Le pays de Millevaches : très longtemps, dans mon esprit, il ne faisait aucun doute qu’il ne pouvait s’agir que d’un lieu désolé fait de landes tourbeuses peuplées d’ajoncs, de cimes arrondies garnies de bruyère et de quelques genévriers rabougris ; avec cependant quelques rares bergères portant quenouille… Je tenais ces clichés de mes lectures scolaires dans un livre de géographie de Léon Dautrement, intitulé : “Le Limousin et LE PAYS CORREZIEN”, édité par l’imprimerie Eyboulet à Ussel en… 1936. Pendant plusieurs décennies ce fut dans ce livre que les écoliers du CM2 apprirent, et retinrent – probablement ! - les dures réalités du pays de Millevaches ! Des réalités qui n’en étaient pas tout à fait, mais qui leur ressemblaient.
Il faut dire qu’un Britannique, Arthur Young, au cours de ses “Voyages en France”, était déjà passé par-là et avait établi ce triste constat. De même que le géographe Ardouin-Dumazet. Avec son livre, “Mon Limousin”, Mgr Coissac caricaturait de son côté, de belle manière, la “Montagne Limousine” et ses paysans. Bref, la cause était entendue. C’est un peu pour cela que l’administration territoriale de l’époque, ameutée par cet alarmant état des lieux, en ce début du vingtième siècle, dépêcha sur place un de ses plus éminents ingénieurs des Eaux et forêts, Marius Vazeilles, afin qu’il tente de sauver ce pays en perdition. On connaît le reste…
A la conquête de Taphaleschat...
Sans vouloir m’identifier à cet homme valeureux que, par ailleurs, j’ai bien connu et pour qui je garde une profonde estime, je dirais que la démarche qui me conduisait à “pénétrer” au cœur du pays de Millevaches, procédait quelque peu du même postulat ! Mon rôle à moi était beaucoup plus modeste. Travaillant pour le compte du Syndicat Départemental Ovin – rattaché à la FNO (Fédération Nationale Ovine) -, en liaison avec la Chambre d’agriculture de la Corrèze, j’avais à effectuer des opérations de contrôle sur les agneaux (pesées périodiques) nés de brebis de race limousine, afin de déceler les sujets les plus performants en raison de leur gain de croissance, et de sélectionner ainsi, de façon plus “technique”, les mères reconnues les meilleures en matière de valeur laitière, fécondité, prolificité, etc. ; des qualités intrinsèques que cette race portait naturellement en elle, mais que ces contrôles d’aptitudes permettaient d’affiner en utilisant leurs caractères génétiques. Par ailleurs, cette opération visait à promouvoir la race ovine Limousine, et la mise en marché de ses produits femelles ; un courant commercial existait déjà depuis très longtemps, attesté par les fameuses foires aux moutons de Feniers et de Millevaches.
C’est pour cela qu’un jour de l’hiver 1963/64, avec ma petite Dauphine achetée d’occasion, lestée d’une bascule logée dans son coffre à l’avant, j’embarquais pour les Hautes terres du Millevaches. Je pense que c’était la première fois que j’allais franchir les limites du territoire de la commune de Sornac. J’avais la liste des élevages que je devais visiter. J’étais quelque peu inquiet. Il y avait de la neige, et plus j’avançais et plus la couche augmentait. Je devais me rendre à Taphaleschat, un village sur la commune de Saint Sulpice les bois. L’aubergiste du pays, le brave Victor Delpastre, surnommé aussi le Gaulois, qui n’allait pas tarder à devenir un de mes familiers, avait émis des doutes sur mes chances d’accéder, “par un temps pareil”, en ce lieu réputé depuis toujours comme l’un des plus inaccessibles de la montagne limousine ! Jugez un peu mon désarroi, moi, le néophyte ! Pourtant il n’était pas question de rebrousser chemin. Valeureuse Dauphine dont la traction située à l’arrière, ainsi que son moteur, permettait un “accrochage” sans pareil à la chaussée, au détriment de la stabilité avant, il faut bien le dire ! Les quatre ou cinq kilomètres à parcourir, à partir de la départementale, sur une “charrière” tortueuse au possible, parsemée de creux et de bosses que la neige n’était pas parvenue à uniformiser, me parurent interminables. Pour escalader les raidillons, je devais m’y reprendre en plusieurs fois, lancer le moteur plein pot, foncer comme avec un bouclier pour forcer l’amas neigeux qui se formait devant le capot. Conséquence imparable : ma voiture effectuait une brusque volte-face ! Alors ? …
Alors il me fallait sortir, prendre la pelle, dégager les roues, tenter de la remettre dans la bonne direction ! Même pas question de tenter d’abandonner ! Au point où j’en étais rendu, inutile de reculer, je devais continuer. En moi-même je pestais contre ces sacrés moutons, ce village du bout du monde ! Je me souvenais certaines confidences de Marius Vazeilles m’évoquant ses premières visites aux paysans du plateau, en bicyclette, voire à pied ! L’époque héroïque, quoi ! Mais plus de cinquante ans après ? … Et pas une âme en vue, pas même un animal, rien. Un paysage sans visage englouti sous la neige, amorphe ! Pas possible que des gens civilisés habitent un tel lieu … Après maintes embardées, j’arrivais…Enfin ! Je crois bien que je terminais les derniers mètres à pied ! Surprise ! Le village avait belle apparence avec ses belles et solides constructions de granit, coiffées d’ardoises. La neige avait été dégagée alentour. Des hommes s’employaient encore à parfaire ce travail en parlementant tranquillement entre eux. Ils m’avaient vu venir de loin, et s’avancèrent à mon devant. Je fulminais intérieurement contre eux, me disant qu’ils eussent été mieux inspirés de dégager le chemin plutôt que de perdre leur temps à remuer une neige inutile ! “Avec ce temps, on ne pensait pas que vous seriez venu”. La minute d’après j’étais assis sur un banc de bois, face à une table, avec devant moi tout ce qu’il fallait pour remédier à une fringale d’au moins huit jours ; soutenir un siège pour le moins d’égale durée !
Des cochonnailles en veux-tu en voilà ! La bouteille de vin, une de cidre. “Notre pain est un peu dur, ça fait quinze jours qu’on n’a pas chauffé le four. Si on avait su !”. Ils s’excusaient les braves gens. Ils s’excusaient aussi de ne pas avoir tenté d’ouvrir le chemin, mais vrai ! ils ne m’attendaient pas ! De toute façon, la neige, l’hiver, eux, ils connaissaient et s’en accommodaient, comme ils s’accommodaient, selon les apparences, de toutes les autres manifestations du temps ou des évènements pouvant survenir. L’habitude ! Comme si leur village de Taphaleschat se fut trouvé, tel un îlot perdu isolé en plein Pacifique ! J’eus droit au chapitre des fameuses neiges d’antan qui rendaient les sorties impossibles autrefois, autrement qu’à pied. Et ce, pendant plusieurs mois d’hiver ! Par contre, à leurs yeux, je venais tout simplement d’accomplir un exploit. Toute la maisonnée s’empressait pour m’assister, veiller à ce que je ne manque de rien. J’avais bien du mal à placer une parole afin de me présenter, d’expliquer en quoi consistaient “les contrôles de performances ovins” que je mettais en place. Le fait que je leur dise que j’étais paysan moi-même, avant d’être “technicien”, cela les comblait d’aise : “Vous nous comprenez, vous, au moins, c’est pas comme les autres…”. Combien de fois entendrai-je par la suite cette réflexion qui, d’emblée, m’ouvrait les portes et contribuait à faciliter ma tâche.
Lorsque je dus repartir, bien restauré, mon travail effectué, malgré la perspective d’avoir de nouveau à affronter la neige, j’avoue que mon appréhension de l’aller avait en partie disparue. Il est vrai que je n’avais pu empêcher mes hôtes de venir m’ouvrir la marche avec leur tracteur, équipés de pelles et d’une chaîne, pour le cas où il eut fallu m’extraire d’un fossé. Car pour lors, c’était eux qui s’inquiétaient pour moi de mon retour. J’avais eu beau insister.
“Il en serait parler qu’on vous laisse repartir comme ça, m’avaient-ils dit ! Une fois sur la route de Saint Sulpice, ça ira. Et puis, les Ponts auront sûrement passé le chasse-neige”. Non, à cette époque, cette administration ne dégageait pas leur route, c’est eux-mêmes qui se débrouillaient…
René Limouzin
René Limouzin est l’auteur de nombreux livres qui se déroulent sur le Plateau. Son dernier ouvrage “Figures de chez nous”, relatait ses rencontres avec des personnages de la région. Son prochain roman aura pour cadre le pays de Vassivière.