Rares sont les personnes qui, même en Limousin, sont capables de témoigner de ce qu'a été le Pays de Vassivière avant l'inondation par EDF en 1951 de deux vallées. Le paysage est un phénomène qui laisse peu de traces. Il est dans la nature de la nature d'être évolutive. Et la mémoire des hommes ne pallie que très imparfaitement la tendance de Cybèle à s'oublier...
Pourtant, comme nombre de régions françaises au lendemain de la Révolution industrielle, le Limousin a connu des mutations importantes qui auraient dû nous offrir matière à distinguer paysages “traditionnels” et paysages “modernes”, voire “contemporains”. Aux paysages de landes (essentiellement de bruyères) s'étendant à perte de vue, au découpage des terres en exploitations modestes mais nombreuses dans lesquelles, avant le remembrement, se pratiquait une agriculture de subsistance (petit élevage, légumes, seigle, etc.), et au système de rigoles et de pêcheries grâce auxquelles les fermiers préservaient les prés d'un excès d'humidité, ont succédé des paysages de routes goudronnées, de bois et de lacs d'autant plus difficiles à identifier comme récents que leurs composants dominants, l'eau (celle des lacs artificiels notamment), les arbres (essentiellement des résineux exploités selon le principe de la monoculture intensive) et les hommes (souvent enfants et petits-enfants des paysans poussés naguère à l'exode par l'industrialisation et le remembrement) semblent avoir toujours été là et, par nature, ne sont pas assimilés aux mutations de l'ère industrielle.
C'est pourtant un des caractères du nouveau Pays de Vassivière d'avoir été “sculpté” dès l'après-guerre par des ingénieurs de l'équipement, des eaux et forêts ou de l'EDF auxquels ont succédé ensuite, toutes sortes de professionnels au premier rang desquels les spécialistes du tourisme puis récemment de l'art contemporain. Le barrage achevé en 1951 par la société nationalisée Electricité de France constitue la première “œuvre” de ce “work in progress”. Le pont en béton permettant d'accéder à l'île artificielle sur laquelle se trouve à présent le parc de sculptures est la seconde “œuvre” remarquable de ce site. Ces deux ouvrages dévolus à l'utilité, ces deux équipements sans grâce ni laideur, peuvent être regardés aujourd'hui comme d'intéressants témoignages d'une époque, l'après-guerre, et d'un style, celui de la reconstruction.
Ces deux réalisations montrent en effet que la France rurale ne fut pas tenue à l'écart des grands programmes de modernisation lancés par le Général de Gaulle au lendemain de la seconde guerre mondiale. Dans ce sens, et ceci dit sans aucune ironie, l'intérêt du barrage et du pont qui mène à l'île de Vassivière est sans doute aussi grand que celui de bien des monuments historiques signalés dans la même région. Ils nous conduisent à effectuer un travail d'historicisation que la proximité de la période concernée (les Trente Glorieuses) pourrait rendre impossible (les hommes n'aiment que les lointains) si la visibilité un peu grotesque de ces deux “ouvrages d'art” ne suscitait quelques questions. Ainsi, ces deux constructions posées sur l'eau comme deux cheveux sur la soupe renvoient-elles de façon utile à l'indissociabilité de la culture urbaine (celle qui produisit les tours et les barres des grandes villes françaises) et de la culture rurale (plus sporadiquement marquée il est vrai par l'empreinte du béton armé). Autrement dit, ce barrage et ce pont attestent que ce sont des ingénieurs issus des grandes villes et formés depuis le siècle de Colbert par une puissante administration publique centralisée qui, autant sinon plus que les " paysans ", ont donné à la campagne française le visage que nous lui connaissons.
En fait, le Pays de Vassivière n'a pas changé de “nature” mais d'économie, et par voie de conséquence d'économie d'échelle. On y trouve toujours de l'eau, des arbres et des hommes mais en plus grande quantité et sous des formes affinées ou polluées (selon le point de vue adopté). Du reste, le destin du Pays de Vassivière est celui de nombreuses campagnes. La mondialisation des enjeux, l'urbanisation grandissante des zones rurales, le développement des techniques (notamment en matière d'infrastructures routières et d'exploitations forestières) et les mouvements de population sont à l'origine de sa transformation. D'une certaine façon, le Pays n'a pas perdu sa spécificité, mais celle-ci est sensiblement différente de ce qu'elle fut naguère. Il demeure original, mais au prix de nombreuses et inévitables concessions aux nouvelles lois de l'économie planétaire auxquelles nulle région du monde, même au plus secret de l'archipel Polynésien, ne peut échapper désormais.
L'économie et la politique constituent depuis l'époque moderne les principaux agents de transformation des paysages. Dans un texte sur la peinture flamande des XVIème et XVIIème siècles, Roland Barthes fait remarquer qu'il n'y a pas de représentation possible de la nature dans les anciennes Provinces-Unies hors d'une représentation même discrète des signes de l'économie capitaliste naissante. L'écrivain qui s'intéresse par ailleurs au tourisme et à son impact sur notre manière de percevoir les paysages remarque que tout objet, et indirectement nombre de paysages, renvoient dans la peinture flamande à l'usage de la nature comme marchandise. Or, cette instrumentalisation capitaliste de la nature n'est réductible ni à un pays ni à une époque. S'il y a mis un peu plus de temps que le paysan hollandais, le paysan de Vassivière n'a pas manqué de muter lui aussi en ingénieur puis en tour operator pour contribuer au “développement” de son Pays et échapper ainsi à la pauvreté. Son métier s'est diversifié, sa dépendance vis-à-vis de l'environnement se mesure désormais à l'aune d'un contexte global et non plus, comme naguère, en fonction de la seule référence aux équilibres locaux. Ses activités traditionnelles, l'agriculture et l'élevage, se sont modernisées. Il a dû se reconvertir à des activités hier encore impensables. Parmi celles-ci, on retiendra en particulier les services, le tourisme et l'exploitation des nouvelles ressources énergétiques que sont l'uranium et l'eau.
Chaque région, chaque monument, chaque événement vise un public particulier. L'île et le lac de Vassivière ne sont ni Isola Bella sur le Lac Majeur, ni l'île Saint-Pierre sur le Lac de Bienne. Les touristes ciblés par les organismes de promotion du Pays de Vassivière (essentiellement le SYMIVA qui gère les abords du lac depuis 1965) correspondent en fait aux classes moyennes, voire aux populations socialement défavorisées qui ne peuvent s'offrir de vacances dans des régions touristiquement plus dans le vent (au propre comme au figuré). Autrement dit, le Pays de Vassivière offre un profil de paysage homothétique du profil de la population à laquelle il s'adresse. Celle-ci se constitue essentiellement de citadins habitant la périphérie des grandes villes qui savent pouvoir trouver à Vassivière grâce à la présence du lac et aux efforts soutenus des organismes aménageurs, des vacances bon marché ainsi que le charme un peu bizarre d'un environnement offrant les commodités de la mer à la montagne, voire de la ville à la campagne.
A présent, les ingénieurs spécialistes du tourisme, d’EDF, de l’Office National des Forêts ou de l’Equipement ont quasiment bouclé leurs programmes. Tant en matière d’image publicitaire que de ressources du sol, les uns et les autres sont quasiment venus à bout du potentiel local. Le Pays de Vassivière est sur le point de se constituer en un écosystème sans surprise, en une sorte de friche ni tout à fait naturelle ni tout à fait industrielle. Le lac et ses abords ont apporté ainsi leur contribution à l’invention d’un paysage “moyen”, mixte d’urbanité et de ruralité, autrement dit d’un paysage “rurbain”.
La campagne urbanisée dont les nombreux signes (panneaux publicitaires, mobilier urbain, etc.) se retrouvent à présent autour du lac.
Guy Tortosa
La passerelle de Mme Pascal conduisant à l’île (vers 1950) Photo : Henri Vallade
Au Lac du Chamet (vers 1950) Photo : Henri Vallade