend la main, arrache celle-ci d’un brusque revers. Elle lui échappe, roule et se perd dans l’herbe éparse. C’est nuit noire soudain autour de lui. Le vent se tait, une obscure chape de plomb semble s’appesantir sur toutes choses. Pierrou regagne avec peine son domicile, l’esprit absent. L’idée d’avoir réussi à arracher la fameuse bougie ne lui procure aucune satisfaction. Il se met au lit. Il n’en ressortira jamais plus.
À quelques jours de là, tous les habitants de Peyrelevade apprendront que Pierrou est décédé, soi-disant après d’atroces souffrances, sans qu’on ait pu connaître la nature de son mal.
Que dire de plus ? Cette histoire qui n’a pas eu de témoins est une légende, qui véhicule en elle une morale. Elle se veut d’enseigner aux hommes modestie et humilité. Des vertus qui leur font souvent défaut. De leur rappeler enfin qu’il existe, quelque part dans l’au-delà, des puissances contre lesquelles ils ne peuvent rien et qui leur échapperont toujours… Ainsi que la bougie de la Croix du mouton, que plus jamais personne ne vit briller au cours des nuits sans lune…