Le bénévolat est un des moteurs essentiels de la vie associative. Mais comme il ne se traduit jamais en termes financiers, il n’existe tout simplement pas aux yeux des comptables de la nation. C’est entre autre pour remédier à cette cécité de la collectivité que le Secrétariat d’Etat à l’économie solidaire a commandé à Patrick Viveret, haut fonctionnaire à la cour des comptes, un rapport sur le thème “reconsidérer la richesse”. Il s’agit de rendre lisible et ainsi de reconnaître la contribution du travail des associations à la richesse collective. Dans un rapport d’étape remis en janvier 2001, Patrick Viveret dresse le constat de cette ignorance des économistes. Pire, explique-t-il : sont considérées comme sources de richesse les catastrophes qui génèrent des réparations, donc des activités… qui, elles, sont comptabilisées dans nos indicateurs économiques, au premier rang desquels le PIB.
Dans la plupart des dossiers qui ont été au cœur des débats publics ces derniers mois, de la vache folle à l’Erika, de l’amiante aux accidents de la route, des conséquences de la grande tempête de décembre 1999 à la crise des carburants de l’automne 2000, il y a toujours un élément commun que l’on oublie curieusement de rappeler : ces catastrophes sont des bénédictions pour notre Produit Intérieur Brut, ce chiffre magique dont la progression s’exprime par un mot qui résume à lui tout seul la grande ambition de nos sociétés matériellement développées et éthiquement sous développées : LA CROISSANCE !
Car les centaines de milliards que coûtent à la collectivité ces destructions humaines et environnementales ne sont pas comptabilisées comme des destructions mais comme des apports de richesses dans la mesure où elles génèrent des activités économiques exprimées en monnaie. Les 120 milliards de coûts directs des accidents de la route (qui en génèrent le triple en coûts indirects), pour ne prendre que ce seul exemple, contribuent à la croissance de notre PIB. A supposer que nous n’ayons aucun accident matériel ou corporel, ni morts ni blessés sur les routes de France l’année prochaine, notre PIB baisserait de manière significative, la France perdrait une ou plusieurs places dans le classement des puissances économiques et l’on verrait nombre d’économistes nous annoncer d’un ton grave que la crise est de retour. Et la situation serait pire si disparaissaient également de ces étonnantes additions une part des 170 milliards induits par les effets sur la santé de la pollution atmosphérique, les dizaines de milliards que vont coûter la destruction des farines animales, les quelques cent milliards qu’ont généré les destructions de la tempête de l’hiver dernier et d’une manière générale tout le plomb des destructions sanitaires, sociales ou environnementales qui ont cette vertu de se changer en or par l’alchimie singulière de nos systèmes de comptabilité.
Dans le même temps, toutes les activités bénévoles qui, grâce en particulier aux associations loi 1901, ont permis d’éviter ou de limiter une partie des effets de ces catastrophes, par exemple en allant nettoyer les plages polluées ou en aidant gratuitement des handicapés, n’ont, elles, permis aucune progression de richesse et ont même contribué à faire baisser le PIB en développant des activités bénévoles plutôt que rémunérées. Autant dire que nous marchons sur la tête et que dans le même temps où l’on célèbre le rôle éminent des associations à l’occasion du centenaire de la loi de 1901, nous continuons à les traiter comptablement, non comme des productrices de richesses sociales mais comme des “ponctionneuses de richesse économique” au titre des subventions qu’elles reçoivent. Notre société, malgré ses déclarations de principe, facilite beaucoup plus le “lucra-volat”, la volonté lucrative, que le bénévolat, la volonté bonne ; et il arrive trop souvent que ce qu’on pourrait appeler le “male-volat” ou volonté mauvaise, sous ses formes diverses, bénéficie de l’argent des contribuables comme en témoignent les exemples récents de pactes de corruption en vue de détourner les marchés publics. Il est donc plus que temps de nous atteler à ce chantier considérable du changement de représentation de la richesse et de la fonction que joue la monnaie dans nos sociétés. C’est pour l’économie sociale et solidaire un enjeu décisif et pour le mouvement associatif une occasion à saisir. Ils s’inscrivent en effet dans une histoire où le choix de la coopération, de la mutualisation, de l’association se veut prioritaire. C’est pour eux un piège mortel que de laisser s’imposer des critères qui ignorent les enjeux écologiques et humains et valorisent des activités destructrices dès lors qu’elles sont financièrement rentables. Il leur faut au contraire reprendre l’initiative et être aux premiers rangs de l’émergence d’une société et d’une économie plurielle face aux risques civilisationnels, écologiques et sociaux que véhicule la “société de marché”.
Patrick Viveret
Ce texte est extrait du rapport de Patrick Viveret. Nous le remercions de nous avoir autorisé à le reproduire. On peut lire l’intégralité de son rapport dans le n° 70 de la revue “Transversales, Science/Culture”, 21 Bd de Grenelle, 75 015 Paris (10,67 euros port compris).
- 1960-1985 : le démarrage du boom associatif
En 1986, Charles Rousseau, actif militant de l’association des Plateaux limousins et cheville ouvrière des “Fêtes du Plateau ” organisées de 1976 à 1986, étudiait déjà le phénomène associatif du Millevaches. Son enquête s’intéressait aux associations créées de 1960 à 1985 sur 106 communes. En relisant aujourd’hui son étude, on perçoit déjà les évolutions ultérieures mises en évidence par l’enquête d’Olivier Davigo.
Charles Rousseau notait ainsi l’accélération du phénomène au cours des années 70 : “Entre 1960 et 1970, écrivait-il, 150 associations se sont créées, soit une moyenne de 15 par an ; entre 1970 et 1980, 289 associations se sont créées, soit une moyenne de 29 créations par an ; entre 1980 et 1984 (en 5 ans seulement), 214 associations se sont créées, soit une moyenne de 43 par an. (…) Le plateau de Millevaches n’est donc pas à l’écart d’une évolution générale en France : il est même en flèche”.
Il relevait également “le développement chez nous, après 1973, des associations ayant pour but l’animation de la vie locale, la défense des sites et de l’habitat, le développement économique”. Il concluait : “Il y a dans ces chiffres, deux évidences : un grand élan pour le bénévolat depuis trois lustres, contrairement à ce que prétendent les pessimistes ; un besoin renouvelé de prendre en charge les problèmes locaux, ce qui est une marque d’identification à son petit pays”.
Ressortait encore de son étude statistique que les créations d’associations sur le Plateau, ramenées au nombre d’habitants étaient largement supérieures à la moyenne nationale : “Pour l’ensemble du plateau, le pourcentage d’associations créées en 25 ans par 100 habitants est de 1,6 % (France : 1 %) – avec des pointes supérieures à 2 % comme dans les cantons de Royère et Gentioux. Ce taux important est le signe d’une forte propension de l’esprit communautaire à manifester sa cohésion”.
L’étude de Charles Rousseau a été publiée dans “Limousin et Limousins, image régionale et identité culturelle”, sous la direction de Maurice Robert, SELM, 1986, pages 207 à 236.